Monday, December 04, 2006

DOMINATION DE LA NATURE, IDÉOLOGIES ET CLASSES (Janvier 1963)



L’appropriation de la nature par les hommes est précisément l’aventure dans laquelle nous sommes embarqués. On ne peut la discuter ; mais on ne peut discuter que sur elle, à partir d’elle. Ce qui est en question toujours, au centre de la pensée et de l’action modernes, c’est l’emploi possible du secteur dominé de la nature. L’hypothèse d’ensemble sur cet emploi commande les choix aux embranchements que présente tout moment du processus ; commande aussi le rythme et la durée d’une expansion productive dans chaque secteur. L’absence d’hypothèse d’ensemble, c’est-à-dire en fait le monopole d’une seule hypothèse non théorisée, qui est comme le produit automatique de la croissance aveugle du pouvoir actuel, fait le vide qui est le lot de la pensée contemporaine depuis quarante ans.

L’accumulation de la production et de capacités techniques toujours supérieures va encore plus vite que dans la prévision du communisme du XIXe siècle. Mais nous sommes restés au stade de la préhistoire avec sur-équipement. Un siècle de tentatives révolutionnaires a échoué en ceci que la vie humaine n’a pas été rationalisée et passionnée (le projet d’une société sans classes n’a pas encore été réalisé). Nous sommes entrés dans un accroissement de moyens matériels qui n’aura pas de fin, mais qui reste placé au service d’intérêts fondamentalement statiques, et par là même des valeurs dont la mort ancienne est de notoriété publique. L’esprit des morts pèse très lourd sur la technologie des vivants. La planification économique qui règne partout est folle, non tant par son obsession scolaire de l’enrichissement organisé des années qui suivent, mais bien par le sang pourri du passé qui circule tout seul en elle ; et qui est relancé sans arrêt en avant, à chaque pulsation artificielle de ce « cœur d’un monde sans cœur ».

La libération matérielle est un préalable à la libération de l’histoire humaine, et ne peut être jugée qu’en cela. La notion de niveau de développement minimum à atteindre d’abord, ici ou là, dépend justement du projet de libération choisi, donc de qui a fait ce choix : les masses autonomes ou les spécialistes au pouvoir. Ceux qui épousent les idées de telle catégorie d’organisateurs sur l’indispensable, pourront être libérés de toute privation concernant les objets que les organisateurs en question choisiront de produire, mais à coup sûr ne seront jamais libérés des organisateurs eux-mêmes. Les formes les plus modernes et les plus inattendues de la hiérarchie seront toujours le remake coûteux du vieux monde de la passivité, de l’impuissance, de l’esclavage, quelle que soit la force matérielle abstraitement possédée par la société : le contraire de la souveraineté des hommes sur leur entourage et leur histoire.





Du fait que la domination de la nature dans la société actuelle se présente comme une aliénation sans cesse aggravée et la seule grande caution idéologique justifiant cette aliénation sociale, elle est critiquée d’une manière unilatérale, sans dialectique ni compréhension historique suffisante, par certains des groupes d’avant-garde qui sont en ce moment à mi-chemin entre l’ancienne conception dégradée et mystifiée du mouvement ouvrier, qu’ils ont dépassée, et la prochaine forme de contestation globale, qui est encore en avant de nous (voir par exemple dans la revue Socialisme ou Barbarie les théories très significatives de Cardan et autres). Ces groupes s’opposant à juste titre à la réification toujours plus parfaite du travail humain et à son corollaire moderne, la consommation passive de loisirs manipulés par la classe dominante, en viennent à entretenir plus ou moins inconsciemment une sorte de nostalgie du travail sous ses formes anciennes, des relations réellement « humaines » qui ont pu s’épanouir dans des sociétés d’autrefois ou même en des phases moins développées de la société industrielle. Ceci va bien, du reste, avec l’intention d’obtenir un meilleur rendement de la production existante, en y abolissant à la fois le gaspillage et l’inhumanité qui caractérisent l’industrie moderne (cf. à ce propos Internationale Situationniste 6, page 4). Mais ces conceptions abandonnent le centre du projet révolutionnaire qui n’est rien de moins que la suppression du travail au sens courant (de même que la suppression du prolétariat) et de toutes les justifications du travail ancien. On ne peut comprendre la phrase du Manifeste communiste qui dit que « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire », si l’on néglige la possibilité, ouverte par la domination de la nature, de l’effacement du travail au profit d’un nouveau type d’activité libre ; et si l’on néglige en même temps le rôle de la bourgeoisie dans la « dissolution des idées anciennes », c’est-à-dire si l’on suit la malheureuse pente du mouvement ouvrier classique à se définir positivement en termes d’« idéologie révolutionnaire ».


