LA MINUTE DE VÉRITÉ (Décembre 1960)
« Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu'il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l'aventure individuelle ; considérant qu'eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d'intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l'équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
« - Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
« - Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
« - La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. »
Telles sont les conclusions d'une Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre díAlgérie, signée par 121 artistes et intellectuels, qui a été publiée au début de septembre. Des poursuites ayant été aussitôt engagées, et les premières inculpations notifiées, dans le courant du mois de septembre, 60 à 70 noms s'ajoutèrent à la première liste ; dont certains étaient connus pour être assez éloignés de tout radicalisme politique. Pour briser ce mouvement, le gouvernement n'hésita pas à recourir à des sanctions exceptionnelles, annoncées le 28 septembre. Tandis que les fonctionnaires (généralement de l'enseignement) étaient suspendus, tous les signataires se voyaient bannis de la radio-télévision, leurs noms mêmes ne pouvant plus y être cités ; et rejetés des théâtres subventionnés ou des films normalement enregistrés par le Centre National du Cinéma. En outre, à ce jour, les peines maximales relatives au délit reconnu dans ce texte, passaient de plusieurs mois à plusieurs années de prison. Par ces mesures, le gouvernement admettait qu'il ne pouvait contenir l'extension du scandale qu'au moyen d'une guerre ouverte contre toute la liberté culturelle dans ce pays. Ces extrémités paraissent d'ailleurs avoir été peu payantes puisque plus de 60 signatures se portèrent après cette date sur la déclaration interdite - qui totalise à ce jour 254 signatures au moins. Et puisque les inculpations ne se succèdent qu'avec une grande lenteur.
L'effet de la « Déclaration des 121 », grâce à la publicité que la répression lui assurait en France et à l'étranger, fut loin díêtre négligeable. On vit l'intelligence garantie française se compter sur un noble manifeste qui appelait le pouvoir à frapper plus vite et plus fort contre l'anti-France ; le spirituel journal de l'intellectuel Poujade stigmatiser sur huit colonnes à la une « le manifeste des pédérastes » ; et certains vieux spécialistes de la mise en question totale des « perspectives » sociales se questionner promptement sur leur propre participation à cet excès, et s'employer aussitôt à détourner des signatures vers une pétition respectueuse, par laquelle la Fédération de l'Éducation Nationale faisait savoir qu'elle souhaitait que cette guerre se terminât par une négociation (on pense particulièrement à E. Morin et C. Lefort).
Dans la couche culturelle, le mérite de cette déclaration est d'avoir apporté une ligne de séparation fort nette. Les signataires ne représentent nullement une politique d'avant-garde, ni un programme cohérent, ni même un rassemblement dont - en dehors de ce geste - on pourrait approuver la plupart des individus. Mais tous ceux qui n'ont pas voulu, dans ces circonstances, prendre parti pour la cause indivise de la liberté des Algériens et des intellectuels français poursuivis, ont contresigné, au contraire, l'aveu que toutes leurs éventuelles prétentions à rôder encore parmi les problèmes d'un « avant-gardisme » quelconque devront être traitées toujours par le rire et le mépris. C'est ainsi que l'on ne s'étonne pas de n'avoir guère revu dans cette galère les crétins qui avaient organisé quelques mois auparavant un anti-procès, où leur idée-force, pour compenser leur hideuse déficience artistique, sociale et intellectuelle, était que l'on devait rejeter tout jugement pour que la liberté soit vraiment défendue. Fidèles à eux-mêmes, ils n'ont pas jugé qu'il y ait eu quelque liberté à défendre avec les 121.
Politiquement, cette déclaration n'a pas été sans servir au relatif réveil de l'opinion française depuis trois mois. Le soir du 27 octobre, malgré l'éclatant sabotage des communistes, et le frein de toutes les bureaucraties syndicales, la jeunesse, surtout étudiante, a pu mener une première manifestation de rue contre la guerre. Une certaine prise de conscience s'opère, après des années de mystifications et de démissions.
Le 11 décembre, la révolution algérienne, avec l'intervention des masses dans les rues d'Alger et d'Oran, a fait entendre aux sourds les plus résolus qu'elle était en effet « la cause du peuple algérien » dans son ensemble. Le même scandale n'est plus exprimé par un tract des intellectuels, mais avec le sang des foules désarmées. Il s'adresse toujours, finalement, au prolétariat de France, dont l'intervention seule pourrait achever la guerre vite et bien.
« La minute de vérité », Internationale Situationniste, numéro 5, décembre 1960 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I.S. : DEBORD, JORN, KOTANYI, NASH, STURM, WYCKAERT)
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DÉCLARATION SUR LE DROIT À L'INSOUMISSION DANS LA GUERRE D'ALGÉRIE
(6 septembre 1960)
Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l’opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d’Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s’est ouverte il y a six ans.
De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s’être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d’hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu’ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s’est affirmée et qu’il importe de ressaisir, quelle que soit l’issue des événements.
Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre d’indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n’est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n’a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l’Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l’être. Il ne suffirait même pas de dire qu’il s’agit d’une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l’équivoque persiste.
En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l’Etat a d’abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d’accomplir ce qu’il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s’est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu’elle exige d’être enfin reconnue comme communauté indépendante.
Ni guerre de conquête, ni guerre de « défense nationale », ni guerre civile, la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l’effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
C’est, aujourd’hui, principalement la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?
C’est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d’obligations traditionnelles. Qu’est-ce que le civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la « trahison » signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l’utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l’armée s’affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l’armée ne prend-elIe pas un sens nouveau ?
Le cas de conscience s’est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d’insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d’aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d’ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d’action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d’opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle ; considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.
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