Wednesday, December 06, 2006

L'AVANT-GARDE DE LA PRÉSENCE (Janvier 1963)

Des situationnistes entre deux séances de la Conférence d'Anvers.



« Le marxisme était une erreur, on voit à quel niveau se situent les plagieurs de vingtième ordre d'une idéologie qu'ils détraquent encore et dont ils extraient une conception de brisure culturelle complètement démente pour les sous-marxistes mêmes.

Les critiques situationnistes qui espèrent mettre la main sur la totalité des moyens de communication, sans en avoir créé aucun, à aucun niveau, et remplacer l'acquit, à savoir les diverses créations et les trivialités qui en résultent, par leur unique et énorme trivialité, ces crétins, disons-nous, représentent des excrétions du type hitlérien ou stalinien, dans ses extrêmes manifestations d'impuissance actuelle, dont les exemples délirants les plus connus sont les bandes nazies d'Amérique et d'Angleterre. »

Les Cahiers du Lettrisme, no1, décembre 1962


Michèle BERNSTEIN, Victoire des Républicains espagnols (détail), 1963.

Dans le n° 4 de Médiations, Lucien Goldmann, devenu tout récemment critique spécialisé dans l’avant-garde culturelle, parle d’une « avant-garde de l’absence », celle qui exprime dans l’art et l’écriture un certain refus de la réification de la société moderne, mais qui d’après lui n’exprime que cela. Ce rôle négatif de la culture d’avant-garde dans notre siècle, il le reconnaît environ quarante-cinq ans après l’événement mais, chose étrange, parmi ses contemporains et ses amis. On trouve donc, sous le masque des Dadaïstes ressuscités, rien d’autre que Ionesco, Beckett, Sarraute, Adamov et Duras, sans oublier ce Robbe-Grillet qui Marienbad. La joyeuse petite équipe au complet rejoue donc en farce la tragédie de la mise à mort des formes artistiques. Sarraute ! qui l’eût dit ? Adamov ! qui l’eût cru ? Goldmann, bon public, commente gravement ce qu’il voit : « La plupart des grands écrivains d’avant-garde expriment surtout, non des valeurs réalisées ou réalisables, mais l’absence, l’impossibilité de formuler ou d’apercevoir des valeurs acceptables au nom desquelles ils pourraient critiquer la société ». Voilà justement ce qui est faux, comme il apparaît immédiatement si l’on abandonne les acteurs du roman comique de Goldmann pour examiner la réalité historique du dadaïsme allemand, ou du surréalisme entre les deux guerres. Goldmann semble littéralement les ignorer — ce qui est curieux : trouverait-il que l’on est fondé à contester complètement l’interprétation historique de son Dieu Caché, tout en signalant que l’on n’a lu ni Pascal ni Racine parce que le XVIIe siècle est complexe et qu’il est déjà bien long de venir à bout des œuvres complètes de Cotin ? On voit mal comment, en ayant au moins une connaissance sommaire de l’original, il pourrait trouver une telle fraîcheur au déguisement. Le vocabulaire même est peu adapté au sujet. On parle de « grands écrivains » de l’avant-garde, notion que l’avant-garde justement a jetée dans un ridicule définitif il y a bien longtemps. Plus loin, évoquant les amusements de bon goût que Planchon monte joliment avec les pièces et les morceaux d’une tradition théâtrale achevée, Goldmann qui subodore là encore quelque avant-gardisme dit qu’il n’y constate tout de même pas « une création littéraire d’importance égale, centrée sur la présence des valeurs humanistes et du devenir historique ». La notable quantité d’importance nulle qui appartient indélébilement à l’avant-garde goldmannienne fait pourtant à Planchon la partie belle. Mais enfin, Goldmann parle de création littéraire. Peut-il ne pas savoir que le rejet de la littérature, la destruction même de l’écriture, a été la première tendance des vingt ou trente années de recherches d’avant-garde en Europe, que ses pitres spectaculaires n’ont vu que par le mauvais bout de la lorgnette, et exploitent avec une parcimonie de petits rentiers ? Cette avant-garde de la réelle autodestruction de l’art avait traduit inséparablement l’absence et la présence possible d’une tout autre vie. Et faudrait-il donc verser dans la mystification de l’humanisme pour peu que l’on ne veuille pas suivre Adamov, dans cette absence qui lui va si bien qu’il est en passe d’en devenir propriétaire ?

