Tuesday, August 29, 2006

UNE AUTRE VILLE POUR UNE AUTRE VIE (CONSTANT, 1959)




La crise de l'urbanisme s'aggrave. La construction des quartiers, anciens et nouveaux, est en désaccord évident avec les modes de comportement établis, et d'autant plus avec les nouveaux modes de vie que nous recherchons. Une ambiance morne et stérile de notre entourage en résulte.

Dans les vieux quartiers, les rues ont dégénéré en autostrades, les loisirs sont commercialisée et dénaturés par le tourisme. Les rapports sociaux y deviennent impossibles. Les quartiers nouvellement construits n'ont que deux thèmes qui dominent tout: la circulation en voiture, et le confort chez soi. Ils sont la pauvre expression du bonheur bourgeois, et toute préoccupation ludique en est absente.

Se trouvant devant la nécessité de construire rapidement des villes entières, on est en train de bàtir des cimetières en béton armé ou de grandes masses de la population sont condamnées à s'ennuyer à mort. Or, à quoi servent les inventions techniques les plus étonnantes, que le monde voit à sa disposition en ce moment, si les conditions manquent pour en tirer profit, si elles n'ajoutent pas aux loisirs, si l'imagination fait défaut ?

Nous réclamons l'aventure. Ne la trouvant plus sur terre, certains s'en vont la chercher sur la lune. Nous misons d'abord et toujours sur un changement sur terre. Nous nous proposons d'y créer des situations, et des situations nouvelles. Nous comptons rompre les lois qui empêchent le développement d'activités efficaces dans la vie et dans la culture. Nous nous trouvons à l'aube d'une ère nouvelle, et nous essayons d'esquisser déjà l'image d'une vie plus heureuse et d'un urbanisme unitaire; l'urbanisme fait pour plaire.




Quartier d'une ville traditionelle. Espace quasi social: la rue. Les rues, logiquement formées pour la circulation, sont utilisées en marge comme lieu de rencontre.

Notre domaine est donc le réseau urbain, expression naturelle d'une créativité collective, capable de comprendre les forces créatrices qui se libèrent avec le déclin d'une culture basée sur l'individualisme. Nous sommes d'avis que les arts traditionnels ne pourront pas jouer de róle dans la création de l'ambiance nouvelle dans laquelle nous voulons vivre.

Nous sommes en train d'inventer des techniques nouvelles; nous examinons les possibilités qu'offrent les villes existantes; nous faisons des maquettes et des plans pour des villes futures. Nous sommes conscients du besoin de nous servir de toutes les inventions techniques, et nous savons que les constructions futures que nous envisageons devront être assez souples pour répondre à une conception dynamique de la vie, créant notre entourage en relation directe avec des modes de comportement en changement incessant.

Ville verte. Unités d'habitation isolées. Espace social minimum: les rencontres ne se font que par hasard et individuellement, dans les couloirs ou dans le parc. La circulation domine tout.


Notre conception de l'urbanisme est donc sociale. Nous nous opposons à la conception d'une villle verte, ou des gratte-ciel espacés et isolés doivent nécessairement réduire les rapports directs et l'action commune des hommes. Pour que la relation étroite entre l'entourage et le comportement se produisent, l'agglomération est indispensable. Ceux qui pensent que la rapidité de nos déplacements et la possibilité de télé-communications vont dissoudre la vie commune des agglomérations, connaissent mal les vrais besoins de l'homme. Contre l'idée d'une ville verte, que la plupart des architectes modernes ont adoptée, nous dressons l'image de la ville couverte, ou le plan des toutes et des bâtiments séparés, a fait place à une construction spatia1e continue, dégagée du sol, qui comprendra aussi bien des groupes de logements, que des espaces publics (permettant des modifications de destination selon les besoins du moment). Comme toute circulation, au sens fonctionnel, passera en dessous, ou sur les terrasses au-dessus, la rue est supprimée. Le grand nombre de différents espaces traversables dont la ville est composée, forment un espace social compliqué et vaste. Loin d'un retour à la nature, de l'idée de vivre dans un parc, comme jadis les aristocrates solitaires, nous voyons dans de telles constructions immenses la possibilité de vaincre la nature et de soumettre à notre volonté le climat, l'éclairage, les bruits, dans ces différents espaces.

Est-ce que nous entendons par cela un nouveau fonctionnalisme, qui va mettre encore plus en évidence la vie utilitaire idéaiisée? Il ne faut pas oublier que, les fontions une fois établies, le jeu leur succède. Depuis bien longtemps, l'architecture est devenue un jeu de l'espace et de l'ambiance. La ville verte manque d'ambiances. Nous voulons, au contraire, nous en servir plus consciemment; et qu'elles correspondent à tous nos besoins.

Les villes futures que nous envisageons offriront une variabilité inédite de sensations dans ce domaine, et des jeux imprévus deviendront possibles par l'usage inventif des conditions matérielles, comme le conditionnement de l'air, la sonorisation et l'illumination. Déjà, des urbanistes étudient les possibilités d'harmoniser la cacophonie qui règne dans les villes actuelles. On ne tardera pas à trouver là un nouveau domaine de création, tout comme dans bien d'autres problèmes qui vont se présenter. Les voyages dans l'espace, qui s'annoncent, pourraient influencer ce développement, parce que les bases que l'on établira Sur d'autres planètes poseront immédiatement le problème de cités abritées, qui seront, peut-être, le type de notre étude de l'urbanisme futur.


Principe d'une ville couverte. "Plan" spatial. Habitation collective suspendue; étendu sur toute la ville et séparée de la circulation, qui passe en-dessus et au-dessus.

Avant tout, cependant, la diminution du travail nécessaire pour la production, par une automation étendue, créera un besoîn de loisirs, une diversité de comportements et un changement de nature de ceux-ci, qui mèneront forcément à une nouvelle conception de 1'habitat collectif ayant le maximum d'espace social, contrairement à la conception d'une ville verte ou l'espace social est réduit au minimum. La ville future doit être conçue comme une construction continue sur piliers, ou bien comme un système étendu de constructions différentes, dans lesquelles sont suspendus des locaux pour logement, agrément, etc., et des locaux destinés à la production et à la distribution, laissant le sol libre pour la circulation et les réunions publiques. L'application de matériaux ultralégers et isolants, comme on en expérimente actuellement, permettra une construction légère et des supports très espacés. De telle manière que 1'on pourra constituer une ville de plusieurs couches : sous-sol, rez-de-chaussée, étages, terrasses, d'une étendue qui peut varier de celle d'un quartier actuel à celle d'une métropole. 11 est à noter que dans une telle ville la surface balie sera de 100% et la surface libre de 200% (parterre et terrasses), tandis que dans les villes traditionnelles les nombres sont de quelque 80% et 20%; et que dans la ville verte cette relation peut au maximum être renversée. Les terrasses forment un terrain en plein air qui s'étend sur toute surface de la ville, et qui peuvent être des terrains pour les sports, les atterrissages d'avions et d'hélicoptères, et pour l'entretien d'une végétation. Elles seront accessibles partout par des escaliers et des ascenseurs. Les différents étages seront divisés en des espaces voisinants et communiquants, artificiellement conditionnés, qui offriront la possibilité de créer une variation infinie d'ambiances, facilitant la dérive des hahitants, et leurs fréquentes rencontres fortuites. Les ambiances seront régulièrement et consciemment changées, à l'aide de tous ses moyens techniques, par des équipes de créateurs spécialisés, qui seront donc situationnistes de profession.

CONSTANT, « Une autre ville pour une autre vie », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Monday, August 28, 2006

PEINTURE DÉTOURNÉE (JORN, Mai 1959)




PEINTURE DÉTOURNÉE


Destiné au grand public. Se lit sans effort.

Soyez modernes,
collectionneurs, musées.
Si vous avez des peintures anciennes,
ne désespérez pas.
Gardez vos souvenirs
mais détournez-les
pour qu'ils correspondent à votre époque.
Pourquoi rejeter l'ancien
si on peut le moderniser
avec quelques traits de pinceau ?
Ça jette de l'actualité
sur votre vielle culture.
Soyez à la page,
et distinguésdu même coup.
La peinture, c'est fini.
Autant donner le coup de grâce.
Détournez.
Vive la peinture.


Asger JORN, « Peinture détournée », Paris, Galerie Rive-Gauche, mai 1959

***

Détourned Painting

INTENDED FOR THE GENERAL PUBLIC. READS EFFORTLESSLY.

Be modern,collectors, museums.
If you have old paintings,do not despair.
Retain your memoriesbut détourn themso that they correspond with your era.
Why reject the oldif one can modernize itwith a few strokes of the brush?
This casts a bit of contemporaneityon your old culture.
Be up to date,and distinguishedat the same time.
Painting is over.
You might as well finish it off.
Détourn.
Long live painting.


INTENDED FOR CONNOISSEURS. REQUIRES LIMITED ATTENTION.


All works of art are objects and should be treated as such, but these objects are not ends in themselves: They are tools with which to influence spectators. The artistic object, despite its seemingly objectlike character, therefore presents itself as a link between two subject, the creating and provoking subject on the one hand, and the receiving subject on the other. The latter does not perceive the work of art as a pure object, but as the sign of a human presence.
The problem for the artist is not to know if the work of at should be considered as an object or as a subject, since the two are inseparable. The problem is to capture and to formulate the desired tension in the work between appearance and sign.

The conception of art implicit in "action painting" reduces art to an act in itself, in which the object, the work of art, is a mere trace, and in which there is no more communication with the audience. This is the attitude of the pure creator who does nothing but fulfill himself through the materials for his own pleasure.

This attitude is irreconcilable with an interest in the object as such, the work of art in its anonymity, that is, the experience of pleasure in its purity when facing a sculpture whose country of origin is unknown or whose period is uncertain. here the object floats freely in space and time. My preoccupation with objectivity and subjectivity is situated above all between these two poles, or more precisely between my will and my intelligence. I must admit that as far as the third attitude is concerned, that of the spectator, it does not concern me much. Whether one intends it or not, in the end it is to him that everything happens.

The classic and Latin concept has always been accorded a primacy to the object whereas the oriental concept ascribes everything to the subject. Ever since the establishment of the internal tension of European culture, the gothic, or northern, concept attempts to play within the dialectic of the two opposites. Therefore I am not limited by such a previously made choice.
The result is that this perspective leads one necessarily to consider all creations simultaneously as reinvestments, revalorizations of the act of humanity. The object, reality, or presence takes on value only as an agent of becoming. But it is impossible to establish a future without a past. The future is made through relinquishing or sacrificing the past. He who possesses the past of a phenomenon also possesses the sources of its becoming. Europe will continue to be the source of modern development. Here, the only problem is to know who should have the right to the sacrifices and to the relinquishments of this past, that is, who will inherit the futurist power. I want to rejuvenate European culture. I begin with art. Our past is full of becoming. One needs only to crack open the shells. Détournement is a game born out of the capacity for devalorization. Only he who is able to devalorize can create new values. And only there where there is something to devalorize, that is, an already established value, can one engage in devalorization. It is up to us to devalorize or to be devalorized according to our ability to reinvest in our own culture. There remain only two possibilities for us in Europe: to be sacrificed or to sacrifice. It is up to you to choose between the historical monument and the act that merits it.

