LA LUTTE POUR LE CONTRÔLE DES NOUVELLES TECHNIQUES DE CONDITIONNEMENT (juin 1958)
« On peut dorénavant déclencher à coup sûr les réactions des hommes dans des directions déterminées à l’avance », écrivait Serge Tchakhotine à propos des méthodes d’influence employées sur des collectivités par les révolutionnaires et par les fascistes entre les deux guerres mondiales (Le viol des foules par la propagande politique, Gallimard). Les progrès scientifiques depuis ont été constants. On a avancé dans l’étude expérimentale des mécanismes du comportement ; on a trouvé de nouveaux usages des appareils existants ; on en a inventé de nouveaux. On fait l’essai, depuis assez longtemps, d’une publicité invisible (par l’introduction dans un déroulement cinématographique d’images autonomes, au vingt-quatrième de seconde, sensibles à la rétine mais restant en deçà dune perception consciente) et d’une publicité inaudible (par infra-sons). En 1957 le service de recherche de la Défense nationale du Canada a fait effectuer une étude expérimentale de l’ennui en isolant des sujets dans un environnement aménagé de telle sorte que rien ne pouvait s’y passer (cellule aux murs nus, éclairée sans interruption, meublée seulement d’un divan confortable, rigoureusement dépourvue d’odeurs, de bruits, de variations de température). Les chercheurs ont constaté des troubles étendus du comportement, le cerveau étant incapable en l’absence des stimuli sensoriels de se maintenir dans une excitation moyenne nécessaire à son fonctionnement normal. Ils ont donc pu conclure à l’influence néfaste d’une ambiance ennuyeuse sur le comportement humain, et expliquer par là les accidents imprévisibles qui surviennent dans les travaux monotones, destinés à se multiplier avec l’extension de l’automation.
On va plus loin avec le témoignage d’un certain Lajos Ruff, publié dans la presse française, et en librairie, au début de 1958. Son récit, suspect à bien des égards, mais ne contenant aucune anticipation de détail, décrit le « lavage de cerveau » que lui aurait fait subir la police politique hongroise en 1956. Ruff dit avoir passé six semaines enfermé dans une chambre où l’emploi unitaire de moyens qui sont tous amplement connus visait — et a finalement réussi — à lui faire perdre toute croyance en sa perception du monde extérieur et en sa propre personnalité. Ces moyens étaient : l’ameublement résolument autre de cette pièce close (meubles transparents, lit courbe) ; l’éclairage, avec l’intervention chaque nuit d’un rayon lumineux venu de l’extérieur, contre les effets psychiques duquel on l’avait délibérément mis en garde, mais dont il ne pouvait s’abriter ; les procédés de la psychanalyse utilisés par un médecin dans des conversations quotidiennes ; diverses drogues ; des mystifications élémentaires, réussies à la faveur de ces drogues (bien qu’il ait tout lieu de croire qu’il n’a pu sortir depuis des semaines de sa chambre, il lui arrive de s’éveiller avec des vêtements humides et des souliers boueux) ; des projections de films absurdes ou érotiques, confondues avec d’autres scènes qui se produisent parfois dans la chambre ; enfin des visiteurs qui s’adressent à lui comme s’il était un héros de l’aventure — épisode de la Résistance en Hongrie — qu’un autre cycle de films lui fait voir (des détails se retrouvent dans ces films et dans les rencontres réelles, il finit par ressentir la fierté de prendre part à cette action).
Nous devons recoinaître là un usage répressif d’une construction d’ambiance parvenue à un stade assez complexe. Toutes les découvertes de la recherche scientifique désintéressée ont été jusqu’ici négligées par les artistes libres, et utilisées immédiatement par les polices. La publicité invisible ayant soulevé quelque inquiétude aux États-Unis, on a rassuré tout le monde en annonçant que les deux premiers slogans diffusés seraient sans danger pour quiconque. Ils influenceront dans ces deux directions : « Conduisez moins vite » — « ALLEZ À L’ÉGLISE ».
C’est toute la conception humaniste, artistique, juridique, de la personnalité inviolable, inaltérable, qui est condamnée. Nous la voyons s’en aller sans déplaisir. Mais il faut comprendre que nous allons assister, participer, à une course de vitesse entre les artistes libres et la police pour expérimenter et développer l’emploi des nouvelles techniques de conditionnement. Dans cette course la police a déjà un avantage considérable. De son issue dépend pourtant l’apparition d’environnements passionnants et libérateurs, ou le renforcement — scientifiquement contrôlable, sans brèche — de l’environnement du vieux monde d’oppression et d’horreur. Nous parlons d’artistes libres, mais il n’y a pas de liberté artistique possible avant de nous être emparés des moyens accumulés par le XXe siècle, qui sont pour nous les vrais moyens de la production artistique, et qui condamnent ceux qui en sont privés à n’être pas des artistes de ce temps. Si le contrôle de ces nouveaux moyens n’est pas totalement révolutionnaire, nous pouvons être entraînés vers l’idéal policé d’une société d’abeilles. La domination de la nature peut être révolutionnaire ou devenir l’arme absolue des forces du passé. Les situationnistes se placeront au service de la nécessité de l’oubli. La seule force dont ils peuvent attendre quelque chose est ce prolétariat, théoriquement sans passé, obligé de tout réinventer en permanence, dont Marx disait qu’il « est révolutionnaire ou n’est rien ». Sera-t-il, de notre temps, ou non ? La question est d’importance pour notre propos : le prolétariat doit réaliser l’art.
« La lutte pour le contrôle des nouvelles techniques de conditionnement », Internationale Situationniste, numéro 1, juin 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Giuseppe PINOT-GALLIZIO, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)
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