Le ciel du spectacle et le désir


'' Un Centre Européen des Loisirs va être créé èa Strasbourg pour rechercher les conditions d'une meilleure utilisation des temps libres... Une longue étude a été consacrée èa la télévision qui, estiment les délégués, offre des possibilités nouvelles de loisir au sein du foyer, èa la condition que la famille domine cette nouvelle technique par l'usage raisonnable qu'elle en fait. ''

Le Monde, 25-4-62.

'' Feuerbach part du fait que l'extériorisation religieuse, du dédoublement du monde en monde religieux et en monde profane... Mais le fait que le fondement profane se détache de lui-même et se fixe un empire indépendant dans les nuages ne peut s'expliquer que par cet autre fait que ce fondement profane manque de cohésion et est en contradiction avec lui-même. Il faut par conséquent que ce fondement soit en lui-même compris dans sa contradiction aussi bien que révolutionné dans la pratique. Par exemple, aprèes que la famille terrestre a été découverte comme le mystèere de la sainte famille, il faut que la premièere soit elle-même anéantie en théorie et en pratique. ''

Marx (1845).



Vaneigem expose dans Banalités de Base le mouvement de dissolution de la pensée sacrée, son remplacement inférieur dans la fonction d’analgésique, d’hypnotique et de calmant, par l’idéologie. L’idéologie, comme il est arrivé à la pénicilline, en même temps qu’elle a été répandue de plus en plus massivement est devenue de moins en moins opérante. Il faut forcer sans cesse sur la dose et sur la présentation, il suffit de penser aux excès divers du nazisme et de la propagande de consommation aujourd’hui. On peut considérer que, depuis la disparition de la société féodale, les classes dominantes sont de plus en plus mal servies par leurs propres idéologies, en ce sens que ces idéologies — en tant que pensées critiques pétrifiées — leur ont servi d’armes universelles pour la prise du pouvoir, et à ce moment présentent des contradictions à leur règne particulier. Ce qui était dans l’idéologie mensonge inconscient (arrêt sur des conclusions partielles) devient mensonge systématique quand certains des intérêts qu’elle a recouverts sont au pouvoir et qu’une police les protège. L’exemple le plus moderne est aussi le plus frappant : c’est par le détour de l’idéologie dans le mouvement ouvrier que la bureaucratie a constitué son pouvoir en Russie. Toutes les tentatives de modernisation d’une idéologie — aberrantes comme le fascisme ou conséquentes comme l’idéologie de la consommation spectaculaire dans le capitalisme développé — vont dans le sens de la conservation du présent, lui-même dominé par le passé. Un réformisme de l’idéologie, dans un sens hostile à la société établie, n’aura jamais d’efficacité, parce qu’il n’aura jamais les moyens d’absorption forcée grâce auxquels cette société dispose encore d’un usage efficace de l’idéologie. La pensée révolutionnaire est forcément du côté de la critique impitoyable des idéologies ; en y comprenant, bien entendu, l’idéologisme spécial de « la mort des idéologies », dont le titre est déjà un aveu, les idéologies ayant toujours été de la pensée morte, et l’idéologie empirique en question se réjouissant seulement de la déconfiture d’un rival envié.