Soyons plus sérieux que Goldmann. Il se demande dans le même article s’il existe dans la présente société, dans ce capitalisme moderne qui se consolide et se développe aussi fâcheusement que l’on sait, « des forces sociales assez puissantes pour provoquer son dépassement ou du moins orientées vers le dépassement ». Cette question est en effet très importante. Nous essaierons de prouver la réponse affirmative. L’étude démystifiée justement des mouvements d’avant-garde artistiques ou politiques réels peuvent donner en tout cas des éléments d’appréciation qui sont plutôt rares dans l’œuvre de Ionesco, comme dans celle de Garaudy. Le visible social de la société du spectacle est plus éloigné que jamais de la réalité sociale. Même son art d’avant-garde et sa pensée questionnante sont désormais maquillés dans l’éclairage de ce visible. Ceux qui se tiennent en dehors de ce Son et Lumière du présent qui ébahit tant Goldmann sont précisément, comme les situationnistes pour le moment, à l’avant-garde de la présence. Ce que Goldmann appelle l’avant-garde de l’absence n’est rien d’autre que l’absence de l’avant-garde. Nous animions hautement que, de toutes ces prétentions et agitations, il ne restera rien dans la problématique réelle et dans l’histoire de cette époque. Sur ce point comme sur les autres, on verra dans cent ans si nous nous sommes trompés.

L’avant-garde goldmanniste et son absentéisme sont d’ailleurs déjà en retard (Robbe-Grillet excepté, qui mise sur tous les numéros à la roulette du spectacle avant-gardiste). La dernière tendance est de s’intégrer, d’intégrer plusieurs arts entre eux, d’intégrer le spectateur à tout prix. D’abord, depuis Marienbad, qui est la référence journalistique obligatoire, on ne compte plus les œuvres qui ne peuvent exister « que par la participation individuelle du spectateur, chacun étant destiné à la ressentir différemment ». (Jacques Siclier dans Le Monde du 28 novembre 1962, à propos d’un quelconque ballet télévisé). Marc Saporta vient de publier un roman-jeu de cartes, qu’il faut battre avant la lecture, de sorte qu’on participe. Ensuite on intègre : une musique expérimentale que le visiteur pourra écouter, à des céramiques (exposition parisienne de Starczewski). De la musique de Stockhausen, mais dont la partition est devenue « mobile » au gré de l’interprète, à un film abstrait de l’Allemand Kirchgässer (Institut de musique contemporaine de Darmstadt). On a l’intégration de Nicolas Schoeffer et de la maison Philips dans un climat audiovisuel (le « mur-création »). Enfin, mille intégrations, à travers l’Europe, qui s’entr’intègrent dans les biennales de partout qui deviennent des Himalaya de l’intégration. Dans la même revue Médiations, il faut signaler l’intégration d’un métier nouveau : la critique en prose « abstraite » de l’œuvre abstraite, qui était courante depuis quinze ans dans les catalogues de peinture, et où Michel Tapié a réussi des merveilles, fait son apparition en littérature avec Jean Ricardou, qui transpose simplement la sage et enfantine forme de l’explication de texte, mais avec cette amélioration qu’il commente, peignant noir sur noir, les pages très peu lisibles, et volontairement pauvres de contenu, du nouveau roman pur, en un langage critique informel digne du modèle pour le contenu et la lisibilité. On peut aussi intégrer n’importe quoi, trente petites cuillers, cent mille bouteilles, un million de Suisses, dans le « nouveau réalisme », c’est sa force. La nouvelle figuration veut intégrer le passé, le présent et l’avenir de la peinture dans n’importe quoi qui paie bien, assurance tous risques pour les amateurs de l’abstrait et pour ceux du figuratif à la fois.


La culture étant ce qu’elle est, il faut bien que l’on n’intègre que des dissolutions les unes dans les autres. Et ces dissolutions sont elles-mêmes à peu près toujours des redites, que personne ne veut signaler, de quelque chose de plus ancien (le roman-jeu de cartes de Saporta est la reprise du poème-jeu de cartes de Paul Nougé, Le jeu des mots et du hasard, d’avant 1930, réédité il y a quelques années. On pourrait multiplier ces exemples.). Quant à l’intégration du spectateur dans ces belles choses, elle est une image appauvrie de son intégration dans les villes nouvelles, dans la densité de téléviseurs du territoire, dans l’entreprise qui l’emploie. Elle poursuit le même plan, mais avec infiniment moins de force, et même infiniment moins de cobayes. Les vieilles formes de l’art de la néo-décomposition sont maintenant, en elles-mêmes, loin du centre des luttes pour la maîtrise de la culture moderne. Le changement du terrain culturel n’est pas seulement la thèse de l’avant-garde révolutionnaire dans la culture, il est malheureusement aussi le projet inverse, déjà largement réalisé, des dirigeants actuels. Il faut pourtant noter à part les spécialistes du mouvement « cinétique ». Ceux-là veulent seulement intégrer le temps dans l’art. Ils n’ont pas eu de chance, puisque le programme de notre époque est plutôt de dissoudre l’art dans le temps vécu.

