Wednesday, November 15, 2006

DU RÔLE DE L'I.S. (Avril 1962)



Nous sommes totalement populaires. Nous ne prenons en considération que des problèmes qui sont déjà en suspens dans toute la population. La théorie situationniste est dans le peuple comme le poisson dans l'eau. À ceux qui croient que l'I.S. construit une forteresse spéculative, nous affirmons au contraire : nous allons nous dissoudre dans la population qui vit à tout moment notre projet, le vivant d'abord, bien sûr, sur le mode du manque et de la répression.

Ceux qui n'avaient pas compris cela, doivent se remettre à l'étude de notre programme. Internationale Situationniste, publiant le compte rendu provisoire d'un dépassement, est une revue telle qu'a'près avoir lu le plus récent numéro on trouve comment il fallait commencer à lire le premier.

Les spécialistes se flattent peut-être de l'illusion qu'ils tiennent certains domaines de la connaissance et de la pratique, mais il n'y a pas de spécialiste qui échappe à notre critique omnisciente. Nous reconnaissons à quel point nous manquons encore de moyens, et le manque de nos moyens est d'abord notre manque d'informations (tant à propos de l'inaccessibilité des documents essentiels là où il en existe qu'à propos de l'absence de tout document sur les problèmes les plus importants que nous pouvons désigner). Mais il ne faut tout de même pas oublier que la racaille technocratique manque aussi d'informations. Même là où elle dispose, selon ses propres normes, des informations les plus étendues, elle n'a que 10 % de ce qui lui serait nécessaire pour nous démentir. Éventualité qui est une pure clause de style, puisque la bureaucratie dirigeante, par sa nature même, ne peut aller loin dans le quantitatif de l'information (elle ne peut qu'ignorer comment les ouvriers travaillent, comment les gens vivent réellement) ; ainsi donc elle ne peut espérer rejoindre le qualitatif. Au contraire, il ne nous manque que du quantitatif, et nous l'aurons dans l'avenir, puisque nous avons le qualitatif, qui agit dès à présent comme un exposant qui multiplie la quantité des informations dont nous disposons. On pourrait étendre cet exemple à la compréhension du passé : nous nous faisons forts d'approfondir et de réévaluer certaines périodes historiques, même sans accéder à la plus large part de l'érudition des historiens.

Les faits bruts, connus de tous les spécialistes, désavouent l'actuelle organisation de la réalité (disons : le décor de Sarcelles aussi bien que le mode de vie de Tony Armstrong-Jones), en font une implacable critique immédiate. Les spécialistes à gages depuis trop longtemps se félicitent de ce que personne ne représente ces faits, que toute la réalité présente. Qu'ils tremblent ! Leur bon temps est passé. Nous les abattrons, en même temps que toutes les hiérarchies qui les abritent.

Nous sommes capables d'apporter la contestation dans chaque discipline. Nous ne laisserons aucun spécialiste rester maître díune seule spécialité. Nous sommes prêts à manier transitoirement des formes à l'intérieur desquelles on peut chiffrer et calculer : ce qui nous le permet, c'est que nous connaissons la marge d'erreur, elle-même calculable, qui fait forcément partie de tels calculs. Nous diminuerons alors nous-mêmes nos résultats du facteur d'erreur introduit par l'usage de catégories que nous savons fausses. Il nous est facile de choisir chaque fois le terrain du conflit. S'il faut faire face, avec des « modèles », aux « modèles » qui sont aujourdíhui les points de convergence de la pensée technocratique (que ce soit la concurrence totale ou la planification totale) notre « modèle » est la communication totale. Que l'on ne nous parle plus d'utopie. Il faut reconnaître là une hypothèse qui, évidemment, n'est jamais réalisée exactement dans le réel, pas plus que les autres. Mais nous tenons nous-mêmes son facteur complémentaire avec la théorie du potlatch comme expression irréversible. Il n'y a plus d'« utopie » possible, parce que toutes les conditions de sa réalisation existent déjà. On les détourne pour servir au maintien de l'ordre actuel, dont l'absurdité est si terrible qu'on la réalise d'abord, quel que soit son prix, sans que personne n'ose en formuler la théorie, même après. C'est l'utopie inverse de la répression : elle dispose de tous les pouvoirs, et personne ne la veut.



Nous menons une étude aussi exacte du « pôle positif de l'aliénation » que de son pôle négatif. Corollairement à notre diagnostic de la pauvreté de la richesse, nous sommes capables de dresser la carte du monde sur la richesse extrême de la pauvreté. Ces cartes parlantes d'une topographie nouvelle seront en fait la première réalisation de la « géographie humaine ». Nous y remplacerons les gisements pétrolifères par le relevé des nappes de conscience prolétarienne inemployée.