La domination de la nature contient la question « pour quoi faire ? » mais cette interrogation sur la praxis surmonte forcément cette domination, ne peut se passer d’elle. Elle rejette seulement la réponse la plus grossière « faire comme avant en plus encombré de produits », la domination réifiante qui est contenue dès l’origine de l’économie capitaliste, mais qui peut « produire elle-même ses fossoyeurs ». Il faut mettre au jour la contradiction entre la positivité de la transformation de la nature, le grand projet de la bourgeoisie, et sa récupération mesquine par le pouvoir hiérarchisé qui, dans toutes ses variantes actuelles, suit le modèle unique de la « civilisation » bourgeoise. Dans sa forme massifiée, le modèle bourgeois s’est « socialisé » à l’usage d’un petit-bourgeois composite qui accumulerait toutes les capacités d’abrutissement des vieilles classes pauvres et tous les signes de richesses (eux-mêmes massifiés), qui marquent, l’appartenance à la classe dominante. Les bureaucrates de l’Est rallient forcément ce modèle, et il leur suffit de produire plus pour que la police serve moins à maintenir leur propre schéma de la disparition de la lutte de classes. Le capitalisme moderne proclame hautement un but similaire. Mais tous chevauchent le même tigre : un monde en transformation rapide où ils souhaitent la dose d’immobilité utile à la perpétuation de telle nuance du pouvoir hiérarchique.

Le réseau de la critique du présent est cohérent, exactement comme l’est le réseau de l’apologie. La cohérence de l’apologie est seulement moins apparente, en ce qu’elle doit mentir ou valoriser arbitrairement à propos de beaucoup des détails et des nuances du modèle régnant, contre d’autres. Mais si l’on renonce vraiment à toutes les variantes de l’apologie, on est de plain-pied dans la critique, qui ne connaît pas cette mauvaise conscience subjective, parce qu’elle n’a partie liée avec aucune force dominante du présent. Celui qui admet qu’une bureaucratie hiérarchisée peut être un pouvoir révolutionnaire, et qui admet en plus comme un bien et comme un plaisir, le tourisme de masse tel qu’il est universellement organisé par la société du spectacle, celui-là pourra faire les voyages de Sartre en Chine ou ailleurs. Ses erreurs, ses bêtises, ses mensonges ne devront étonner personne. Il faut bien suivre la pente de ce que l’on aime ; et d’autres voyageurs sont encore plus détestables, et payés en monnaies plus réelles, qui vont servir Tschombé au Katanga. Les témoins intellectuels de la gauche, qui passent si promptement là où on les invite, témoignent principalement sur l’abandon d’une pensée qui, depuis des décennies, a renoncé à sa propre liberté pour osciller entre des patrons qui sont en conflit. Les penseurs qui admirent les réalisations actuelles de l’Ouest ou de l’Est, en tombant dans tous les panneaux du spectacle, n’avaient donc jamais pensé à rien, constatation qui ne peut surprendre ceux qui les ont lus. Évidemment la société dont ils sont le miroir nous demande d’admirer ses admirateurs. Et même, en beaucoup d’endroits, il leur est loisible de choisir leur jeu de glaces (ce qu’ils ont appelé « s’engager »), choisir avec ou sans repentirs l’emballage et l’étiquette de la société établie qui les inspirent.



La publicité inconsciente.


Les hommes aliénés obtiennent chaque jour — on le leur apprend, on le leur montre — de nouveaux succès dont ils n’ont que faire. Ce qui ne signifie pas que ces étapes du développement matériel sont inintéressantes ou mauvaises. Elles peuvent être réinvesties dans la vie réelle, mais seulement avec tout le reste. Les victoires actuelles sont le fait de vedettes-spécialistes. Gagarine montre que l’on peut survivre plus loin dans l’espace, dans des conditions toujours plus défavorables. Mais aussi bien quand l’ensemble de l’effort médical et biochimique permet de survivre plus loin dans le temps, cette extension statistique de la survie n’est nullement liée à une amélioration qualitative de la vie. On peut survivre plus loin et plus longtemps, jamais vivre plus. Nous n’avons pas à fêter ces victoires, mais à faire vaincre la fête, dont ces avances mêmes des hommes déchaînent la possibilité infinie dans le quotidien.