En plusieurs points déjà, des chercheurs, pour s’assurer une spécialisation moins encombrée, s’aventurent au-delà de ces intégrations hâtives et de leurs justifications sommaires. Des techniciens veulent réformer le spectacle comme Le Parc, dans un tract du « Groupe de Recherche d’Art Visuel », en septembre 1962, qui pense que l’on peut faire évoluer le spectateur passif jusqu’à être « spectateur-stimulé » ou même « spectateur-interprète », mais toujours dans le cadre des vieilleries spécialisées qui donneraient « des sortes de sculptures pour être luttées, de danses à être peintes, de tableaux à escrime ». Au plus, Le Parc va-t-il jusqu’à utiliser quelques formules para-situationnistes : « En admettant franchement le renversement de la situation traditionnelle du spectateur-passif, on contourne l’idée de spectacle… ». C’est pourtant une idée qu’il vaut mieux ne pas contourner, mais bien mesurer à sa juste place dans la société. La futilité des espérances de Le Parc sur son spectateur qui le comblera en atteignant « la participation réelle (manipulation d’éléments) » — oui ! et les artistes visuels auront là bien sûr leurs éléments tout prêts — aboutit à quelque chose de plus solide quand, à la fin du texte, la main est tendue du côté de « la notion de programmation », c’est-à-dire aux cybernéticiens du pouvoir. Il y en a qui vont beaucoup plus loin (cf. France-Observateur du 27-12-1962), comme ce « Service de la Recherche de la R.T.F. » qui ne voulait rien d’autre que « créer une situation » le 21 décembre dernier en organisant une conférence à l’U.N.E.S.C.O., avec la participation des fameux extra-terrestres qui dirigent la revue Planète.

La dialectique de l’histoire est telle que la victoire de l’Internationale situationniste en matière de théorie oblige déjà ses adversaires à se déguiser en situationnistes. Dès maintenant, il y a deux tendances dans la lutte rapprochée contre nous : ceux qui se proclament situationnistes sans en avoir aucune idée (les quelques variétés de nashisme). Ceux qui, au contraire, se décident à adopter quelques idées sans les situationnistes, et sans que l’on nomme l’I.S. La probabilité grandissante de la vérification de certaines de nos thèses, parmi les plus simples et les moins récentes, conduit bien des gens à reprendre une bonne part de l’une ou l’autre à leur compte sans le dire. Bien sûr, ceci n’est pas une question d’antécédents à reconnaître, de célébrités personnelles méritées, etc. S’il est intéressant de signaler cette tendance, c’est pour la dénoncer sur un seul point crucial : ces gens peuvent, ce faisant, parler d’un nouveau problème, pour le banaliser eux-mêmes après l’avoir repoussé tant qu’ils ont pu, en en extirpant seulement la violence, sa liaison avec la subversion générale, donc en le désamorçant jusqu’à l’exposé universitaire, ou pire. C’est dans cette intention qu’il est nécessaire de cacher l’I.S.

Ainsi le n° 102 de la revue Architecture d’aujourd’hui (juin-juillet 1962) est finalement consacré à un relevé des « architectures fantastiques », dont certaines tentatives anciennes et actuelles qui peuvent être fort intéressantes. Mais il se trouve que c’est seulement l’I.S. qui tient la clé de leur application intéressante. Avec les barbouilleurs d’Architecture d’aujourd’hui, elles ne servent qu’à orner les murailles de la passivité. Le directeur de cette revue, par exemple, dans son activité personnelle d’artiste, si l’on peut dire, a essayé presque tous les genres des sculpteurs à la mode, les imitant à s’y méprendre, ce qui paraît lui avoir donné une autorité confirmée en matière de plastique du conditionnement. Si des gens comme cela s’avisent maintenant qu’il faut améliorer le décor, c’est qu’ils agissent, comme tous les réformistes, pour contrer une pression plus forte en la prenant de vitesse. Ces responsables d’aujourd’hui veulent bien penser à réformer le décor, mais sans toucher à la vie que l’on y mène. Et ils appellent frileusement « système » les investigations à ce propos, afin d’être abrités de n’importe quelle conclusion là-dessus. Ce n’est pas pour rien que dans ce numéro on fait la part du pauvre au sous-produit « technicien » de l’urbanisme unitaire qui a dû quitter l’I.S. en 1960. Même cette sous-théorie au maximum de l’appauvrissement est trop gênante pour l’éclectisme des convertis du vieux fonctionnalisme. Pourtant nous, justement, nous ne défendons aucun système, et nous voyons mieux que personne, à tous les niveaux, le système qu’eux-mêmes défendent, et qui les défend en les mutilant tellement. Nous voulons la peau d’un tel système.