Dans ces conditions, on comprendra aisément le ton général de nos rapports avec une génération intellectuelle impuissante. Nous ne ferons aucune concession. Il est clair que, de ces foules qui pensent spontanément comme nous, il faut exclure les intellectuels dans leur quasi-unanimité, c'est-à-dire les gens qui, possédant à bail la pensée d'aujourd'hui, doivent forcément se satisfaire de leur propre pensée de penseurs. S'acceptant comme tels, et donc comme impuissants, ils discutent ensuite de l'impuissance de la pensée en général (voir les clowns rédacteurs du n° 20 d'Arguments, consacré précisément aux intellectuels).

Depuis le début de notre action commune, nous avons été clairs. Mais maintenant, notre jeu est devenu si important que nous n'avons plus à discuter avec des interlocuteurs sans titres. Nos partisans sont partout. Et nous n'avons aucune intention de les décevoir. Ce que nous apportons, c'est l'épée.

Quant à ceux qui peuvent être des interlocuteurs valables, qu'ils sachent bien qu'ils ne pourront avoir avec nous des rapports inoffensifs. Nous trouvant à un tournant décisif, et bien que nous connaissions la proportion de nos erreurs, nous pouvons quand même obliger ces alliés possibles à un choix global. Il faudra nous accepter ou nous rejeter en bloc. Nous ne détaillerons pas.


Il n'y a rien d'étonnant à dire ces vérités. L'étonnant est plutôt que tous les spécialistes des sondages d'opinion ignorent la grande proximité de cette juste colère qui se lève, à tant de propos. Ils seront tout étonnés de voir un jour traquer et pendre les architectes dans les rues de Sarcelles.

Le défaut d'autres groupes, qui ont vu plus ou moins la nécessité de la mutation qui vient, c'est leur positivité. Que ces groupes essaient d'être avant-garde artistique ou bien nouvelle formation politique, ils croient tous devoir sauver quelque chose de l'ancienne praxis, et par là ils se perdent.

Ceux qui veulent trop vite se constituer en positivité politique, le font entièrement dans la dépendance de l'ancienne politique. De la même façon que tant de gens ont pressé les situationnistes de se constituer en art positif. Notre force est de n'avoir rien fait de tel. Notre position dominante dans la culture moderne nía jamais été mieux marquée que dans la décision prise par la Conférence de Göteborg d'appeler désormais anti-situationnistes toutes les productions artistiques des membres de l'I.S. dans le cadre actuel, qu'elles vont contribuer à détruire et à consolider tout à la fois.

L'interprétation que nous défendons dans la culture peut être regardée comme une simple hypothèse, et nous attendons qu'elle soit effectivement vérifiée et dépassée très vite ; mais de toute manière elle possède les caractères essentiels de la vérification scientifique rigoureuse en ce sens qu'elle explique et ordonne un certain nombre de phénomènes qui sont, pour d'autres, incohérents et inexplicables - qui sont donc même parfois cachés par d'autres forces - ; et en ce qu'elle permet de prévoir certains faits ultérieurement contrôlables. Nous ne nous abusons pas un instant sur la soi-disant objectivité de quelque chercheur que ce soit, dans la culture ou ce qu'il est convenu d'appeler sciences humaines. La règle y est au contraire d'y cacher tant les problèmes que les réponses. L'I.S. devra divulguer le caché, et elle-même comme possibilité « cachée » par ses ennemis. Nous le réussirons - relevant les contradictions que les autres ont choisi d'oublier ó-en nous transformant en force pratique comme le prévoient les Thèses de Hambourg établies par Debord, Kotányi, Trocchi et Vaneigem (été 1961).

Le projet irréductible de l'I.S. est la liberté totale concrétisée dans les actes et dans l'imaginaire, car la liberté n'est pas facile à imaginer dans l'oppression existante. C'est ainsi que nous gagnerons, en nous identifiant au désir le plus profond qui existe chez tous, en lui donnant toute licence. Les « chercheurs de motivations » de la publicité moderne trouvent dans le subconscient des gens le désir des objets ; et nous trouverons le seul désir de briser les entraves de la vie. Nous sommes les représentants de l'idée-force de la très grande majorité. Nos premiers principes doivent être hors de discussion.


« Du rôle de l'I. S. », Internationale Situationniste, bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste, numéro 7, avril 1962 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I.S. : Debord, Kotanyi, Lausen, Vaneigem)

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