Il s’agit de retrouver la nature comme « adversaire valable ». Il faut que le jeu mené contre elle soit passionnant, que les points marqués dans un tel jeu nous concernent directement. La domination (passagère, mouvante) de notre milieu et du temps, c’est par exemple la construction d’un moment de la vie. L’expansion de l’humanité dans le cosmos est, sur une polarisation inverse de la construction (post-artistique) de la vie individuelle — mais qui demeure étroitement liée à cet autre pôle du possible — un exemple d’entreprise où viennent en conflit l’actuelle petitesse des compétitions militaires de spécialistes et la grandeur objective du projet. L’aventure cosmique sera étendue, donc ouverte à une tout autre participation que celle des cobayes-spécialistes, d’autant plus vite et loin que sur cette planète l’effondrement du règne avare des spécialistes aura ouvert les vannes d’une immense créativité concernant tout ; créativité en ce moment figée et inconnue, capable cependant d’entraîner une progression géométrique sur tous les problèmes humains, à la place de l’actuelle croissance cumulative réservée à un secteur arbitraire de la production industrielle. Le vieux schéma de la contradiction entre forces productives et rapports de production ne doit certes plus se comprendre comme une condamnation automatique à court terme de la production capitaliste qui stagnerait et deviendrait incapable de continuer son développement. Mais cette contradiction doit se lire comme la condamnation (dont il reste à tenter l’exécution avec les armes qu’il faudra) du développement à la fois mesquin et dangereux que se ménage l’auto-régulation de cette production, en regard du grandiose développement possible qui s’appuierait sur la présente infrastructure économique.

Toutes les questions ouvertement posées dans la société actuelle impliquent déjà certaines réponses. On n’en pose jamais qui entraîneraient ailleurs qu’à ce type obligatoire de réponse. Quand on remarque cette évidence que la tradition moderne est justement d’innover, on se bouche les yeux sur cette autre évidence qu’il n’est pas question d’innover partout. Dans une époque où l’idéologie pouvait encore croire en son rôle, Saint-Just disait que « tout ce qui n’est pas nouveau dans un temps d’innovations est pernicieux ». Les nombreux successeurs de Dieu qui organisent l’actuelle société du spectacle savent très bien maintenant jusqu’où on peut questionner trop loin. Le dépérissement de la philosophie et des arts tient aussi à cet interdit. Dans leur part révolutionnaire, la pensée et l’art modernes ont revendiqué, plus ou moins précisément, une praxis encore absente qui serait le champ minimum de leur déploiement. Le reste tisse les dentelles sur les questions officielles, ou la vaine question du questionnement pur (la spécialité d’Arguments).

Il y a beaucoup de chambres idéologiques dans la Maison du Père, c’est-à-dire la vieille société, dont les références fixes ont été perdues mais dont la loi est intacte (malgré l’inexistence de Dieu, rien n’est permis). Y ont droit de cité tous les modernismes qui peuvent servir à combattre le moderne. La bande de bonimenteurs de l’incroyable revue Planète, qui impressionne tant les maîtres d’école, incarne une démagogie insolite, qui profite de l’absence géante de la contestation et de l’imagination révolutionnaire, au moins dans leurs manifestations intellectuelles, depuis bientôt un demi-siècle (et des obstacles multiples qui sont opposés partout à leur resurgissement aujourd’hui). Jouant en même temps sur cette évidence que la science et la technologie avancent de plus en plus vite, sans que l’on sache vers où. Planète harangue les braves gens pour leur faire savoir qu’il faut désormais tout changer ; et en même temps admet comme donnée immuable les 99/100 de la vie réellement vécue par notre époque. On peut ainsi profiter du vertige de la nouveauté de foire pour réintroduire imperturbablement les inepties rétrogrades qui n’étaient que fort mal conservées dans les campagnes les plus reculées. Les drogues de l’idéologie finiront leur histoire dans une apothéose de grossièreté dont même Pauwels n’a pas encore idée, malgré ses efforts.

Les variétés actuelles d’idéologie fluide — par rapport au système mythique solide du passé — ont un rôle accru à mesure que des dirigeants spécialisés doivent planifier davantage tous les aspects d’une production et d’une consommation croissantes. La valeur d’usage, tout de même indispensable, mais qui déjà tendait à devenir seulement implicite dès la prédominance d’une économie produisant pour le marché, est désormais explicitement manipulée (créée artificiellement) par les planificateurs du marché moderne. C’est le mérite de Jacques Ellul dans son livre Propagandes (A. Colin, 1962), qui décrit l’unité des diverses formes de conditionnement, de montrer que cette publicité-propagande n’est pas une simple excroissance maladive que l’on pourrait prohiber, mais en même temps un remède dans une société globalement malade, remède qui permet de supporter le mal en l’aggravant. Les gens sont dans une large mesure complices de la propagande, du spectacle régnant, parce qu’ils ne pourraient le rejeter qu’en contestant la société entièrement. Et le seul travail important de la pensée aujourd’hui doit tourner autour de cette question de la réorganisation de la force théorique et de la force matérielle du mouvement de la contestation.