THE EVIDENCE OF PREMEDITATION.

IN 1939 I wrote my first article ("Intime banaliteter" [Intimate banalities] in the journal Helhesten) in which I expressed my love for sofa painting(1), and for the last twenty years I have been preoccupied with the idea of rendering homage to it. Thus I act with full responsibility and after extensive reflection. Only my current situation has enabled me to accomplish the expensive task of demonstrating that the preferred sustenance of painting is painting.
In this exhibition I erect a monument in honor of bad painting. Personally, I like it better than good painting. But above all, this monument is indispensable, both for me and for everyone else. It is painting sacrificed. This sort of offering can be done gently the way doctors do it when they kill their patients with new medicines that they want to try out. It can also be done in barbaric fashion, in public and with pomp. This is what I like. I solemnly tip my hat and let the blood of my victims flow while intoning Baudelaire's hymn to beauty.

NOTES

1. There, I wrote:

Those who try to combat the production of painting are the enemies of today's best art. These forest lakes on colored paper, hanging in gilded frames in thousands of apartments, are among the most profound artistic inspirations.

The great masterpieces are nothing but accomplished banalities, and the deficiency of the majority of banalities is that they are not complete. These works do not push banality to the limit of its profundity, they fail to explore the full extent of its consequences; instead they rest on a foundation of aestheticism and spirituality. What one calls natural is liberated banality, obviousness.

Nowhere else but in Paris does one find gathered together so many things of bad taste. This is the very secret which explains why Paris remains the place where artistic inspiration is alive.

Originally appeared in the Exhibition catalogue for Asger Jorn's show at Galerie Rive Gauche (May 1959).

Translated by Thomas Y. Levin.

Friday, August 25, 2006

RAPPORT INAUGURAL DE LA CONFÉRENCE DE MUNICH (CONSTANT, 1959)

Constant, Pinot-Galllizio, Jorn


Depuis l'expérience, vers 1953, par les lettristes, d'un jeu dans les comportements permis par le milieu urbain actuel, la notion d'une construction consciente du milieu ambiant, en relation avec une vie, et ses habitudes en changement, a conduit à l'idée d'un urbanisme unitaire. Si nous parlons d'urbanisme ici, il faut se rendre compie que la conception d'une création consciente, et sa relation avec une vie supérieure, nous incite à rompre définitivement avec les notions courantes d'urbanisme.

Si nous allons nous mettre à l'étude et à la pratique d'un changement créatif du milieu urbain, lié à un changement qualitatif du comportement et du mode de vie, il 's'agira d'une véritable création collective, au niveau de l'art.

Les conditions actuelles dans la culture, la décomposition des arts individuels, l'impossibilité de rénovation ou de prolongation de ces arts ont produit un vide créatif qui ne pourra que favoriser notre entreprise. La disparition des formes artistiques traditionnelles et l'organisation progressive de la vie sociale entraînent un manque croissant de possibilités ludiques dans la vie quotidienne. Notre refus de cet état de choses, non seulement nous pousse à chercher de nouvelles conditions de jeu, mais nou's oblige à reconsidérer tout le problème de la culture, pour arriver finalement à une théorie ludique d'ensemble et à la pratique de la construction consciente d'ambiances.

Nous savons que le travail collectif est une nécessité pour la réalisation de nos idées, et nous misons sur l'insatisfaction créative des artistes actuelles plus avancés, insatisfaction qui nous tient réunis. La création n'existe que dans nos perpectives.

L'idée d'un urbanisme unitaire a été préparée d'un cóté par des expériences comme la dérive et la psychogéographie, inventées et pratiquées par les lettristes; d'un autre cóté, par la recherche dans la construction qu'ont menée quelques architectes et sculpteurs modernes. Des deux cótés, le besoin de venir à l'aménagement de décors complets, à l'unité intégrale de comportement et d'entourage, amené à une action commune.

En 1958, dans une déclaration faite à Amsterdam, nous avons établi quelques points en essayant de définir 1'urbanisme unitaire et notre tache actuelle devant cette perspective. Cette déclaration proposa l'expérience de décors complets qui devraient s'étendre à un urbanisme unitaire, et la recherche de nouveaux comportements en relation avec ces décors, comme le programme minimum de l'Internationale situationniste. Donc, selon la Déclaration d'Amsterdam, nous devrions considérer le programme situationniste comme manqué si nous ne savions pas réaliser une activité pratique dans ce domaine.

Une praxis situationniste dans la perspective d'un urbanisme unitaire doit être notre première tache, et le but principal de notre réunion actuelle. Nous ne devons pas nous quitter sans avoir examiné en commun les possilbillités qui existent dejà pour des expériences pratiques.

L'urbanisme unitaire, dit la Déclaration d'Amsterdam, se définit dans l'activité complexe et permanente qui, consciemment, recrée l'environnement de l'homme selon les conceptions les plus évoluées dans tous les domaines. Cette activité permanente ne doit pas être transportée dans un avenir plus favorable que le présent, mais c'est notre tache immédiate de faire démarrer cette activité par l'exécution efficace de notre programme. Nous pouvons distinguer dans ce programme trois taches que nous pouvons entreprendre dès à présent, ou que nous avons déjà commencées :

Premièrement : La création d'ambiances favorables à la propagande de l'urbanisme unitaire. Nou's devons dénoncer inlassablement le dépérissement des arts individuels, et forcer les artistes à faire leur choix et à changer de métier ;

Deuxièmement : Nous devons réaliser un travail créatif collectif en formant des équipes et en proposant des projets réels ;

Troisièmement : La création collective doit être soutenue par l'étude permanente des problèmes que nous envisageons et des solutions que nous allons trouver.

L'architecte, comme les autres travailleurs dans notre entreprise, se trouve devant la nécessité d'un changement de métier: il ne sera plus constructeur de formes seules, mais constructeur d'ambiances complètes. Ce qui rend l'architecture d'aujourd'hui si ennuyeuse, c'est sa préoccupation principalement formelle. Le problème de l'architecture n'est plus l'opposition fonction-expression; cette question est dépassée. Tout en utilisant des formes existantes, en créant des formes nouvelles, le souci principal de l'architecte doit devenir l'effet que tout cela aura sur le comportement et l'existence des habitants. Toute architecture fera ainsi partie d'une activité plus étendue et plus complète, et finalement, l'architecture, comme les autres arts actuels, va disparaître au profit de cette activité unitaire.

Le nouvel urbanisme trouvera ses premiers animateurs dans le domaine poétique et celui du théatre, parmi les artistes plasticiens et les architectes, dans les rangs des urbanistes et sociologues avancés. Cependant, tous ceux-là, même en col1aborant parfaitement en équipes, ne seront pas capables de réaliser entièrement notre vision. Il faudra finalement le concours de tous, de tous ceux qui vivront, qui feront cette vie que nous considérons comme la matière même de la création future.

La vie que nous menons actuellement doit organiser déjà toutes les conditions possibles pour le développement et la réalisation de nos idées. Or, l'urbanisme unitaire n'est pas une oeuvre culturellle, mais une activité permanente, et cette activité est commencée au moment même où la notion d'un urbanisme unitaire est née. Aussi, nous constatons que l'urbanisme unitaire est depuis des années en train de se réaliser. Toutes les réflexions que nous avons faites à son propos, les expériences de dérive, les études et les cartes psychogéographiques, les maquettes d'ambiances, contribuent dès le début à sa mise en route. Nous allons accélérer sa marche par des mesures appropriées.


Armando, Debord, Zimmer, Prem, Stadler

Si nous nous proposons des perspectives aussi ambitieuses que celles que nous venons de présenter, cela ne veut pas dire que nous voulons nous limiter à des prédictions et des prophéties. Cette attitude idéaliste est le plus grand danger que nous courons en ce moment. Il nous fait risquer de manquer le passage à la pratique, indispensable pour avancer.

À cette fin, nous nous sommes mis d'accord sur la fondation, à Amsterdam, d'un Bureau de recherches pour un urbanisme unitaire, qui aura pour tâche la réalisation du travail d'équipe et l'étude de solutions pratiques. Ce travail doit se distinguer sévèrement du travaiil d'équipe comme il existe déjà parmi les architectes individuels d'aujourd'hui, la création collective n'étant pas pour nous une unité, mais une quantité infinie d'éléments variables. Le Bureau de recherches pour un urbanisme unitaire devra venir comme première étape à des projets élaborés, pris dans la réalité, qui, tout en illustrant nos idées, devront en même temps constituer des micro-éléments de ce qui va être l'urbanisme unitaire.

L'activité du Bureau pourra réussir dans la mesure où l'on saura attirer des collaborateurs qualifiés, qui comprennent l'esprit de nos recherches, et dans la mesure ou l'on saura réaliser des projets qui seront le critère de l'efficacité de notre démarche.


Oudejans, Constant, Debord, Armando



CONSTANT, « Rapport inaugural de la Conférence de Munich », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

CONSTANT ET LA VOIE DE L'URBANISME UNITAIRE (DEBORD, Janvier 1959) + CORRECTIONS POUR L'ADOPTION DES 11 POINTS D'AMSTERDAM (Décembre 1959)



La crise de la société actuelle est indivisible. Les rapports sociaux dominants ne peuvent s’adapter au développement accéléré des forces productives, et cet antagonisme régit aussi bien la culture que l’économie et la politique. Les efforts qui sont dépensés, à tout moment et non sans efficacité, pour nous cacher cette vérité banale obligent à la rappeler au préalable. C’est à partir d’elle que l’on comprend une activité de notre temps. Partout, les nécessités de la création d’un niveau supérieur s’opposent aux habitudes de la pensée et du comportement. Puisque nous nous sommes rangés du côté des promoteurs de cette création, nous ne pouvons nous servir innocemment d’aucune des formes qui appartiennent à la totalité culturelle dépassée. Il nous faut nous étonner des pratiques les plus usuelles, et voir comme elles concourent à former le sens général d’une façon de vivre établie. Ainsi, par exemple, ce que l’on appelle critique d’art. Nous sommes d’accord avec ce qui tendait, dans les mouvements extrémistes dont la succession a fait l’art moderne, à une mise en question d’un cadre de la vie, à son remplacement. Nous sommes plus précisément partisans, maintenant, du programme défini par l’Internationale situationniste. Estimant qu’il est temps d’en venir à construire des situations complètes ; rejetant les moyens fragmentaires et usés de l’expression artistique, nous pouvons être des agitateurs ; jamais les juges ou les avocats aux tribunaux comiques du goût contemporain. Ce commentaire pour les photographies de quelques objets édifiés par Constant se différenciera donc d’abord de la critique d’art.

