Wednesday, November 01, 2006

ENCORE UNE FOIS, SUR LA DÉCOMPOSITION (Août 1961)


Où en est la production culturelle ? Elle confirme tous nos calculs, si l'on confronte les phénomènes des douze derniers mois avec l'analyse de la décomposition présentée depuis quelques années par l'I.S. (cf. « L'Absence et ses habilleurs » dans Internationale Situationniste 2, de décembre 1958). Au Mexique, l'an passé, Max Aub écrit un livre épais sur la vie d'un peintre cubiste imaginaire, Campalans, non sans démontrer le bien-fondé de ses éloges à l'aide de quelques tableaux dont l'importance s'est avérée aussitôt. À Munich, en janvier, un groupe de peintres animés par Max Strack arrange à la fois la biographie, sentimentale à souhait, et l'exposition de l'oeuvre complète d'un jeune peintre tachiste décédé prématurément - et tout aussi imaginaire : Bolus Krim. La télévision et la presse, dont la quasi-totalité des hebdomadaires allemands, se passionnent pour ce génie si représentatif, jusqu'à la proclamation de la mystification, qui conduit certains à réclamer des poursuites contre les faussaires. « Je croyais avoir tout vu », écrit en novembre 1960, le critique chorégraphique de Paris-Presse, à propos du Bout de la Nuit, de l'Allemand Harry Kramer, « des ballets sans thème et des ballets sans costumes, d'autres sans décors, d'autres enfin sans musique, et même des ballets dépourvus de tous ces éléments à la fois. Eh bien, je me trompais. J'ai vu hier soir l'inédit, l'inattendu, l'inimaginable : un ballet sans chorégraphie. Entendez bien : sans la moindre tentative chorégraphique, un ballet immobile. » Et l'Evening Standard du 28 septembre de la même année révèle au monde Jerry Brown, peintre de Toronto qui veut démontrer par sa théorie comme par sa pratique « qu'il n'y a en réalité aucune différence entre l'art et les ordures ». À Paris, ce printemps, une galerie nouvelle se fonde sur cette esthétique torontologique et expose les déchets assemblés par neuf créateurs « nouveaux-réalistes » décidés à refaire Dada, mais « 40° au-dessus », et qui ont pourtant commis l'erreur de ménager la trop lisible justification d'un sentencieux présentateur, plusieurs degrés au-dessous puisqu'il n'a rien trouvé de mieux que leur faire « considérer le Monde comme un Tableau », appelant même la sociologie « au secours de la conscience et du hasard » pour retrouver bêtement « émotion, sentiment et finalement poésie, encore ». Oui. Nicki de Saint-Phalle va heureusement plus loin, avec ses tableaux-cibles peints à la carabine. Dans la cour du Louvre, un Russe, disciple de Gallizio, exécute, en janvier dernier, un rouleau de peinture de 70 mètres de long, susceptible d'être vendu par morceaux. Mais il pimente la chose à l'aide des leçons de Mathieu puisqu'il procède en 25 minutes seulement, et avec ses pieds.




Antonioni, dont la mode récente se confirme, explique en octobre 1960 à la revue Cinéma 60 : « Pendant ces dernières années, nous avons examiné, étudié les sentiments autant que possible, jusqu'à l'épuisement. C'est tout ce que nous avons pu faire... Mais nous n'avons pas pu en trouver de nouveaux, ni même entrevoir une solution de ce problème... Avant tout, je dirais qu'on part d'un fait négatif : l'épuisement des techniques et des moyens courants ». Cherche-t-on d'autres moyens culturels, de nouvelles formes de participation ? Depuis mars, voici que l'on placarde dans les couloirs du métro de New-York des affiches spéciales, uniquement destinées à être barbouillées par les vandales. D'ailleurs le gang de l'électronique, au moins depuis cet été, nous offre à Liège une tour spatio-dynamique haute de 52 mètres pour le « spectacle Forme et Lumière » de l'habituel Nicolas Schoeffer, qui disposera cette fois de « 70 brasseurs de lumière » pour projeter des fresques abstraites en couleur sur un écran géant de 1500 mètres carrés, avec musique apparentée. Ce bel effort s'intègrera-t-il, comme il l'espère « à la vie de la cité » ? On ne pourra en juger qu'au prochain mouvement de grève en Belgique, puisque la dernière fois que les travailleurs ont eu la possibilité de s'exprimer à Liège, le 6 janvier, cette Tour Schoeffer n'existait pas encore, et c'est l'installation du journal La Meuse qu'ils sont venus détruire.


Tinguély, mieux inspiré, a fait voir en pleine action, dans le musée d'Art Moderne de New-York, une machine savamment agencée pour se détruire elle-même. Mais c'est un Américain, Richard Grosser, qui avait mis au point, il y a maintenant plusieurs années, le prototype d'une « machine inutile » destinée à ne servir rigoureusement à rien. « Construite en aluminium, de petit format, elle comporte des tubes de néon qui s'allument et s'éteignent au hasard ». Grosser en a vendu plus de cinq cents, dont une, dit-on, à John Foster Dulles.


Nicolas Schoeffer et sa Tour Spatiodynamique Cybernétique, Liège, 1961

Il est vrai que, même quand ils disposent d'un certain humour, tous ces inventeurs s'agitent beaucoup, et ont un air de découvrir la destruction de l'art, la réduction de toute une culture à l'onomatopée et au silence comme un phénomène inconnu, une idée neuve, et qui n'attendait plus qu'eux. Tous retuent des cadavres qu'ils déterrent, dans un no man's land culturel dont ils n'imaginent pas l'au-delà. Ils n'en sont pas moins très exactement les artistes d'aujourdíhui, quoique sans voir comment. Ils expriment justement notre temps de vieilleries solennellement proclamées neuves ; ce temps d'incohérence planifiée ; dí'solement et de surdité assurés par les moyens de communication de masse ; d'enseignement universitaire de formes supérieures d'analphabétisme ; de mensonge garanti scientifiquement ; et de pouvoir technique décisif à la disposition de la débilité mentale dirigeante. L'histoire incompréhensible qu'ils traduisent incompréhensiblement est bien ce spectacle planétaire, aussi burlesque que sanglant, au programme duquel on a pu voir, en un riche semestre : Kennedy jeter ses policiers dans Cuba pour voir si le peuple armé prendrait spontanément leur parti ; les divisions de choc françaises partir en putsch et s'effondrer sous le coup d'un discours télévisé ; de Gaulle recourir à la politique de la canonnière pour rouvrir un port d'Afrique à l'influence européenne ; et Krouchtchev annoncer froidement qu'en dix-neuf ans de plus il aura, pour l'essentiel, réalisé le communisme.


Toutes ces vieilleries sont solidaires : et toutes ces dérisions sont insurpassables par un retour à telle ou telle forme de « sérieux » ou de noble harmonie du passé. Cette société va devenir, à tous les niveaux, de plus en plus péniblement ridicule, jusqu'au moment de sa reconstruction révolutionnaire complète.


« Encore une fois, sur la décomposition », Internationale Situationniste, numéro 6, août 1961 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil central de l'I.S. : Debord, Kotanyi, Nash, Sturm)

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