L’alternative n’est pas seulement dans un choix entre la vraie vie et la survie qui n’a à perdre que ses chaînes modernisées. Elle est aussi posée du côté de la survie même, avec les problèmes sans cesse aggravés que les maîtres de la seule survie n’arrivent pas à résoudre. Les risques des armements atomiques, de la sur-population planétaire et du retard accru dans la misère matérielle pour la grande majorité de l’humanité sont des sujets d’angoisse officiels jusque dans la grande presse. Exemple banal entre tous, dans un reportage sur la Chine (Le Monde, septembre 1962), Robert Guillain écrit sans ironie, du problème du surpeuplement : « Les dirigeants chinois semblent le reconnaître de nouveau et vouloir s’y attaquer. On les voit revenir à l’idée d’un contrôle des naissances, essayé en 1956 et abandonné en 1958. Une campagne nationale s’est ouverte contre les mariages précoces et pour l’espacement des naissances dans les nouveaux foyers ». Ces oscillations des spécialistes, aussitôt suivies d’instructions impératives, démasquent aussi complètement la réalité de l’intérêt qu’ils prennent à la libération du peuple que les troubles de conscience et les conversions des princes du XVIe siècle (cujus regio, ejus religio), ont pu démasquer la nature de leur intérêt pour l’arsenal mythique du christianisme. Et quelques lignes plus loin, le même journaliste avance que « l’U.R.S.S. n’aide pas la Chine parce que ses disponibilités sont maintenant consacrées à la conquête de l’espace, fantastiquement coûteuse ». Les ouvriers russes, pour fixer la mesure de ces « disponibilités » excédentaires de leur travail, ou son affectation sur la Lune plutôt qu’en Chine, n’ont pas plus eu la parole que les paysans chinois pour choisir d’avoir ou non des enfants. L’épopée des dirigeants modernes aux prises avec la vie réelle, qu’ils sont amenés à prendre complètement en charge, a eu sa meilleure traduction écrite dans le cycle d’Ubu. La seule matière première que n’a pas encore expérimenté notre époque expérimentale, c’est la liberté de l’esprit et des conduites.

Dans les vastes drugstores de l’idéologie, du spectacle, de la planification et de la justification de la planification, les intellectuels spécialisés ont leur job, et leur rayon à tenir (ceux qui ont une part dans la production même de la culture, couche que l’on ne doit pas confondre avec la masse accrue des « travailleurs intellectuels », laquelle voit ses conditions de travail et de vie se rapprocher toujours plus nettement du travail des ouvriers et des employés tel qu’il évolue lui-même selon les principes de l’industrie moderne). Il y en a pour tous les goûts, tel ce Roberto Guiducci qui montre d’abord qu’il est compréhensif en écrivant (sur La difficile recherche d’une nouvelle politique, dans Arguments n° 25-26), que le retard existant « nous laisse encore aujourd’hui entre la stupidité de vivre parmi les ruines d’institutions mortes et la faculté d’exprimer seulement des propositions encore très difficilement réalisables ». Que va-t-il donc proposer ? On découvre que c’est bien facilement réalisable. Après avoir réussi à assimiler dans une même phrase Hegel et Engels à Jdanov et Staline, il nous propose de convenir que « sont également rongées par le temps, les tendances à reconsidérer l’impatience romantique du jeune Marx, les exégèses tourmentées de Gramsci… ». Voilà donc un homme qui a l’air d’en être bien revenu, et qui ne s’avise pas un instant que s’il avait réellement su lire Hegel et Gramsci, cela se verrait ! Nous pourrions, nous, le lire à livre ouvert, dans son passé et dans son article. Mais il a plus probablement coulé de belles années dans le respect de Jdanov et Togliatti. Un jour, comme les autres pantins d’Arguments quel que soit leur parti communiste d’origine, il a tout remis en question. Mais si tous n’avaient pas les mains sales, tous avaient l’esprit encrassé. Il a dû consacrer lui aussi, quelques semaines à « reconsidérer » le jeune Marx. Mais, après tout, s’il avait été capable de comprendre Marx, comme de comprendre le temps que nous vivons, comment voudrait-on qu’il n’ait pas compris tout de suite Jdanov ? Enfin, depuis belle lurette que lui et d’autres ont reconsidéré la pensée révolutionnaire, ce moment lui apparaît déjà comme « rongé par le temps ». Pourtant, reconsidérait-il quoi que ce soit il y a dix ans ? C’est très improbable. On peut donc dire que c’est un homme qui reconsidère plus vite que l’histoire, parce qu’il n’est jamais avec l’histoire. Sa nullité exemplaire n’aura nul besoin d’être reconsidérée par personne.