La critique d’art, dont l’apparition est directement liée aux conditions bourgeoises du commerce artistique, doit évidemment continuer de nos jours, avec ces conditions. Mais le même processus qui a poussé par degrés à leur destruction les diverses branches esthétiques traditionnelles a réduit parallèlement la prise sur le réel que peut avoir la critique d’art en elle-même, c’est-à-dire indépendamment des travaux sur l’histoire de l’art : un jugement du présent et une reconnaissance de l’avenir. Toute critique véritable met en cause, fondamentalement, la décomposition des superstructures culturelles, et le monde de la décomposition n’a pas besoin de critique. Ainsi la raison d’être et en même temps tout l’arsenal des moyens de la critique d’art du prétendu modernisme tiennent désormais dans l’exposé confus d’un enthousiasme incommunicable. Les professionnels ont pour règle d’employer à cette fin un sous-produit obscur du langage poétique d’il y a quarante ans, coupé d’anecdotes personnelles tout aussi pauvres mais qui l’humanisent.

En reprenant ces quelques traits notoires de la critique d’art d’aujourd’hui, je devrai dire au contraire que pour nos camarades situationnistes, pour Constant et pour moi, les recherches tridimensionnelles dont il est question ici ne sauraient être objet d’enthousiasme, parce qu’elles ne sont que les éléments épars sur la voie d’une future construction des ambiances, d’un urbanisme unitaire. Qu’il est facile de comprendre la signification du travail de Constant, non par l’exposé lyrique des préférences d’un spectateur, mais en considérant ce qu’il a écrit lui-même sur ses positions et ses perspectives, qui sont aussi les nôtres. Enfin, que nous ne favoriserons évidemment pas un culte de la personnalité au moyen des confidences ordinaires, alors que nous voulons aller au-delà de la division du travail artistique.

Le point central de notre entreprise, dans ce moment où elle se constitue, c’est l’obligation de rompre sans esprit de retour avec toutes les modes avant-gardistes que nous connaissons, ou que nous aurions pu nous-mêmes répandre. Le demi-succès de certaines innovations et aussi bien le demi-succès de notre jeunesse — je ne pense pas ici à des succès d’ordre social, c’est-à-dire économique — risquent de nous attacher à une liberté d’idées comme à une liberté de gestes qui demeurent insuffisantes. Un moindre ennui n’est pas encore notre jeu. Il ne faut pas réduire le champ de nos désirs au déjà-vu où nous sommes sentimentalement ramenés, notre approche généralement difficile et incomplète de ces désirs connus contribuant encore à les embellir. Contre ce défaitisme Constant, écrivant en 1949 dans la revue Cobra que «parler de désir, pour nous, hommes du vingtième siècle, c’est parler de l’inconnu», désignait l’arme universelle de l’expérimentation permanente : «Pour ceux qui portent loin leur regard dans le domaine du désir, sur le plan artistique, sur le plan sexuel, sur le plan social, sur tout autre, l’expérimentation est un outil nécessaire pour connaître la source et le but de nos aspirations, leurs possibilités, leurs limites.» («C’est notre désir qui fait la révolution», Cobra no4.) On sait que l’évolution ultérieure d’un des principaux courants (l’Internationale des artistes expérimentaux puis, après sa dissolution en 1951, le Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste) qui devaient composer notre groupement présent a été, à chaque étape, dominée par le mot d’ordre d’expérimentation. Certains en faisaient une étiquette irréelle couvrant n’importe quelle production personnelle normale. D’autres cherchaient à lui donner une application vérifiable. Constant, qui demandait dans son intervention au Congrès d’Alba, en 1956, que la nouvelle architecture fût une poésie pour loger, montrait qu’en se servant des nouveautés de la technique et du matériau «pour la première fois dans l’histoire, l’architecture pourra devenir un véritable art de construction». En 1958, il déclarait dans une discussion sur l’orientation de l’I.S. : «Pour ma part, j’estime que le caractère choquant qu’exige la construction d’ambiances exclut les arts traditionnels […] Nous devons donc inventer de nouvelles techniques dans tous les domaines […] pour les unir plus tard dans l’activité complexe qui engendrera l’urbanisme unitaire.» («Sur nos moyens et nos perspectives», Internationale situationniste, no2.)

Ces prises de position marquent l’avance de la conception expérimentale, au-delà des formes artistiques abandonnées, vers le travail collectif, les nouveaux modes d’intervention culturels, et dans son stade suprême la transformation ininterrompue et consciente de tout le milieu matériel ; c’est-à-dire sur le terrain même qu’offrent aux méthodes expérimentales les pouvoirs auxquels accède l’humanité. Dès avant cette radicalisation progressive des moyens, la ligne générale était bien vue, comme en témoigne le texte déjà cité de Constant : «La liberté ne se manifeste que dans la création ou dans la lutte, qui au fond ont le même but : la réalisation de notre vie.» («C’est notre désir qui fait la révolution», Cobra no4.)

Nous avons donc pris conscience d’être à un tournant de l’histoire de la pratique sociale. Dans la vie quotidienne, dans la totalité culturelle qui est produite par cette vie et réagit créativement sur elle, l’avenir proche appartiendra au renversement des arts-spectacles séparés et durables, au profit de techniques d’intervention unitaires et transitoires. Dans la perspective de ce changement de plan, de cette rupture qualitative, beaucoup ont laissé l’un ou l’autre des domaines artistiques qu’ils avaient spontanément rencontrés mais dans lesquels ils avaient fait l’expérience de l’épuisement de l’esthétique. Constant a abandonné depuis longtemps la peinture, pour construire des objets susceptibles d’être intégrés dans un habitat répondant à des préoccupations ludiques nouvelles ; puis enfin des maquettes pour un urbanisme unitaire.




«Dans la période de transition, l’art créatif se trouve en conflit permanent avec la culture existante, tandis qu’il annonce en même temps une culture future […] L’esprit bourgeois domine encore la vie entière, et il va même jusqu’à apporter aux masses un art populaire préfabriqué. […] Le vide culturel n’a jamais été si manifeste que depuis cette guerre», lit-on dans le Manifeste du groupe expérimental hollandais, rédigé par Constant en 1948 (Reflex no1.). Les dix années qui ont suivi cette observation ont fait voir, jusqu’à la dérision, l’écoulement régulier de ce vide culturel, fouetté par les attractions de cirque ; et son incapacité à se renouveler ; et la misère d’une pensée dominante qui ne contrôle plus et ne comprend plus son époque ; la misère et la démission des masses qui ont assimilé les sous-produits de l’idée de bonheur de leurs patrons. Pourquoi donc voulons-nous renverser la culture existante, sortir du plan où elle s’est toujours déroulée avec des alternances de réussite et de vide relatifs, au lieu de parier sur le caractère transitoire de la crise, au lieu d’aider à la réformer ? Cette culture a produit ses propres fossoyeurs avec les avant-gardes, plus ou moins conscientes, qui nous ont précédés. Elle passera forcément, avec ce cadre de vie qui, de toutes parts et quel que doive être le suivant, s’effondre. «En fait, écrit Constant, elle n’a jamais été capable, cette culture, de satisfaire un seul homme, ni un esclave, ni même le maître qui se croyait heureux dans un luxe, dans une luxure où se localisaient toutes les possibilités créatives de l’individu.» («C’est notre désir qui fait la révolution», Cobra no4.) Et c’est là le premier motif qui nous oblige, quand le choix personnel nous est laissé, à choisir notre camp, à mépriser la société dominante : même les maîtres ne savent pas, ne peuvent pas s’y plaire. Leur liberté est statique, bornée par les impératifs de leur propre règne. Il n’y a de liberté que théorique pour les ennemis de la liberté. Constant, dans le même texte, rejetant le procès faussé de la compréhension — «un art populaire ne peut pas correspondre actuellement aux conceptions du peuple, car le peuple tant qu’il ne participe pas activement à la création artistique, ne conçoit que des formalismes imposés» («Manifeste» du groupe expérimental hollandais, Reflex no1.) — exprime au contraire l’essentiel de nos intérêts : «Nous ne voulons pas être “compris” mais être libérés.»


L’œuvre de Constant, par ce qu’elle représente d’inachevé, de «modèle réduit», comme plus généralement toutes les tendances de l’activité situationniste, illustre parfaitement la fausse liberté artistique bourgeoise. L’artiste n’a, au mieux, que la liberté de faire son métier d’artiste, c’est-à-dire de réaliser une certaine production normalisée, correspondant aux besoins de telle ou telle couche du public, très différencié, de la culture dominante. Une volonté réellement avant-gardiste aujourd’hui pose immédiatement le problème de nouveaux métiers, qui ne peuvent guère s’exercer dans le cadre de la société bourgeoise, et dont le développement prévisible, étant donnés les moyens étendus qu’il exige, n’est même pas conciliable avec une économie capitaliste. Ces métiers ne sont déjà plus des métiers à proprement parler. Ils sont des emplois d’un type nouveau, dans lequel s’amorce le mouvement de dépérissement des métiers. Ils sont engagés dans la transition vers l’univers des loisirs. Ils devront disposer des techniques anarchiques et inemployées que notre époque a inventées à ce jour, et de leurs emplois futurs. J’ai déjà dit qu’«il n’y a pas de liberté dans l’emploi du temps sans la possession des instruments modernes de construction de la vie quotidienne. L’usage de tels instruments marquera le saut d’un art révolutionnaire expérimental». («Thèses sur la révolution culturelle», Internationale situationniste no1.) C’est donc par une nécessité interne que nous sommes liés à l’ensemble de l’entreprise révolutionnaire : «Nous sommes condamnés à l’expérimentation par les mêmes causes qui acculent le monde à la lutte.» («C’est notre désir qui fait la révolution», Cobra no4.)


Évidemment, notre position n’est pas facile. Et l’incertitude règne quant aux résultats positifs que nous pourrons atteindre. Irons-nous, les premiers, jusqu’aux jeux supérieurs à venir ? Saurons-nous, au moins, travailler utilement dans ce sens ? Sinon les constructions intermédiaires ne vaudront rien, marchandises restées simples marchandises, souvenirs vulgairement restés souvenirs.