Nous devons faire la même objection aux personnes qui commencent depuis six ou dix mois à repenser dans quelques revues le problème des loisirs, ou celui des nouvelles relations humaines nécessaires à l’intérieur de la future organisation révolutionnaire. Qu’y manque-t-il ? l’expérience réelle, l’oxygène de la critique impitoyable de l’existant, la totalité. Le point de vue situationniste apparaît maintenant indispensable comme le levain, sans lequel retombe la pâte dégonflée des meilleurs thèmes soulevés par l’I.S. depuis quelques années. Ceux qui sont façonnés entièrement par l’ennui de la vie et de la pensée dominantes ne peuvent qu’applaudir aux loisirs de l’ennui. Ceux qui n’ont jamais bien perçu ni le présent ni le possible du mouvement révolutionnaire ne peuvent que rechercher une pierre philosophale psychotechnique. Celle qui retransmuterait les travailleurs modernes dépolitisés en militants dévoués d’organisations de gauche reproduisant si bien le modèle de la société établie qu’elles pourraient employer, ainsi qu’une usine, quelques psycho-sociologues pour huiler un peu leurs micro-groupes. Les méthodes de la sociométrie et du psychodrame ne mèneront personne très avant dans la construction des situations.

À mesure que la participation devient plus impossible, les ingénieurs de seconde classe de l’art moderniste exigent comme leur dû la participation de tout un chacun. Ils distribuent cette facture avec les prospectus du mode d’emploi en tant que règle du jeu devenue explicite, comme si cette participation n’avait pas été toujours la règle implicite d’un art où elle existait effectivement (dans les limites de classe et de profondeur qui ont encadré tout art). On nous presse insolemment d’« intervenir » dans un spectacle, dans un art qui nous concernent si peu. Derrière le comique de cette mendicité glorieuse, on rejoint les sphères sinistres de la haute police de la société du spectacle qui organise « la participation dans quelque chose où il est impossible de participer » — travail ou loisirs de la vie privée — (cf. I.S. 6, page 16). Il faut probablement revoir à cette lumière la naïveté apparente du texte cité de Le Parc, dans son irréalisme si étrange à propos du public qu’il veut « stimuler ». « On pourrait même, écrit-il, arriver dans ce souci de participation violente des spectateurs à la non-réalisation, non-contemplation, non-action. On pourra alors imaginer, par exemple, une dizaine de spectateurs non-action dans le noir le plus complet, immobiles, ne disant rien. » Il se trouve que, placés dans une telle position, les gens crient très fort, comme ont pu heureusement le remarquer tous ceux qui ont participé à l’action réelle de l’avant-garde négative, qui nulle part n’a été, comme croit Goldmann, avant-garde de l’absence pure, mais toujours mise en scène du scandale de l’absence pour appeler à une présence désirée, « la provocation à ce jeu qu’est la présence humaine » (« Manifeste » dans I.S. 4). Les écoliers du « Groupe de Recherche d’Art Visuel » ont une idée si métaphysique d’un public abstrait qu’ils ne le trouveront certainement pas sur le terrain de l’art — toutes ces tendances postulent avec une incroyable impudence un public totalement abruti, et capable d’un aussi pesant sérieux que ces spécialistes pour leurs petites machines. Mais en revanche un tel public est en voie de constitution au niveau de la société globale. C’est la « foule solitaire » de la société du spectacle, et ici Le Parc n’est plus si en avance qu’il croit sur la réalité ; dans l’organisation de cette aliénation, il n’y a certainement pas de spectateur libre de rester purement passif, leur passivité même est organisée, et les « spectateurs-stimulés » de Le Parc sont déjà partout.