En même temps, une partie de l’intelligentsia élabore la nouvelle contestation, commence à penser la critique réelle de notre époque, ébauche des actes en conséquence. Dans le spectacle, qui est son usine, elle lutte contre les cadences et la finalité même de la production. Elle a forgé ses propres critiques et saboteurs. Elle rejoint le nouveau lumpen (du capitalisme de la consommation) qui exprime avant tout le refus des biens que le travail présent peut acquérir. Elle commence ainsi à refuser les conditions de concurrence individuelles, et donc de servilité, où est tenue l’intelligentsia créatrice : le mouvement de l’art moderne peut être considéré comme une déqualification permanente de la force de travail intellectuel par les créateurs (ceci alors que l’ensemble des travailleurs, dans la mesure où ils acceptent la stratégie hiérarchique de la classe dirigeante, peuvent entrer en concurrence par catégories).

La tâche que va accomplir maintenant l’intelligentsia révolutionnaire est immense du moment qu’elle s’écarte, sans aucun compromis, de la longue période finissante où « le sommeil de la raison dialectique engendrait les monstres ». Le.nouveau monde qu’il faut comprendre est à la fois celui des pouvoirs matériels qui se multiplient sans emploi, et celui des actes spontanés de la contestation vécue par les gens sans perspective. Au contraire, de l’ancien utopisme, où des théories entachées d’arbitraire avançaient au-delà de toute pratique possible (non sans fruit cependant), il y a maintenant, dans l’ensemble de la problématique de la modernité, une foule de pratiques nouvelles qui cherchent leur théorie.

Il ne saurait y avoir un « parti intellectuel » comme le rêvent quelques-uns, car l’intellectualité qui pourrait être reconnue dans ce corporatisme serait justement la réflexion licite de MM. Guiducci, Morin, Nadeau. Merci bien. L’intelligentsia patentée en tant que corps séparé et spécialisé — même s’il vote à gauche, qu’importe ? — en dernière analyse satisfait, ou même satisfait de sa médiocre insatisfaction littéraire, est au contraire le secteur social le plus spontanément contre-situationniste. Cette couche intellectuelle qui est comme un public d’avant-prermère, qui goûte représentativement la consommation qui sera offerte peu à peu à tous les travailleurs des pays développés, nous devons l’écœurer de ses valeurs et de ses goûts (le mobilier dit moderne ou les écrits de Queneau). Sa honte sera un sentiment révolutionnaire.

Il faut distinguer, dans l’intelligentsia, les tendances à la soumission et les tendances au refus de l’emploi offert. Et alors, par tous les moyens, jeter l’épée entre ces deux fractions pour que leur opposition totale éclaire les approches de la prochaine guerre sociale. La tendance carriériste, qui exprime fondamentalement la condition de tout service intellectuel dans une société de classe mène cette couche, comme le remarque Harold Rosenberg dans sa Tradition du Nouveau, à disserter de son aliénation sans acte d’opposition, parce qu’on lui a fait une aliénation confortable. Cependant, alors que toute la société moderne va vers ce passage au confort, et que d’un même mouvement, ce confort s’infecte davantage d’ennui et d’angoisse, la pratique du sabotage peut s’étendre dans l’intelligence. C’est ainsi qu’à partir de l’art moderne — de la poésie —, de son dépassement, de ce que l’art moderne a cherché et promis, à partir de la place nette, pour ainsi dire, qu’il a su faire dans les valeurs et les règles du comportement quotidien, on va voir maintenant reparaître la théorie révolutionnaire qui était venue dans la première moitié du XIXe siècle à partir de la philosophie (de la réflexion critique sur la philosophie, de la crise et de la mort de la philosophie).

