Wednesday, June 21, 2006

CHANSON À BOIRE


Chanson à boire

Seigneur, ne voyez-vous donc point les eaux du fleuve Jaune ?
Elles descendent du ciel et coulent vers la mer sans jamais revenir 1.
Seigneur, ne regardez-vous donc point dans les miroirs qui ornent votre noble demeure,
Et ne gémissez-vous pas en apercevant vos cheveux blancs ?
Ils étaient ce matin comme les fils de soie noire,
Et, ce soir, les voilà déjà mêlés de neige.
L’homme qui sait comprendre la vie doit se réjouir chaque fois qu’il le peut,
En ayant soin que jamais sa tasse ne reste vide en face de la lune 2.
Le ciel ne m’a rien donné sans vouloir que j’en fasse usage ;
Mille pièces d’or que l’on disperse pourront de nouveau se réunir.
Que l’on cuise donc un mouton, que l’on découpe un bœuf, et qu’on soit en joie ;
Il faut qu’ensemble aujourd’hui, nous buvions d’une seule fois trois cents tasses 3.
Les clochettes et les tambours, la recherche dans les mets ne sont point choses nécessaires,
Ne désirons qu’une longue ivresse, mais si longue qu’on n’en puisse sortir.
Les savants et les sages de l’Antiquité n’ont eu que le silence et l’oubli pour partage ;
Il n’est vraiment que les buveurs dont le nom passe à la postérité.


LI BAI (alias LI PO)


Notes

1. La mythologie chinoise place les sources du fleuve Jaune dans la voie lactée. On trouvera cette fable rapportée plus loin, aux notes de la pièce de Ouang-leng-jèn, ayant pour titre : Sur un vieil arbre couché au bord de l’eau...
2. Pour les Chinois, qui n’ont guère de soirées aux flambeaux, le clair de lune est toujours une occasion de prolonger la veillée. Ne jamais laisser sa tasse vide en face de la lune équivaut donc à dire : ne jamais perdre une occasion de boire et de se divertir.
3. Ce nombre de trois cents tasses est évidemment hyperbolique. Il est bon de noter toutefois que ces tasses pour boire le vin, qui figurent invariablement dans les réunions d’amis et de poètes, ne sont pas même de la contenance de nos plus petits verres à liqueur. Il est vrai d’ajouter aussi que le vin des Chinois n’est le plus souvent que de l’eau-de-vie de grain.
La culture des lettres étant la principale préoccupation des classes élevées, chez un peuple où les succès littéraires deviennent la clef de toutes les carrières, des passe-temps très goûtés sont ceux où l’on fait assaut de verve et d’érudition. Toute erreur, toute lenteur d’inspiration, tout défaut de mémoire sont punis, suivant la gravité des cas, d’une ou plusieurs tasses à vider. Les plus habiles acceptent des défis dont le résultat se devine, et chacun arrive bientôt à cet état de demi-ivresse, pouàn-tsieou, si vanté par les poètes chinois.
Quant à Li Po, il faut malheureusement constater qu’il n’était guère dans ses principes de s’en tenir là.

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