Nous constatons toujours davantage que l’idée de construction de situations est une idée centrale de notre époque. Son image inverse, sa symétrie esclavagiste, apparaît dans tout le conditionnement moderne. Les premiers psychosociologues — dont Max Pagès dit qu’ils ne sont encore qu’une cinquantaine surgis dans les vingt dernières années — vont se multiplier vite ; ils commencent à savoir manipuler quelques situations données, encore grossières ; comme l’est aussi la situation collective permanente qui a été calculée pour les habitants de Sarcelles. Les artistes qui se rangent dans ce camp pour sauver une spécialisation de décorateurs de la machinerie cybernéticienne ne cachent pas qu’ils font leurs premières armes dans la manipulation de l’intégration. Mais du côté de la négation artistique rebelle à cette intégration, il semble que l’on ne puisse approcher ce terrain miné de la situation sans frôler la récupération, sauf si l’on se place sur les positions d’une nouvelle contestation cohérente sur tous les plans. Et d’abord le plan politique, où aucune organisation révolutionnaire future ne peut plus sérieusement se concevoir sans plusieurs qualités « situationnistes ».

Nous parlons de récupération du jeu libre, quand il est isolé sur le seul terrain de la dissolution artistique vécue. Au printemps de 1962, la presse a commencé à rendre compte de la pratique du happening parmi l’avant-garde artistique new-yorkaise. C’est une sorte de spectacle dissous à l’extrême, une improvisation de gestes, d’allure dadaïste, par des gens qui se trouvent ensemble en un lieu fermé. La drogue, l’alcool, l’érotisme y ont leur part. Les gestes des « acteurs » tentent un mélange de poésie, de peinture, de danse et de jazz. On peut considérer cette forme de rencontre sociale comme un cas-limite du vieux spectacle artistique dont les débris sont jetés là dans une fosse commune ; comme une tentative de renouvellement, trop encombrée alors d’esthétique, de la surprise-party ordinaire ou de l’orgie classique. On peut même estimer que, par la recherche naïve de « quelque chose qui se passe », l’absence de spectateurs séparés, et la volonté d’innover tant soit peu dans le si pauvre registre des relations humaines, le happening est, dans l’isolement, une recherche de construction d’une situation sur la base de la misère (misère matérielle, misère des rencontres, misère héritée du spectacle artistique, misère de la philosophie précise qui doit beaucoup « idéologiser » la réalité de ces moments). Les situations que l’I.S. a définies, au contraire, ne peuvent être construites que sur la base de la richesse, matérielle et spirituelle. Ce qui revient à dire que l’ébauche d’une construction des situations doit être le jeu et le sérieux de l’avant-garde révolutionnaire, et ne peut exister pour des gens qui se résignent sur certains points à la passivité politique, au désespoir métaphysique et même à la pure absence subie de la créativité artistique. La construction des situations est à la fois le but suprême et la première maquette d’une société où domineront des conduites libres et expérimentales. Mais le happening n’a pas attendu longtemps pour être importé en Europe (à Paris, en décembre, à la galerie Raymond Cordier) et totalement retourné par ses imitateurs français, obtenant un entassement de spectateurs figés dans une ambiance de bal à l’école des Beaux-Arts, comme pure et simple publicité d’un vernissage de petites choses surréalisantes.

Ce qui est construit sur la base de la misère sera toujours récupéré par la misère ambiante, et servira les garants de la misère. L’I.S. a évité au début de 1960 (cf. « Die Welt als Labyrinth », dans I.S. 4) le piège qu’était devenue cette proposition du Stedelijk Museum de construire un décor qui servirait de prétexte à une série de dérives dans Amsterdam et ainsi à quelques projets d’urbanisme unitaire pour cette ville. Il apparaissait que le labyrinthe dont l’ I.S. avait imposé le plan serait ramené par trente-six sortes de limitations et contrôles à quelque chose qui ne sortirait guère d’une manifestation de l’art d’avant-garde traditionnel. Nous avons alors rompu cet accord. Ce musée avant-gardiste semble être resté longtemps inconsolable, puisqu’il vient de faire réaliser finalement « son » labyrinthe en 1962, mais plus simplement confié à la bande du « nouveau-réalisme » qui a assemblé quelque chose de très photogénique « qui avait dada au cœur », comme disait Tzara dans son bon temps.