Les valeurs vivantes de la création intellectuelle et artistique sont niées autant qu’il est possible de le faire par tout le mode d’existence de l’intelligentsia soumise, qui en même temps veut orner sa position sociale par sa parenté de la main gauche avec cette création de « valeurs ». L’intelligentsia employée, qui sent cette contradiction, essaie de se rattraper par l’exaltation ambiguë de ce que l’on a appelé la bohême artistique. La bohême est reconnue par les valets de la réification comme le moment de l’usage qualitatif de la vie quotidienne, exclu partout ailleurs ; comme le moment de la richesse dans la pauvreté extrême, etc. Mais le conte de fée doit avoir, dans sa version officielle, une fin moralisante : ce moment du qualitatif pur dans la pauvreté devra passer, aboutir à la « richesse » courante. Les artistes pauvres auront, pendant ce temps même, produit des chefs-d’œuvre non-valorisés par le marché. Mais ils sont sauvés (leur jeu avec le qualitatif est excusé, et devient même édifiant) parce que leur travail, qui n’était à ce moment qu’un sous-produit de leur activité réelle, va être hautement valorisé ensuite. Les hommes vivants de l’anti-réification ont tout de même produit leur dose de marchandise. Ainsi, sur la bohême, la bourgeoisie a fait son darwinisme, applaudissant les valeurs sélectionnées qui entrent dans son paradis quantitatif. On se fait un devoir de considérer que c’est purement accidentel si ce sont rarement les mêmes hommes qui ont eu en main les produits au stade de la création et au stade de la marchandise rentable.

La dégradation accélérée de l’idéologie culturelle a ouvert une crise permanente de cette valorisation intellectuelle et artistique, crise dont le dadaïsme a marqué l’éclatement au grand jour. Un double mouvement très apparent caractérise cette fin de culture : d’une part la diffusion de fausses nouveautés automatiquement ressorties sous nouvelle présentation par des mécanismes spectaculaires autonomes ; d’autre part le refus public et le sabotage portés par des individus qui étaient manifestement parmi les plus doués pour le renouvellement d’une production culturelle « de qualité » : Arthur Cravan est comme le prototype de ces hommes dont on a noté le passage dans la zone la plus radioactive du désastre culturel, et qui n’ont laissé aucune sorte de marchandises ou souvenirs. La conjonction de ces deux influences démoralisantes ne cesse d’épaissir le malaise dans l’intelligentsia.

Depuis le dadaïsme, et bien que la culture dominante ait pu récupérer une sorte d’art dadaïste, il n’est plus du tout évident que la rébellion artistique soit toujours récupérable en œuvres consommables par la prochaine génération. Et en même temps qu’une imitation de la manière post-dadaïste peut produire aujourd’hui n’importe quels objets culturels vendables, par l’arrivisme le plus facile dans le spectacle, il existe dans différents pays du capitalisme moderne, les foyers d’une bohême non artistique, réunie sur la notion de la fin ou de l’absence de l’art, et qui ne vise plus explicitement une production artistique quelconque. L’insatisfaction ne peut que s’y radicaliser avec le progrès de la thèse selon laquelle « l’art de l’avenir » (expression déjà impropre puisqu’elle paraît disposer de l’avenir dans les encadrements spécialisés du présent) ne pourra plus se valoriser comme marchandise, puisque nous le découvrons entièrement suspendu au changement global de notre emploi de l’espace, des sentiments et du temps. Toutes les expériences réelles de pensée et de comportement libres qui parviennent à s’ébaucher dans ces conditions vont certainement dans notre sens, vers l’organisation théorique de la contestation.

Nous estimons que le rôle des théoriciens, rôle indispensable mais non dominant, est d’apporter les éléments de connaissance et les instruments conceptuels qui traduisent en clair — ou en plus clair et cohérent — la crise, et les désirs latents, tels qu’ils sont vécus par les gens : disons le nouveau prolétariat de cette « nouvelle pauvreté » qu’il faut nommer et décrire.