Nous sommes séparés de la société dominante. Nous sommes également obligés de nous séparer des milieux artistiques dominants, ce qui signifie non seulement ceux qui dominent la consommation bourgeoise encore classique, mais aussi ceux qui, dans le même cadre, sont réputés modernistes. Les individus qui composent cette couche artistique sont naturellement entre eux en état de concurrence. Mais nous, si notre tâche est poursuivie comme il faut, nous nous trouvons en contradiction totale avec leurs intérêts économiques en tant que groupe. «Une liberté nouvelle va naître, notait déjà le Manifeste du groupe expérimental hollandais, qui permettra aux hommes de satisfaire leur désir de créer. Par ce développement l’artiste professionnel va perdre sa position privilégiée : ceci explique la résistance des artistes actuels.» (Reflex no1.) Les répétitions artistiques sont une noble attitude. Cependant le besoin humain n’a jamais été aussi fort qu’à notre époque, jamais si objectivement valorisé.


Nous sommes séparés du mouvement ouvrier dégénéré, et des intellectuels qui sont à son service avec les armes de classe de la culture bourgeoise. Nulle part on ne diffuse une pensée, un goût, une morale révolutionnaire. Mais l’équilibre actuel ne pourra pas définitivement intégrer les forces déclenchées par le progrès technique, dont un nouveau tournant décisif s’est amorcé. Pas plus qu’il ne saura pleinement employer ces puissances disponibles, le capitalisme, avec ses variantes, en dépit de ses ruses pour le dressage d’un prolétariat consommateur, ne saura abolir la réalité de l’exploitation. Le mouvement révolutionnaire se reformera, et nous croyons que nos positions y participent.


Nous sommes séparés des consolations éprouvées de la vieille culture, et par exemple de la gloire d’avant-garde, et radicalement de l’estime de nos aînés qui firent tant pour la révolte et le beau langage. Mais que disait Constant ? : «Nous avons trouvé des amis sans perdre des ennemis. Les ennemis sont-ils indispensables ? Ils le sont, ils le seront jusqu’à ce que nos problèmes soient vaincus : nos ennemis nous donnent conscience et de notre pouvoir et de notre faiblesse.» («Høsterport», Cobra no1.)


Les méthodes de transformation consciente de notre milieu sont encore jeunes. Dans la culture et la vie quotidienne, elles viennent seulement d’apparaître. Les situationnistes appellent à s’unir les individus les plus avancés dans tous les secteurs concernés par un tel projet.


Rédigé en janvier 1959 par Guy Debord, ce texte était initialement destiné à la première monographie de la «Bibliothèque d’Alexandrie» consacrée au situationniste hollandais Constant. En janvier 1960, une partie seulement de ce texte (moins d’un quart) paraissait en allemand dans le catalogue d’une exposition des maquettes de Constant («Konstruktionen und Modelle», 9 janvier-9 février 1960, galerie Van de Loo à Essen). Guy Debord protesta contre l’utilisation de sa signature à la fin d’un texte dont le sens se trouvait grandement altéré par des coupures («On doit faire savoir que l’on retire sa signature après la moindre censure»).


***


Corrections pour l'adoption des onze points d'Amsterdam


La Déclaration d'Amsterdam, publiée dans notre précédent numéro, a été adoptée par la Conférence de Münich avec les modifications suivantes:

Dans le premier point, lire : « Les situationtistes doivent s'opponer en toute occasion aux systèmes idéologiques et pratiques rétrogrades, dans la culture et partout où est posée la question du sens de la vie ». (Au lieu de : « s'opposer en toute occasion aux idéologies et aux forces rétrogrades, etc. »)

Dans le troisième point, remplacer : « L'I.S. ne peut couvrir aucun essai de rénovation de ces arts » (individuels) par : « L'I.S. ne peut couvrir aucun essai de répétition de ces arts ». Et ajouter à la suite : « La création unitaire entraînera l'accomplissement véritable de l'individu créateur ».

A la fin du neuvième point (« La coordination des moyens artistiques et scientifiques doit mener à leur fusion complète »), ajouter : « Les recherches artistiques et scientifiques doivent garder une liberté totale ».

Compléter la dernière phrase du onzième point (« ... la construction des situations comme jeu et comme sérieux d'une société plus libre ») de la sorte : « ... la construction des situations en même temps comme jeu et comme sérieux d'une société plus libre ».


« Corrections pour l'adoption des onze points d'Amsterdam », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

LE GRAND JEU À VENIR



La nécessité de construire rapidement, et en grand nombre, des cités entières, nécessité qu'entraînent l'industrialisation des pars sous-développés et la crise aiguë du logement depuis la guerre, a mené à une position centrale de l'urbanisme parmi les problèmes actuels de la culture. Nous allons même jusqu'à considérer tout développement dans cette culture comme impossible sans de nouvelles conditions de notre entourage quotidien. L'urbanisme doit envisager de telles conditions. Il faut tout d'abord constater que les premières expériences qu'ont entreprises des équipes d'architectes et sociologues se sont arrêtées devant une impuissance de l'imagination collective que nous ten ons pour responsabie de l'approche limitée et arbitraire de ces expériences. L'urbanisme, tel que le conçoivent les urbanistes professionnels d'aujourd'hui, est réduit à l'étude pratique du logement et de la circulation, comme des problèmes isolés. Le manque total de solutions ludiques dans l'organisation de la vie sociale empêche l'urbanisme de s'élever au niveau de la création, et l'aspect morne et stérile de la plupart des quartiers nouveaux en témoigne atrocement.


Les situationnistes, explorateurs spécialisés du jeu et des loisirs, comprennent que l'aspect visuel des villes ne compte qu'en rapport avec les effets psychologiques qu'il pourra produire, et qui devront être calculés dans le total des fonctions à prévoir. Notre conception de l'urbanisme n'est pas limitée à la construction et à ses fonctions, mais aussi à tout usage qu'on pourra en faire, ou même en imaginer. Il va de soi que cet usage devra changer avec les conditions sociales qui le permettent, et que notre conception de l'urbanisme est donc tout d'abord dynamique. Aussi nous rejetons cette mise en place de bâtiments dans un paysage fixé qui passe maintenant pour le nouvel urbanisme. Au contraire, nous pensons que tout élément statique et inaltérable doit être évité, et que le caractère variable ou meuble des éléments architecturaux est la condition d'une relation souple avec les événements qui y seront vécus.


Étant conscients de ce que les loisirs à venir, et les nouvelles situations que nous commençons à construire, doivent profondément changer l'idée de fonction qui est au départ d'une étude urbaniste, nous pouvons déjà élargir notre connaissance du problème par l'expérimentation de certains phénomènes liés à l'ambiance urbaine: l'animation d'une rue quelconque, l'effet psychologique de diverses surfaces et constructions, le changement rapide de l'aspect d'un espace par des éléments éphémères, la rapidité avec laquelle l'ambiance des endroits change, et les variations possibles dans l'ambiance générale de divers quartiers. La dérive, telle que la pratiquent les situationnistes, est un moren efficace pour étudier ces phénomènes dans les villes existantes, et pour en tirer des conclusions provisoires. La notion psychogéographique ainsi obtenue a déjà mené à la création de plans et de maquettes d'un type imaginiste, qu'on peut appeler la science-fiction de l'architecture.


Les inventions techniques qui sont actuellement au service de l'humanité joueront un grand róle dans la construction des cités-ambiances à venir. Il est notable et significatif que ces inventions, jusqu'à présent, n'aient rien ajouté aux activités culturelles existantes, et que les artistes-créateurs n 'aient rien su en faire. Les possibilités du cinéma, de la télévision, de la radio, des déplacements et communications rapides, n'ont pas été utilisées et leur effet sur la vie culturelle a été des plus misérables. L'exploration de la technique et son utilisation à des fins ludiques supérieures sont une des taches les plus urgentes pour favoriser la création d'un urbanisme unitaire, à l'échelle qu'exige la société future.



CONSTANT, « Le grand jeu à venir », Potlatch. Informations intérieures de l'Internationale situationniste, no 30, 15 juillet 1959, nouv. série, no. 1

DEMAIN LA POÉSIE LOGERA LA VIE




Nous vivons l'heure ou des transformations profondes, dans des domaines différents, s'accomplissent, et qui ne manquent pas d'avoir des conséquences décisives pour l'architecture contemporaine. Nous lançons cet appel aux architectes pour les prévenir de ne pas se perdre entre la science de l'ingénieur et l'invention du sculpteur, en se rendant ainsi superflus, mais de faire face aux nouvelles conditions, les yeux ouverts.


Actuellement, l'esthétique, à la suite d'une période d'expérimentation dans toutes les directions, est parvenue à rompre avec une limitation de la forme, qui résulta des transformations de la figuration à l'abstrait, dans un passé récent. La peinture expérimentale a réagi contre des tendances telles que le Néoplasticisme, et a réussi à libérer de nouveau l'imagination humaine de tous les tabous, en rendant possible ainsi une nouvelle étape dans la création plastique.


La science technique, dans la même période d'après-guerre, s'est développée d'une telle façon, que les méthodes de construction n'opposent pratiquement aucun obstacle à la réalisation de formes très libres, dans une conception inédite de 1'espace.


On n'a qu'à citer la précontrainte en béton, aussi bien qu'en acier, les voiles minces en béton armé, les métaux inoxydables et leur soudage, pour se faire une idée des moyens qui seraient actuellement au service d'une imagination libre et audacieuse.


D'autre part, le rectangle, qui depuis longtemps est resté à la base de toute esthétique architecturale, est en train de perdre en signification, pour des raisons différentes. Ainsi est-il important pour des constructions de grandes dimensions que la résistance au vent des formes arrondies soit très favorable comparée aux surfaces plates. Puis, le béton se comporte mieux sous forme de voile, que sous forme de poutre, comme on a l'habitude de l'utiliser aujourd'hui.


La science technique ne semble qu'attendre une esthétique de grande vue pour se déployer.


L'architecture contemporaine, grâce à la coïncidence heureuse de ces deux conditions d'ordre esthétique et technique, n'a plus aucune raison de rester enfermée dans la doctrine sévère du fonctionnalisme, que lui avaient imposé une imagination périmée d'un côté, et de l'autre une technique toujours primitive, qui forçait l'architecte à se servir de méthodes de décoration pour arriver à l'aspect esthétique qu'il cherchait. Pendant longtemps, l'esthétique architecturale par manque de possibilités de construction, assez larges pour permettre une liberté d'expression plastique, n'a pu toucher qu'à la surface de la forme, sans pouvoir entrer dans le squelette, restant ainsi un art décoratif de second plan.


Pour la première fois dans l'histoire, l'architecture pourra devenir un véritable art de construction.


