Thursday, June 22, 2006

MISÉRABLE MIRACLE. MÉPRISABLE MÉTIER


1.


La poésie moderne s’est faite dans une opposition constante aux forces dominantes de la société où ses créateurs ont vécu. Ceux-ci se virent reprocher également les singularités de leur œuvre et celles de leur existence. Longtemps l’idéologie régnante ne les intégra pas sans réserves à son panthéon, même quand leur apport fut devenu difficilement discutable. Mallarmé défendait encore Poe d’avoir puisé son inspiration « dans le flot sans honneur de quelque noir mélange ». Bref, la pensée bourgeoise se défendait sur tous les fronts.

Aujourd’hui, le pouvoir est aux mains des mêmes gens, mais on sait qu’ils n’en sont plus à soutenir une pensée qui leur serait propre. Ils s’en consolent en niant la possibilité même d’une pensée soutenable (ceci pour les plus avancés, bien sûr il y a encore des chrétiens). Et les formes d’art qui détruisaient leur culture et leurs goûts ont si bien triomphé qu’ils arrivent, à présent qu’elles sont épuisées et rabâchées, à en admirer les dernières redites et à en respecter les infirmités mêmes.

C’est ainsi qu’Henri Michaux peut faire une exposition et un ou deux livres (Misérable Miracle) fondés sur ce seul intérêt qu’ils ont été produits sous l’influence de la mescaline. La folie, la drogue restent les éternels moyens de diversion d’une arrière-garde patentée, dépourvue désormais de toute contrepartie positive, servant à sa petite place — entre les potins de Elle, les dernières découvertes d’Hitchcock et les jeunes Turcs du parti radical — au grand travail d’abrutissement des foules.



2.


Proposition d’Asger Jorn : pour accélérer lucidement ce processus de décomposition, la Comédie-Française se doit de jouer les classiques (et, à son défaut, un quelconque théâtre de la Huchette, hospitalier aux petits inventeurs, pourrait y gagner de l’estime) sous l’empire de drogues appropriées et annoncées sur les affiches et programmes. Une grande variété d’interprétations de la même pièce est garantie selon que la troupe sera tout entière sous l’effet de l’opium ou de l’héroïne ; pour le lendemain goûter du haschisch, ou même de stupéfiants aussi diversifiés qu’il y a d’acteurs. Régal pour le lettré et assurance d’un stable public de drogués, qui contribuera à remédier à la crise financière de notre théâtre.

Au cas où l’on aurait le courage d’en venir promptement à ces extrémités, les lettristes s’engagent à assister aux spectacles en état d’ivresse manifeste, à la suite de l’absorption de rhum, vodka, vin rouge ou d’un autre breuvage choisi par le régisseur en harmonie avec ses propres tentatives.

« « MISÉRABLE MIRACLE » Méprisable métier », Potlatch. Bulletin d’information de l’Internationale lettriste, numéro 26, 7 mai 1956

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