On assiste dans notre époque à une redistribution des cartes de la lutte de classes : certainement pas à sa disparition, ni à sa continuation exacte dans le schéma ancien. De même que l’on n’assiste pas à un dépassement des nations mais à une new deal du nationalisme dans le dispositif de supra-nationalités : deux blocs mondiaux composés eux-mêmes de zones supra-nationales plus ou moins centrifuges, comme l’Europe ou la mouvance chinoise ; à l’intérieur des domaines nationaux ainsi encadrés il peut advenir des modifications et remembrements à différents niveaux, de la Corée à la Wallonie.

Suivant la réalité qui s’esquisse actuellement, on pourra considérer comme prolétaires les gens qui n’ont aucune possibilité de modifier l’espace-temps social que la société leur alloue à consommer (aux divers degrés de l’abondance et de la promotion permises). Les dirigeants sont ceux qui organisent cet espace-temps, ou ont une marge de choix personnel (même, par exemple, du fait de la survivance importante de formes anciennes de la propriété privée). Un mouvement révolutionnaire est celui qui change radicalement l’organisation de cet espace-temps et la manière même de décider désormais sa réorganisation permanente (et non un mouvement qui changerait seulement la forme juridique de la propriété ou l’origine sociale des dirigeants).

Aujourd’hui déjà, partout, l’immense majorité consomme l’espace-temps social odieux et désespérant qu’une infime minorité « produit » (il faut préciser que cette minorité ne produit littéralement rien d’autre que cette organisation, alors que la « consommation » de l’espace-temps, au sens où nous l’entendons ici, englobe toute la production courante, dans laquelle prend évidemment racine l’aliénation de la consommation, et de toute la vie). En regard de la dépense humaine que les classes dirigeantes du passé savaient faire de la mince part de plus-value arrachée à une production sociale statique, sur la base d’une pénurie générale, on peut dire que les individus de cette minorité dirigeante ont eux-mêmes aujourd’hui perdu leur « maîtrise ». Ils sont seulement consommateurs de pouvoir, mais du pouvoir même de l’organisation débile de la survie. Et c’est à seule fin de consommer ce pouvoir-là qu’ils organisent si misérablement cette survie. Le possesseur de la nature, le dirigeant, est dissous dans la mesquinerie de l’usage de son pouvoir (le scandale quantitatif). La maîtrise sans dissolution assurerait le plein-emploi : non de tous les travailleurs, mais de toutes les forces de la société, de toutes les possibilités créatrices de chacun pour lui-même et pour le dialogue. Où sont alors les maîtres ? À l’autre bout de ce système absurde. Au pôle du refus. Les maîtres viennent du négatif, ils sont porteurs du principe anti-hiérarchique.

La séparation tracée ici entre ceux qui organisent l’espace-temps (ainsi que les agents directement à leur service) et ceux qui subissent cette organisation, vise à polariser nettement la complexité savamment tissée des hiérarchies de fonctions et de salaires, qui donnent à penser que toutes les gradations sont insensibles et qu’il n’y a presque plus de vrais prolétaires ni de vrais propriétaires aux deux extrémités d’une courbe sociale devenue hautement plastique. Cette division étant posée, les autres différences de statut doivent être considérées d’emblée comme secondaires. En revanche, on n’ignore pas qu’un intellectuel, et aussi bien un ouvrier « révolutionnaire professionnel », à tout moment risquent de basculer sans retour dans l’intégration ; à une place ou à une autre d’une famille ou d’une autre dans le camp des zombies dirigeants (qui n’est aucunement harmonieux ou monolithique). Jusqu’à ce que la vraie vie soit présente pour tous, le « sel de la terre » peut toujours s’affadir. Les théoriciens de la nouvelle contestation ne sauraient pactiser avec le pouvoir ou se constituer eux-mêmes en pouvoir séparé sans cesser d’exister comme tels dans l’instant (d’autres représentant alors la théorie). Ceci revient à dire que l’intelligentsia révolutionnaire ne pourra réaliser son projet qu’en se supprimant ; que le « parti de l’intelligence » ne peut effectivement exister qu’en tant que parti qui se dépasse lui-même, dont la victoire est en même temps la perte.
« Domination de la nature, idéologies et classes », Internationale Situationniste, bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste, numéro 8, janvier 1963 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I. S. : Michèle BERNSTEIN, Guy DEBORD, Attila KOTANYI, Uwe LAUSEN, J. V. MARTIN, Jan STRIJBOSCH, Alexander TROCCHI, Raoul VANEIGEM)
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