Un art, dont l'expression plastique dépendra de l'organisation et l'assemblage de ses éléments, de la même façon dont le peintre organise ses coups de brosse. I1 n'est que logique qu'au début cette tendance, déjà présente dans le fonctionnalisme, se manifeste par l'emploi de matériaux, tels que l'acier et le verre, qui permettent une construction claire et apparente.


Mais aujourd'hui, l'architecture voit à sa disposition une technique de construction d'une richesse infinie, qui en fait un art absolument indépendant de la décoration picturale ou sculpturale, sans néanmoins tomber dans la stérilité du fonctionnalisme. Elle pourra se servir de la technique comme d'une matière artistique de même valeur que le son, la couleur, la parole le sont pour d'autres arts. Elle sera capable d'intégrer dans son esthétique le maniement de volumes et de vides comme l'entend le sculpteur, le colorisme spatial issu de la peinture, afin de créer un art des plus complets, qui sera à la fois lyrique par ses moyens, et social par sa nature même. C'est dans la poésie que sera logée la vie.



CONSTANT, « Demain la poésie logera la vie», Paris, le 19 août 1956. Texte lu au Primo congresso mondiale degli artisti liberi, organisé par Asger Jorn et Giuseppe Pinot-Gallizio, 2-9 septembre 1956, Alba, Italie.

Ein kultureller Putsch - wärend Ihr schlaft ! (21 avril 1959)



Die dritte Konferenz der Internationalen Situationisten
hat soeben in München stattgefunden und wird am Dienstag, den 21. April, mit einer Mitteilung an die Presse schließen.

Sie werden dort erfahren können:

warum die Gruppe SPUR ihr Manifest vertaßt und Herrn Prof. Bense angegriffen hat

warum Pinot-Gallizio industrielle Malerei produziert

warum München nie seine Ruhe wiederfinden wird.

Bei dieser Gelegenheit werden Sie die Fortsetzung hören -

Sie wird noch schlimmer sein !

Kommen Sie am Dienstag, den 21. April, 10 Uhr vor- mittags in die Gaststätte "Herzogstand", Herzogstraße.

Für die Internationalen Situationisten :

CONSTANT (Holland),
DEBORD (Frankreich),
JORN (Dänemark),
PINOT-GALLIZIO (Italien),
WYCKAERT (Belgien),
ZIMMER (Deutschland)


Ein kultureller Putsch - während Ihr schlaft ! (Internationale Situationniste : München 1959) 1 fol. (21 x 15 cm.) Tract avec invitation à une conférence de presse diffusé lors de la Troisième Conférence de l'I. S. à Munich. Reproduit dans Die Zeitschrift Spur (München 1962), dans Gruppe Spur 1958-1965. Eine Dokumentation (München 1979) et dans Ein kultureller Putsch. Manifeste, Pamphlete und Provokationen der Gruppe SPUR. Kleine Bücherei für Hand und Kopf (Hamburg 1991)

Thursday, August 24, 2006

LA TROISIÈME CONFÉRENCE DE L'I. S. À MÜNICH

Oudejans, Eisch, Höfl, Wyckaert, Armando, Debord, Zimmer, Prem, Stadler, Constant, Pinot-Gallizio (debout), le traducteur (au centre)


La troisième conférencede l’Internationale situationniste s’est tenue à Munich, du 17 au 20 avril 1959, quinze mois après la Deuxième Conférence de Paris (janvier 1958). Les situationnistes d’Allemagne, Belgique, Danemark, France, Hollande et Italie s’y trouvaient représentés par : Armando, Constant, G.-E. Debord, Ervin Eisch, Heinz Höfl, Asger Jorn, Giors Melanotte, Har Oudejans, Pinot-Gallizio, Heimrad Prem, Gretel Stadler, Helmut Sturm, Maurice Wyckaert, Hans-Peter Zimmer.

La première séance de travail, le 18 avril, débute par un rapport de Constant, sur l’urbanisme unitaire. Il annonce la fondation en Hollande d’un bureau de recherches pour l’urbanisme unitaire. La discussion qui fait suite à ce rapport s’étend à tous les aspects de l’activité commune des situationnistes. Prem pose diverses questions sur la subordination des recherches individuelles à la discipline du mouvement ; puis, sur la définition même d’une situation construite, et sa liaison avec la réalité globale. En réponse, Jorn expose trois possibilités initiales d’envisager la construction d’une situation « comme un lieu utopique ; ou comme une ambiance isolée où l’on peut passer ; ou bien comme série d’ambiances multiples mêlées à la vie ». L’ensemble des participants, écartant d’emblée la première voie, manifeste sa préférence pour la troisième. Armando pose la question du rôle révolutionnaire du prolétariat actuellement.

Ensuite, la délégation italienne demande des précisions sur le programme concret du « bureau de recherches pour un urbanisme unitaire » ; s’inquiète de l’autonomie qu’il peut prendre dans le mouvement, et (soutenue sur ce point par Jorn) de la dangereuse spécialisation qu’il risque d’y acquérir. Melanotte demande « comment sera évaluée l’importance d’une œuvre, et si l’on ne peut être situationniste dans le développement d’une œuvre qui ne concernerait pas l’urbanisme unitaire ? ». Il fait remarquer que la notion d’urbanisme unitaire recouvrant aussi le comportement, un certain comportement peut mener à être situationniste sans avoir rien créé. Constant répond que c’est à l’ensemble de l’I.S. qu’il appartient de donner des directives pour l’urbanisme unitaire, dont aucun situationniste ne peut se désintéresser. L’activité du « bureau de recherches pour l’U.U. », comme celle du Laboratoire Expérimental d’Alba, dépend du mouvement situationniste — aucun de ces organismes particuliers ne doit engager l’I.S. ; mais l’inverse.


Sturm, Wyckaert, Armando, le traducteur

La deuxième séance est ouverte par un rapport de Zimmer sur les conditions de notre action en Allemagne, et l’histoire de la formation, depuis 1957, de la nouvelle tendance de l’avant-garde allemande (le groupe « Spur ») qui a maintenant rejoint l’Internationale situationniste. Zimmer et ses camarades, partis d’une opposition simplement picturale à l’uniformité moderniste (en y comprenant bientôt le tachisme, récemment introduit) ont voulu avancer vers une œuvre d’art total — il se réfère ici à l’architecture du roi Louis II de Bavière apparentée à l’opéra wagnerien — incluant des aspects sociaux et politiques. Ils s’aperçurent ainsi qu’« ils avaient d’autres buts encore inexprimés, et différents de tous ceux de l’art allemand ». Dans cette recherche d’un art d’ensemble, ils ont été renforcés par la liaison avec les situationnistes, et par le grand scandale causé ici par leur attaque contre le philosophe Bense, au début de l’année. Ils ont pris Bense pour cible à cause du nombre des disciples de ce qu’ils caractérisent comme « une philosophie d’après-guerre : dans les ruines ». L’action collective qu’ils soutiennent s’oppose au collectivisme anti-créatif de Bense qui vise « à poursuivre le constructivisme dans le menu ». Les revues représentatives de ces positions réactionnaires dominantes en Allemagne sont principalement Kunstwerk, Zero et Kunst Schönehaus.

Jorn réplique en évoquant les relations entre l’unique et la multiplication. Debord apprécie favorablement la décision d’extrémisme manifestée par le rapport de Zimmer. Il insiste sur la nécessité et les difficultés de sa concrétisation ; et met en garde nos camarades allemands contre l’importation dans leur pays de nouveautés factices déjà usées ailleurs. Déjouer ce mécanisme régulier du pseudo-modernisme constitue précisément la première tâche d’une organisation avant-gardiste internationale, à une époque où la culture ne peut plus être envisagée qu’en termes d’unité planétaire.

Oudejans intervient, au nom de la délégation hollandaise, pour rappeler que la rationalisation peut et doit être utilisée. Elle est la base pour des constructions supérieures. La refuser, ce serait choisir les rêves impuissants du passé. Sturm fait une vive critique de ce qu’il considère comme le pragmatisme des positions d’Oudejans. Constant en souligne au contraire le sens dialectique. Pinot-Gallizio et Jorn en commentent ensuite quelques points.

Höfl, Jorn, Armando, Prem, Eisch, Zimmer, Sturm


Après une suspension, la séance reprend sur la discussion des onze points de la déclaration d’Amsterdam, présentée à la Conférence comme une proposition de programme minimum pour l’I.S. Après un débat assez long, la déclaration est adoptée à l’unanimité par les participants, des amendements ayant légèrement modifié les premier, troisième, neuvième et onzième points (voir les Documents publiés à la suite de ce compte-rendu).

La séance du 20 avril est consacrée aux décisions pratiques d’organisation. La Conférence approuve les manifestations du mouvement depuis la Conférence de Paris, et particulièrement l’action de la section italienne lors de l’affaire Guglielmi, action qui a provoqué l’indignation esthétique des seuls ennemis de la liberté. Constate la quasi-dissolution des activités de groupe de l’I.S. en France ; et l’explique par les conditions de l’écrasant conformisme, d’inspiration militaire et policière, qui domine dès à présent le nouveau régime de ce pays, et la longueur de la guerre colonialiste en Algérie qui a conditionné ou brisé la jeunesse française : Paris ne peut plus être désormais considéré comme le centre des expériences culturelles modernes. La Conférence se félicite au contraire, des progrès de l’I.S. en Allemagne, et en Hollande. Envisage de réunir la Quatrième Conférence en Angleterre, pour développer les possibilités situationnistes qui y apparaissent.

Le comité de rédaction d’Internationale Situationniste, bulletin central de l’I.S., est élargi. L’ancien comité, maintenu en place, est complété par Constant (Hollande) et Helmut Sturm (Allemagne). Wyckaert propose de reprendre la publication de Potlatch comme périodique intérieur de l’I.S. La Conférence approuve ce projet, dont l’exécution est confiée à la section hollandaise. Une édition allemande d’Internationale Situationniste est décidée en principe avant la fin de l’année, sous la direction de Heinz Höfl.

La Conférence adopte la résolution transitoire d’une « présence situationniste dans les arts d’aujourd’hui », se devant d’y déchaîner la plus extrême inflation expérimentale, incessamment reliée aux perspectives constructives que nous découvrons dans l’avenir. Il s’agit de mener une action effective dans la culture, à partir de sa réalité présente. Assouplissant les dispositions antérieures, la Conférence laisse libre les membres de l’I.S. de soutenir nos idées dans des journaux ou revues non contrôlés par nous, sous les seules réserves que ces publications ne puissent être considérées comme réactionnaires, dans quelque secteur que ce soit ; et qu’ils ne laissent aucune équivoque quant à leur non-appartenance aux rédactions responsables de ces publications.

