LA FRONTIÈRE SITUATIONNISTE (Décembre 1960)
On sait ce que n'est pas l'I.S. ; quel terrain elle ne se soucie plus d'occuper (ou seulement d'une façon marginale, en lutte contre toutes les conditions existantes). Il est plus difficile de dire où va l'I.S., de caractériser positivement le projet situationniste. On peut énumérer pourtant, fragmentairement, certaines positions provisoires de sa marche.
À l'encontre des corps hiérarchisés de spécialistes que constituent, de plus en plus, les bureaucraties, armées, et même partis politiques du monde moderne, l'I.S., on le verra un jour, se présente comme la forme la plus pure d'un corps anti-hiérarchique d'anti-spécialistes.
La critique et la construction situationnistes concernent, à tous les niveaux, la valeur d'usage de la vie. Comme notre conception de l'urbanisme est une critique de l'urbanisme ; comme notre expérience des loisirs est en fait un refus du loisir (au sens dominant de séparation et passivité) ; de même si nous désignons notre champ d'action dans la vie quotidienne, il s'agit d'une critique de la vie quotidienne, mais qui devra être « critique radicale effectuée, et non plus souhaitée, indiquée » (Frankin, Esquisses programmatiques), cette critique pratique de la vie quotidienne allant vers son dépassement dans le « quotidien rendu impossible ».
Nous ne pensons pas avoir inventé des idées extraordinaires dans la culture moderne, mais plutôt avoir commencé à faire remarquer l'extraordinaire de son néant. Les spécialistes de la production culturelle sont ceux qui se résignent le plus aisément à leur séparation, et donc à leur carence. Mais c'est l'ensemble de la société présente qui ne peut éviter le problème de la récupération de ses infinies capacités aliénées, incontrôlées.
L'abondance, comme avenir humain, ne saurait être abondance d'objets, même d'objets « culturels » appartenant au passé ou recommencés sur ce modèle, mais abondance de situations (de la vie, de dimensions de la vie). Dans le cadre actuel d'une propagande de la consommation, la mystification fondamentale de la publicité est d'associer des idées de bonheur à des objets (télévision, ou meubles de jardin, ou automobile, etc.), et d'ailleurs en rompant le lien naturel que ces objets peuvent entretenir avec d'autres, pour leur faire constituer avant tout un milieu matériel d'un « haut standing ». Cette image imposée du bonheur constituant aussi le caractère directement terroriste de la publicité. Cependant, le « bonheur », tel moment heureux, dépendent d'une réalité globale qui n'implique pas moins que des personnages en situation : des personnes vivantes et le moment qui est leur éclairage et leur sens (leur marge de possible). Dans la publicité, les objets sont traités comme passionnants, sur le mode passionné (« comme la vie doit être transformée quand on possède une merveilleuse voiture comme celle-ci »). Mais rien de ce qui serait plus digne d'intérêt ne peut être traité sans mettre en péril le conditionnement d'ensemble : quand la publicité s'occupe d'une passion réelle, il ne s'agit que de la publicité d'un spectacle.
L'architecture encore à faire doit s'écarter des préoccupations de beauté spectaculaire de l'ancienne architecture monumentale ; au profit d'organisations topologiques commandant une participation générale. Nous jouerons sur la topophobie et créerons une topophilie. Le situationniste considère son environnement et lui-même comme plastiques.
La nouvelle architecture pourra commencer ses premiers exercices pratiques par le détournement de blocs affectifs d'ambiance anciennement définis (le château, par exemple). L'emploi du détournement, dans l'architecture comme pour construire des situations, marque le réinvestissement des produits qu'il s'agit de soustraire aux fins de l'actuelle organisation économique-sociale, et la rupture avec le souci formaliste de créer abstraitement de l'inconnu. Il s'agit de libérer d'abord les désirs existants, de les déployer dans les dimensions nouvelles d'une réalisation inconnue.
C'est ainsi que les recherches dans la voie d'un art direct des situations viennent d'avancer sans doute considérablement avec la première ébauche d'une notation préalable des lignes de force des événements d'une situation projetée. Il s'agit de schémas, d'équations où les participants pourraient choisir quelles inconnues ils vont jouer, sérieusement, sans spectateurs, et sans autre but que ce jeu. Voici assurément un prototype d'arme efficace dans la lutte contre l'aliénation, bonne en tout cas pour rompre avec les affligeantes conventions du libertinage ; une première reprise de l'avance sur la voie fouriériste des « parcours de bonheur ». Il faut ajouter que nous ne soutenons aucune forme souhaitable ou garantie de bonheur. Et aussi que ces schémas, plus ou moins précisés et complétés, ne peuvent servir que de piste de départ pour sauter dans l'inconnu ouvert par un arrangement calculé díévénements. Ces schémas sont encore une application du principe situationniste de la catapulte, observé au cours de la dérive des 29, 30 et 31 mai à Bruxelles et Amsterdam. L'expérience a fait apparaître en ce cas qu'une très forte accélération de la traversée de l'espace social, organisée temporairement et sous des prétextes utilitaires par exemple, pouvait avoir pour effet de projeter brusquement les sujets, au moment où l'accélération cesse, dans une dérive qu'ils parcourent sur leur vitesse acquise. Bien évidemment, on ne doit pas perdre de vue que toute expérience qui peut être montée à partir de bases restreintes, en dépit de sa valeur en renseignements et aussi en propagande, étant seulement à l'échelle du laboratoire, à un degré infinitésimal de l'ensemble social, présentera non seulement une différence d'échelle mais une différence de nature par rapport aux constructions futures de la vie. Mais ce laboratoire hérite de toutes les créations d'une sphère culturelle épuisée ; et en prépare le dépassement concret.
Voici donc les ultimes avant-postes de la culture. Au-delà, commence la conquête de la vie quotidienne.
« La frontière situationniste », Internationale Situationniste, numéro 5, décembre 1960 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I.S. : DEBORD, JORN, KOTANYI, NASH, STURM, WYCKAERT)
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