Une dernière discussion sur l’actualité et les projets proprement situationnistes est conclue par une mise au point de Melanotte : « Rien de ce que nous faisons n’est situationniste. C’est seulement l’urbanisme unitaire, quand il sera réalisé, qui commencera d’être situationniste. »Des allocutions de Pinot-Gallizio, Jorn, Constant et Ou’dejans marquent la clôture des travaux de la Conférence. On distribue aussitôt dans la salle un alcool expérimental réalisé pour la circonstance par Pinot-Gallizio. Fort avant dans la nuit, les boissons classiques lui succèdent.

Constant, Oudejans, Jorn, Pinot-Gallizio, le traducteur (au premier plan)


Au matin du 21 avril, le tract Ein kultureller Putsch während Ihr schlaft ! (Un putsch culturel pendant que vous dormiez) est distribué dans Munich, alors que les situationnistes commencent déjà à quitter la ville.



« La troisième Conférence de l'I. S. à Münich », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

RENSEIGNEMENTS SITUATIONNISTES (décembre 1959)




La section hollandaise de l’I.S. (adresse : Polaklaan 25, Amsterdam C) a organisé deux manifestations avec conférences prononcées — selon l’usage situationniste — par des magnétophones, et débats très animés : l’une, en avril à l’Académie d’Architecture ; l’autre en juin, au Stedelijk Museum. Elle avait adopté, en mars, une résolution contre la restauration de la Bourse d’Amsterdam, exigée par toute l’opinion artistique, en proposant au contraire « de démolir la Bourse et d’aménager le terrain comme terrain de jeu pour la population du quartier » et en rappelant que si « la conservation des antiquités, comme la peur des nouvelles constructions est la preuve de l’impuissance actuelle… le centre d’Amsterdam n’est pas un musée, mais l’habitat d’hommes vivants ».

En août, les situationnistes hollandais ont exposé dans un numéro spécial de la revue Forum (n° 6), nos positions sur l’unification des arts et leur intégration à la vie quotidienne. Rejetant divers bavardages sur ce thème, la présentation de Constant déclare d’emblée : « Il faut qu’une modification totale de la structure sociale et de la créativité artistique précède l’intégration ».




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La section allemande de l’I.S. est à présent organisée à l’adresse suivante : Deutsche Sektion der Situationistischen Internationale, Kaulbachstrasse 2, Munich. Elle a édité, pour servir à la discussion préparatoire de la Troisième Conférence, deux documents traduits sous les titres : « Erklärung von Amsterdam » et « Thesen über die Kulturelle Revolution ».




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Une note concernant l’âge moyen des situationnistes, parue dans le n° 2 de cette revue, exige d’être à la fois complétée par l’évolution enregistrée depuis lors, et rectifiée quant à l’interprétation des statistiques — en elles-mêmes correctes — qui avaient été employées. Cette note indiquait que la moyenne d’âge de vingt-neuf ans et demi, qui était celle de la fondation de l’I.S., s’était élevée en une seule année à un peu plus de trente-deux ans. Pour éclairer ce processus de vieillissement accéléré, et considérant que l’I.S. se présentait largement comme une suite du mouvement avant-gardiste « lettriste » du début des années [19]50, on y comparait le chiffre même de vingt-neuf ans et demi avec la moyenne, inférieure à vingt et un ans, qui, quatre années plus tôt seulement, était celle de l’Internationale lettriste « à l’été de 1953 ».

C’est ici qu’il convient d’examiner de plus près les oscillations des chiffres, et leur relation avec les variations dans le recrutement du mouvement. L’âge moyen du mouvement lettriste uni, en 1952, s’élève à 24,4. Au jour de la rupture — la gauche lettriste ayant généralement rassemblé l’aile la moins âgée — il tombe à 23 dans l’Internationale lettriste. Ce dernier mouvement s’orientant vers un extrémisme toujours plus séparé de l’économie culturelle, et étant rejoint par des éléments très jeunes, l’âge moyen descend en effet à 20,8 pour l’été de 1953 (chiffre de base de l’évaluation dans notre n° 2).

En prenant ainsi pour point de départ le chiffre de 24,4 en 1952, le vieillissement normal en 1957 donnerait 29,4. En fait, il est au moment de la Conférence de Cosio d’Arroscia égal à 29,53. Cette analogie montre que les éléments anciens expulsés sont remplacés par une autre couche provenant de différentes tendances avant-gardistes de la même génération. Les adolescents de 1953 ont été dans l’ensemble eux-mêmes remplacés par ces nouveaux professionnels. Après un an d’existence de l’I.S., l’âge s’élève à 32,08 (au lieu du vieillissement normal de 30,4 à partir de 1952, ou de 30,53 à partir de Cosio d’Arroscia). C’est effectivement un vieillissement très notable, traduisant le fait que le ralliement d’éléments préalablement engagés dans l’art expérimental de l’après-guerre se poursuit. Le vieillissement reporté sur une période de six ans est cependant bien loin du taux catastrophique qui apparaissait dans notre précédente analyse. Mais on peut se préoccuper de l’absence d’un renouvellement par des fractions plus jeunes.

Des signes d’un tel renouvellement se présentent pour la première fois en 1959. Après la Conférence de Munich, en effet, l’âge moyen dans l’I.S. s’établit à 30,8, en recul très important sur le chiffre de l’année précédente (32,08), et en recul même par rapport au chiffre du vieillissement normal depuis l’été de 1952 (31,4).

Il reste que ce recul — outre que ses causes sont principalement localisées en Allemagne — n’introduit, à considérer la période de sept ans, qu’un faible rajeunissement ; et que l’on ne peut parler encore d’une jeune génération ayant globalement remplacé celle de 1952 dans la recherche culturelle la plus avancée.




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Une note dans le premier numéro (du 15-7-59) de la nouvelle série de Potlatch (« Sur l’enlèvement des ordures de l’intelligence ») qui rappelle que Hans Platschek a été exclu en février à cause de sa collusion avec la revue « dadaïsto-royaliste » Panderma, souligne à ce propos que « Platschek se trouve être seulement le sixième cas d’exclusion depuis la formation de l’I.S. »Signalons à titre comparatif que l’Internationale lettriste, dans les deux premières années de son existence, avait déjà exclu douze membres.




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Entre juin et octobre 1959, la rédaction d’Internationale Situationniste a reçu 127 lettres anonymes. Toutes paraissent provenir des mêmes personnes, exclues de longue date et demeurées aussi incapables d’accéder à l’indifférence envers leur très ancienne mésaventure qu’à une quelconque réintégration, ici ou ailleurs.




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Les survivants du lettrisme classique, dont Isou est le plus notoire, n’arrivent pas à se défaire de plusieurs vieux disciples, qui sont aussi fidèles qu’ils peuvent à la méthode, mais ambitionnent maintenant de tout recommencer pour leur propre compte « créatif » : Isou donne une idée des extrémités atteintes dans le conflit qui les déchire, en polémiquant (dans le numéro 8 de Poésie Nouvelle) avec le plus mystérieux, qu’il appelle X… :

« X… me traite ensuite d’autodidacte. Or, j’ai presque autant de diplômes que lui et un peu plus que ses amis du mouvement, qui n’ont même pas leur bachot.

« X… vient de décrocher un dernier diplôme supplémentaire avant moi qui en prépare en ce moment d’autres : je suis certain que bientôt j’aurai plus de diplômes que lui…

« Mais déjà, certains d’entre nous utilisent le couteau pour régler leurs différends culturels. Quelques-uns de mes disciples pensent déjà à s’acheter des revolvers pour imposer silence à leurs adversaires. Ici, je surgis et je m’oppose… Même si cette ligne de sang doit être franchie, je ne crois pas que, dans un monde où le racisme et le fascisme renaissent — et ou Buffet, Françoise Sagan, “Elle”, le “nouveau roman” représentent la “culture moderne” — nous devions la franchir entre nous, créateurs d’avant-garde et, sur certains plans, révolutionnaires. »




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Dans un tract diffusé en novembre par le Laboratorio Sperimentale d’Alba, les situationnistes Eisch, Fischer, Nele, Pinot-Gallizio, Prem, Sturm et Zimmer vouent à l’exécration publique le peintre espagnol Cuixard qui, pour bénéficier plus sûrement du Grand Prix de Peinture de Sao-Paulo, n’a pas craint de dénoncer le communisme de ses compatriotes Saura et Tapiès, au risque de les mettre « en de grandes difficultés vis-à-vis des organisations policières de leur pays ».




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Le supplément d’information attendu de la série de dérives à effectuer dans Amsterdam en avril et mai 1960, ainsi que de la construction concomitante d’un labyrinthe, nous incite à renvoyer à plus tard la suite de l’étude sur la dérive commencée dans notre précédent numéro, comme le plan de situation alors annoncé.



Le supplément d'information attendu de la série de dérives à effectuer dans Amsterdam en avril et mai 1960, ainsi que de la construction concomitante d'un labyrinthe, nous incite à renvoyer à plus tard la suite de l'étude sur la dérive commencée dans notre précédent numéro, comme le plan de situation alors annoncé.



« Renseignements situationnistes », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Tuesday, August 22, 2006

L'URBANISME UNITAIRE À LA FIN DES ANNÉES 50 (décembre 1959)




En août 1956, un tract signé par les groupes qui préparaient la formation de l’I.S., appelant à boycotter le prétendu « Festival de l’Art d’Avant-Garde » convoqué alors à Marseille, faisait observer qu’il s’agissait de la plus complète sélection offlciettle de « ce qui représentera dans vingt ans l’imbécillité des années [19]50 ».


L’art moderne de cette période aura été en effet dominé, et presque exclusivement composé, par des répétitions camouflées, par une stagnation qui traduit l’épuisement définitif de tout l’ancien théâtre d’opérations culturel, et l’impuissance d’en chercher un nouveau. Cependant, souterrainement, certaines forces se sont constituées dans le même temps. Il en va ainsi de la conception d’un urbanisme unitaire, aperçue dès 1953, et désignée pour la première fois à la fin de 1956 dans un tract distribué à l’occasion d’une manifestation de nos camarades italiens, à Turin (« Paroles obscures, écrivait La Nuova Stampa du 11 décembre, dans le genre de cet avertissement : “L’avenir de vos enfants en dépend, manifestez en faveur de l’urbanisme unitaire !” »). L’urbanisme unitaire est au centre des préoccupations de l’I.S. ; et quels que soient les délais et les difficultés d’application, c’est très justement que le rapport inaugural de la Conférence de Munich constate qu’avec son apparition sur le plan de la recherche et du projet, l’urbanisme unitaire est déjà commencé.


Voilà que les années [19]50 vont finir, ces jours-ci. Sans chercher à prévoir si leur imbécillité dans l’art et l’usage de la vie, qui tient à des causes générales, peut s’atténuer ou s’aggraver immédiatement, il est temps d’examiner où en est l’U.U. après un premier stade de développement. Plusieurs points sont à préciser.


D’abord l’urbanisme unitaire n’est pas une doctrine d’urbanisme, mais une critique de l’urbanisme. De la même façon, notre présence dans l’art expérimental est une critique de l’art, la recherche sociologique doit être une critique de la sociologie. Aucune discipline séparée ne peut être acceptée en elle-même, nous allons vers une création globale de l’existence.


L’urbanisme unitaire est distinct des problèmes de l’habitat, et cependant destiné à les englober ; à plus forte raison, distinct des échanges commerciaux actuels. Il envisage en ce moment un terrain d’expérience pour l’espace social des villes futures. Il n’est pas une réaction contre le fonctionnalisme, mais son dépassement : il s’agit d’atteindre, au-delà de l’utilitaire immédiat, un environnement fonctionnel passionnant. Le fonctionnalisme, qui prétend encore à l’avant-garde parce qu’il rencontre encore des résistances passéistes, a déjà largement triomphé. Ses apports positifs : l’adaptation à des fonctions pratiques, l’innovation technique, le confort, le bannissement de l’ornement surajouté — sont aujourd’hui des banalités. Mais son champ d’application tout compte fait étroit n’a pas conduit le fonctionnalisme à une relative modestie théorique. Pour justifier philosophiquement l’extension de ses principes de renouveau à toute l’organisation de la vie sociale, le fonctionnalisme a fusionné, comme sans y penser, avec les doctrines conservatrices les plus immobiles (et, en même temps, il s’est figé lui-même en doctrine immobile). Il faut construire des atmosphères inhabitables ; construire les rues de la vie réelle, les décors d’un rêve éveillé. La question de la construction des églises fournit un critère particulièrement voyant. Les architectes fonctionnalistes ont tendance à accepter de construire des églises, pensant — s’ils ne sont pas des idiots déistes — que l’église, édifice sans fonction dans un urbanisme fonctionnel, peut être traitée comme un libre exercice de formes plastiques. Leur erreur est de négliger la réalité psycho-fonctionnelle de l’église. Les fonctionnalistes, qui expriment l’utilitarisme technique d’une époque, ne peuvent réussir une seule église, au sens où la cathédrale a été la réussite unitaire d’une société qu’il faut bien appeler primitive, enfoncée beaucoup plus loin que nous dans la misérable préhistoire de l’humanité. Les architectes situationnistes, eux, cherchant à créer, à l’époque même des techniques qui ont permis le fonctionnalisme, des nouveaux cadres de comportement délivrés de la banalité aussi bien que de tous les vieux tabous, sont absolument opposés à l’édification, et même à la conservation, de bâtiments religieux avec lesquels ils se trouvent en concurrence directe. L’urbanisme unitaire rejoint objectivement les intérêts d’une subversion d’ensemble.


Autant que de l’habitat, l’urbanisme unitaire est distinct des problèmes esthétiques. Il va contre le spectacle passif, principe de notre culture où l’organisation du spectacle s’étend d’autant plus scandaleusement qu’augmentent les moyens de l’intervention humaine. Alors qu’aujourd’hui les villes elles-mêmes sont données comme un lamentable spectacle, un supplément aux musées, pour les touristes promenés en autocars de verre, l’U.U. envisage le milieu urbain comme terrain d’un jeu en participation.







L’urbanisme unitaire n’est pas idéalement séparé du terrain actuel des villes. Il est formé à partir de l’expérience de ce terrain, et à partir des constructions existantes. Nous avons autant à exploiter les décors actuels, par l’affirmation d’un espace urbain ludique tel que le fait reconnaître la dérive, qu’à en construire de totalement inédits. Cette interpénétration (usage de la ville présente, construction de la ville future) implique le maniement du détournement architectural.

L’urbanisme unitaire est opposé à la fixation des villes dans le temps. Il conduit à préconiser au contraire la transformation permanente, un mouvement accéléré d’abandon et de reconstruction de la ville dans le temps, et à l’occasion aussi dans l’espace. On a pu ainsi envisager de tirer parti des conditions climatiques où se sont développées déjà deux grandes civilisations architecturales — au Cambodge et dans le sud-est du Mexique — pour construire dans la forêt vierge des villes mouvantes. Les nouveaux quartiers d’une telle ville pourraient être construits toujours plus vers l’Ouest, défriché à mesure, tandis que l’Est serait à part égale abandonné à l’envahissement de la végétation tropicale, créant elle-même des couches de passage graduel entre la ville moderne et la nature sauvage. Cette ville poursuivie par la forêt, outre la zone de dérive inégalable qui se formerait derrière elle, et un mariage avec la nature plus hardi que les essais de Frank Lloyd Wright, présenterait l’avantage d’une mise en scène de la fuite du temps, sur un espace social condamné au renouvellement créatif.



Carte du pays de Tendre, 1656.

L’urbanisme unitaire est contre la fixation des personnes à tels points d’une ville. Il est le socle d’une civilisation des loisirs et du jeu. On doit noter que dans le carcan du système économique actuel, la technique a été employée à multiplier les pseudo-jeux de la passivité et de l’émiettement social (télévision), alors que les nouvelles formes de participation ludique également rendues possibles sont réglementées par toutes les polices : ainsi, les sans-filistes amateurs, réduits à un boy-scoutisme technicien.

L’expérience situationniste de la dérive étant en même temps moyen d’étude et jeu du milieu urbain, elle est sur le chemin de l’urbanisme unitaire. Ne pas vouloir séparer le théorique du pratique, à propos de l’U.U., c’est non seulement faire avancer la construction (ou les recherches sur la construction, par les maquettes) avec la pensée théorique ; mais c’est surtout ne pas séparer l’emploi ludique direct de la ville, collectivement ressenti, de l’urbanisme comme construction. Les jeux et émotions réels dans les villes actuelles sont inséparables des projets de l’U.U., comme plus tard les réalisations de l’U.U. ne doivent pas se séparer de jeux et d’émotions qui naîtront dans cet accomplissement. Les dérives que l’Internationale situationniste est appelée à entreprendre au printemps de 1960 à Amsterdam, avec d’assez puissants moyens de transport et de télécommunication, sont envisagées aussi bien comme une étude objective de la ville, et comme un jeu des communications. En effet, la dérive, en dehors de ses enseignements essentiels, ne permet qu’une connaissance très exactement datée. En quelques années, la construction ou la démolition de maisons, le déplacement des micro-sociétés et des modes suffisent à changer le réseau d’attractions superficielles d’une ville ; phénomène d’ailleurs très encourageant pour le moment où nous parviendrons à une liaison active entre la dérive et la construction urbaine situationniste. Il est certain que, jusque-là, le milieu urbain changera tout seul, anarchiquement, démodant finalement les dérives dont les conclusions n’ont pu se traduire en changements conscients de ce milieu. Mais le premier enseignement de la dérive est sa propre existence en jeu.



Une zone expérimentale pour la dérive. Le centre d'Amsterdam, qui sera systématiquement exploré par des équipes situationnistes en avril-mai 1960.

Nous ne sommes qu’au début de la civilisation urbaine ; nous avons encore à la faire nous-mêmes, quoiqu’en partant de conditions préexistantes. Toutes les histoires que nous vivons, la dérive de notre vie, sont marquées par la recherche, ou le manque, d’une construction supérieure. Le changement de l’environnement fait surgir de nouveaux états de sentiments, d’abord passivement ressentis, puis qui en viennent à réagir constructivement, avec l’accroissement de la conscience. Londres a été le premier aboutissement urbain de la révolution industrielle, et c’est la littérature anglaise du XIXe siècle qui témoigne d’une prise de conscience des problèmes de l’atmosphère et des possibilités qualitativement différentes dans une grande agglomération. La lente évolution historique des passions prend un de ses tournants avec l’amour de Thomas de Quincey et de la pauvre Ann, fortuitement séparés et se cherchant sans jamais se retrouver « à travers l’immense labyrinthe des rues de Londres ; peut-être à quelques pas l’un de l’autre… » La vie réelle de Thomas de Quincey dans la période comprise entre 1804 et 1812 en fait un précurseur de la dérive : « Cherchant ambitieusement mon passage au Nord-Ouest, pour éviter de doubler de nouveau tous les caps et les promontoires que j’avais rencontrés dans mon premier voyage, j’entrais soudainement dans des labyrinthes de ruelles… J’aurais pu croire parfois que je venais de découvrir, moi le premier, quelques-unes de ces terræ incognitæ, et je doutais qu’elles eussent été indiquées sur les cartes modernes de Londres. » Et vers la fin du siècle, cette sensation est si couramment admise dans l’écriture romanesque que Stevenson montre un personnage qui, dans Londres la nuit, s’étonne de « marcher si longtemps dans un décor aussi complexe sans rencontrer ne fût-ce que l’ombre d’une aventure » (New Arabian Nights). Les urbanistes du XXe siècle devront construire des aventures.

L’acte situationniste le plus simple consistera à abolir tous les souvenirs de l’emploi du temps de notre époque. C’est une époque qui, jusqu’ici, a vécu très au-dessous de ses moyens.

« L'urbanisme unitaire à la fin des années 50 », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Friday, August 18, 2006

LE DÉTOURNEMENT COMME NÉGATION ET COMME PRÉLUDE








Le détournement, c’est-à-dire le réemploi clans une nouvelle unité d’éléments artistiques préexistants, est une tendance permanente de l’actuelle avant-garde, antérieurement à la constitution de l’I.S. comme depuis. Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d’importance — allant jusqu’à la déperdition de son sens premier — de chaque élément autonome détourné ; et en même temps, l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée.


Il y a une force spécifique dans le détournement, qui tient évidemment à l’enrichissement de la plus grande part des termes par la coexistence en eux de leurs sens ancien et immédiat — leur double fond. Il y a une utilité pratique par la facilité d’emploi, et les virtualités inépuisables de réemploi ; à propos du moindre effort permis par le détournement, nous avons déjà dit (Mode d’emploi du détournement, mai 1956) : « Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie avec laquelle on bat en brèche toutes les murailles de Chine de l’intelligence. » Cependant, ces points par eux-mêmes ne justifient pas le recours au procédé que la phrase précédente montrait « se heurtant de front à toutes les conventions mondaines et juridiques ». Il y a un sens historique du détournement. Quel est-il ?




« Le détournement est un jeu dû à la capacité de dévalorisation », écrit Jorn, dans son étude Peinture détournée (mai 1959), et il ajoute que tous les éléments du passé culturel doivent être « réinvestis » ou disparaître. Le détournement se révèle ainsi d’abord comme la négation de la valeur de l’organisation antérieure de l’expression. Il surgit et se renforce de plus en plus dans la période historique du dépérissement de l’expression artistique. Mais, en même temps, les essais de réemploi du « bloc détournable » comme matériau pour un autre ensemble expriment la recherche d’une construction plus vaste, à un niveau de référence supérieur, comme une nouvelle unité monétaire de la création.




L’I.S. est un mouvement très particulier, d’une nature différente des avant-gardes artistiques précédentes. L’I.S. peut être comparée, dans la culture, par exemple à un laboratoire de recherches, et aussi bien à un parti, où nous sommes situationnistes, et où rien de ce que nous faisons n’est situationniste. Ceci n’est un désaveu pour personne. Nous sommes partisans d’un certain avenir de la culture, de la vie. L’activité situationniste est un métier défini que nous n’exerçons pas encore.




Ainsi, la signature du mouvement, la trace de sa présence et de sa contestation dans la réalité culturelle d’aujourd’hui, puisque nous ne pouvons en aucun cas représenter un style commun, quel qu’il soit, c’est d’abord l’emploi du détournement. On peut citer, au stade de l’expression détournée, les peintures modifiées de Jorn ; le livre « entièrement composé d’éléments préfabriqués » de Debord et Jorn, Mémoires (dans lequel chaque page se lit en tous sens, et où les rapports réciproques des phrases sont toujours inachevés) ; les projets de Constant pour des sculptures détournées ; dans le cinéma, le documentaire détourné de Debord Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. Au stade de ce que le Mode d’emploi du détournement appelait « l’ultra-détournement, c’est-à-dire les tendances du détournement à s’appliquer dans la vie sociale et quotidienne » (par exemple les mots de passe ou le déguisement vestimentaire, appartenant à la sphère du jeu), il faudrait parler, à des niveaux différents, de la peinture industrielle de Gallizio ; du projet « orchestral » de Wyckaert pour une peinture à la chaîne avec division du travail sur la base de la couleur ; des multiples détournements d’édifices qui seront à l’origine de l’urbanisme unitaire. Mais ce serait aussi le lieu de citer les formes mêmes de l’« organisation » de l’I.S., et de sa propagande.




À ce point de la marche du monde, toutes les formes de l’expression commencent à tourner à vide, et se parodient elles-mêmes. Comme les lecteurs de cette revue peuvent le constater fréquemment, l’écriture d’aujourd’hui a toujours quelque chose de parodique. « Il faut, annonçait le Mode d’emploi, concevoir un stade parodique-sérieux où l’accumulation d’éléments détournés, loin de vouloir susciter l’indignation ou le rire en se référant à la notion d’une œuvre originale, mais marquant au contraire notre indifférence pour un original vidé de sens et oublié, s’emploierait à rendre un certain sublime. »




Le parodique-sérieux recouvre les contradictions d’une époque où nous trouvons, aussi pressantes, l’obligation et la presque impossibilité de rejoindre, de mener, une action collective totalement novatrice. Où le plus grand sérieux s’avance masqué dans le double jeu de l’art et de sa négation ; où les essentiels voyages de découverte ont été entrepris par des gens d’une si émouvante incapacité.






« Le détournement comme négation et comme prélude », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

LE CINÉMA APRÈS ALAIN RESNAIS (décembre 1959)



La « nouvelle vague » de réalisateurs qui effectue en ce moment la relève du cinéma français est définie d’abord par l’absence notoire et complète de nouveauté artistique, fût-ce simplement au stade de l’intention. Moins négativement, elle est caractérisée par quelques conditions économiques particulières dont le trait dominant est sans doute l’importance prise en France, depuis une dizaine d’années, par une certaine critique de cinéma qui représente une force d’appoint non négligeable pour l’exploitation des films. Ces critiques en sont venus à employer cette force directement à leur usage, en tant qu’auteurs de films. Ceci constitue leur seule unité. Les valorisations respectueuses qu’ils plaquaient sur une production dont tout leur échappait servent désormais pour leurs propres œuvres, devenues réalisables à bon marché dans la mesure même où ce jeu de valorisation peut remplacer, pour un public assez étendu, les coûteuses attractions du star system. La « nouvelle vague » est principalement l’expression des intérêts de cette couche de critiques.

Dans la confusion dont ceux-ci ont toujours vécu, comme critiques et comme cinéastes, le film d’Alain Resnais, Hiroshima mon amour, passe avec le reste de la fameuse vague, et recueille le même genre d’admiration.Il est facile de reconnaître sa supériorité. Mais il semble que peu de gens se préoccupent de définir la nature de cette supériorité.

Resnais avait déjà fait plusieurs courts-métrages, avec le plus grand talent (Nuit et Brouillard), mais c’est Hiroshima qui marque un saut qualitatif dans le développement de son œuvre et dans celui du spectacle cinématographique mondial. Si l’on met à part des expériences qui sont restées jusqu’ici en marge du cinéma, tels certains films de Jean Rouch, quant au contenu, ou ceux du groupe lettriste vers 1950, quant aux recherches formelles (Isou, Wolman, Marco — les correspondances du premier surtout avec Resnais n’étant curieusement signalées par personne), Hiroshima apparaît comme le film le plus original, celui qui contient le plus d’innovations depuis l’époque de l’affirmation du cinéma parlant. Hiroshima, sans renoncer à une maîtrise des pouvoirs de l’image, est fondé sur la prééminence du son : l’importance de la parole procède non seulement d’une quantité et même d’une qualité inhabituelles, mais du fait que le déroulement du film est beaucoup moins présenté par les gestes des personnages filmés que par leur récitatif (lequel peut aller jusqu’à faire souverainement le sens de l’image, comme c’est le cas pour le long travelling dans les rues qui termine la première séquence).

Le public conformiste sait qu’il est permis d’admirer Resnais. Il l’admire donc tout comme un Chabrol. Resnais, par diverses déclarations, a montré qu’il avait suivi une ligne réfléchie dans la recherche d’un cinéma fondé sur l’autonomie du son (en définissant Hiroshima comme un « long court-métrage » commenté ; en reconnaissant son intérêt pour quelques films de Guitry ; en parlant de sa tendance vers un opéra cinématographique). Cependant, la discrétion personnelle et la modestie de Resnais ont aidé à estomper le problème du sens de l’évolution qu’il représente. Ainsi, la critique s’est partagée en réserves et éloges également inadéquats.

L’objection la plus banale et la plus fausse consiste à dissocier Resnais de Marguerite Duras, en saluant le talent du metteur en scène pour déplorer l’exagération littéraire des dialogues. Le film est ce qu’il est à cause de cet emploi du langage, que Resnais a voulu, et que son scénariste a réussi. Jean-François Revel, dénonçant très justement, dans Arts (26-8-59), la « révolution rétrospective » menée par le pseudo-modernisme des « nouvelles vagues », romanesque ou cinématographique, commet l’erreur d’y englober Resnais à cause de son commentaire, « pastiche de Claudel ». Ainsi Revel, qui depuis longtemps s’est fait apprécier par l’intelligence de ses attaques sans jamais définir ce qu’il aime, montre une faiblesse soudaine quand il s’agit de distinguer, dans la pacotille à la mode, une nouveauté réelle. Ce qu’il préfère, d’après son article d’Arts, simplement à cause du contenu sympathique, c’est la malheureuse convention cinéatographique des Tripes au soleil, de Bernard-Aubert.

Les partisans de Resnais parlent assez libéralement de génie, à cause du prestigieux mystère du terme, qui dispense d’expliquer l’importance objective d’Hiroshima : l’apparition dans le cinéma « commercial » du mouvement d’auto-destruction qui domine tout l’art moderne.

Les admirateurs d’Hiroshima s’efforcent d’y trouver les petits côtés admirables, par où ils le rejoindraient. Ainsi, tout le monde va parlant de Faulkner et de sa temporalité. Là-dessus, Agnès Varda, qui n’a rien, nous dit qu’elle doit tout à Faulkner. En fait, chacun insiste sur le temps bouleversé du film de Resnais pour ne pas en voir les autres aspects destructifs. De la même façon, on parle de Faulkner comme d’un spécialiste, accidentel, de l’émiettement du temps, accidentellement rencontré par Resnais, pour oublier ce qu’il est déjà advenu du temps, et plus généralement du récit romanesque, avec Proust et Joyce. Le temps d’Hiroshima, la confusion d’Hiroshima, ne sont pas une annexion du cinéma par la littérature ; c’est la suite dans le cinéma du mouvement qui a porté toute l’écriture, et d’abord la poésie, vers sa dissolution.

On a aussi tendance à expliquer Resnais, de même que par des talents exceptionnels, par des motivations psychologiques personnelles — les uns comme les autres ayant évidemment un rôle, que nous n’examinerons pas ici. Ainsi, on entend dire que le thème de tous les films d’Alain Resnais est la mémoire, comme par exemple celui des films de Hawks est l’amitié virile, etc. Mais on veut ignorer que la mémoire est forcément le thème significatif de l’apparition de la phase de critique interne d’un art. De sa mise en question ; sa contestation dissolvante. La question du sens de la mémoire est toujours liée à la question du sens d’une permanence transmise par l’art.

Le plus simple accès du cinéma au moyen d’expression libre est en même temps déjà dans la perspective de la démolition de ce moyen. Dès que le cinéma s’enrichit des pouvoirs de l’art moderne, il rejoint la crise globale de l’art moderne. Ce pas en avant rapproche le cinéma de sa mort, en même temps que de sa liberté : de la preuve de son insuffisance.

Dans le cinéma, la revendication d’une liberté d’expression égale à celle des autres arts masque la faillite générale de l’expression au bout de tous les arts modernes. L’expression artistique n’est en rien une véritable self-expression, une réalisation de sa vie. La proclamation du « film d’auteur » est déjà périmée avant d’avoir effectivement dépassé la prétention et le rêve. Le cinéma, qui a virtuellement des pouvoirs plus forts que les arts traditionnels, est chargé de trop de chaînes économiques et morales pour pouvoir être jamais libre dans les présentes conditions sociales. De sorte que le procès du cinéma sera toujours en appel. Et quand le renversement prévisible des conditions culturelles et sociales permettra un cinéma libre, beaucoup d’autres domaines d’actions auront été introduits nécessairement. Il est probable qu’alors la liberté du cinéma sera largement dépassée, oubliée, dans le développement général d’un monde où le spectacle ne sera plus dominant. Le trait fondamental du spectacle moderne est la mise en scène de sa propre ruine. C’est l’importance du film de Resnais, assurément conçu en dehors de cette perspective historique, d’y ajouter une nouvelle confirmation.



« Le cinéma après Alain Resnais », Internationale Situationniste, numéro 3, décembre 1959 (Comité de Rédaction : Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)