Nous voyons que ceux qui nous pressent d’exposer des projets de détail utilisables et convaincants — pourquoi devrions-nous les convaincre eux ? — si nous les leur fournissions, ou bien les retourneraient à l’instant contre nous comme preuves de notre utopisme, ou bien en favoriseraient une diffusion édulcorée dans l’immédiat. En vérité, on peut demander des projets de détail à presque tous les autres — c’est vous qui vous persuadez que beaucoup pourraient être satisfaisants — mais justement pas à nous ; c’est notre thèse qu’il n’y aura pas de renouvellement culturel fondamental dans le détail, mais seulement en bloc. Nous sommes évidemment très bien placés pour trouver, quelques années avant les autres, tous les trucs possibles de l’extrême décomposition culturelle actuelle. Comme ils ne sont utilisables que dans le spectacle de nos ennemis, nous gardons quelques lignes de notes là-dessus dans un tiroir. Après quelque temps, beaucoup sont bel et bien retrouvés spontanément et lancés à grands fracas par tel ou tel. Nous en possédons cependant une majorité qui n’est pas encore « rattrappée par l’histoire ». Plusieurs peuvent ne jamais l’être. Ce n’est même pas un jeu, c’est une vérification expérimentale de plus.

Marlilyn Monroe, 5 août 1962 : la spécialisation du spectacle de masse constitue, dans la société du spectacle, l'épicentre de la séparation et de la non-communication.

« Mais la conscience... est donc immédiatement l'acte d'outrepasser le limité, et, quand ce limité lui appartient, l'acte de s'outrepasser soi-même. Avec l'existence singulière, l'au-delà est en même temps posé dans la conscience, serait-ce encore seulement comme dans l'intuition spatiale, à côté du limité. La conscience subit donc cette violence venant d'elle-même, violence par laquelle elle se gâte toute satisfaction limitée. Dans le sentiment de cette violence, l'angoisse peut bien reculer devant la vérité, aspirer et tendre à conserver cela même dont la perte menace. Mais cette angoisse ne peut s'apaiser : en vain, elle veut se fixer dans une inertie sans pensée... »

Hegel. Phénoménologie de l'Esprit.


Nous pensons que l’art moderne, partout où il s’est trouvé réellement critique et novateur par les conditions mêmes de son apparition, a bien accompli son rôle qui était grand ; et qu’il reste, malgré la spéculation sur ses produits, détesté par les ennemis de la liberté. Il suffit de voir la peur qu’inspire en ce moment aux dirigeants de la déstalinisation homéopathique le plus mince signe de son retour chez eux, où on l’avait fait oublier. Ils le dénoncent comme une voie d’eau dans l’idéologie et avouent que le monopole de la manipulation de cette idéologie à chaque niveau est vital pour leur pouvoir. Mais tout de même les gens qui prospèrent maintenant à l’Ouest sur les prolongations respectueuses et les réanimations artificielles de l’ancien jeu culturel bloqué sont en réalité les ennemis de l’art moderne. Et nous, nous sommes ses légataires universels.

Nous sommes contre la forme conventionnelle de la culture, même dans son état le plus moderne ; mais évidemment pas en lui préférant l’ignorance, le bon sens petit-bourgeois du boucher, le néo-primitivisme. Il y a une attitude anti-culturelle qui est le courant d’un impossible retour aux vieux mythes. Nous sommes pour la culture, bien entendu, contre un tel courant. Nous nous plaçons de l’autre côté de la culture. Non avant elle, mais après. Nous disons qu’il faut la réaliser, en la dépassant en tant que sphère séparée ; non seulement comme domaine réservé à des spécialistes, mais surtout comme domaine d’une production spécialisée qui n’affecte pas directement la construction de la vie — y compris la vie même de ses propres spécialistes.

Nous ne sommes pas complètement dépourvus d’humour ; mais cet humour même est d’une espèce quelque peu nouvelle. S’il s’agit de choisir sommairement une attitude à propos de nos thèses, sans entrer dans les finesses ou telle compréhension plus subtile de nuances, le plus simple et le plus correct est de nous prendre avec un entier sérieux au pied de la lettre.

« Critique de la Séparation ».

« N'ayez pas l'idiotie, dit-elle, de vouloir sauver le monde, vous ne pouvez rien faire. Cette conspiration n'est pas à l'échelle terrestre, pas même à celle du système solaire. Nous sommes des pions dans un jeu que jouent les gens des étoiles. »

A.E. Van Vogt. Le Monde des Non-A.


Comment allons-nous mettre en faillite la culture dominante ? De deux façons, graduellement d’abord et puis brusquement. Nous nous proposons d’utiliser d’une manière non-artistique des concepts d’origine artistique. Nous sommes partis d’une exigence artistique, qui ne ressemblait à aucun esthétisme ancien parce qu’elle était justement l’exigence de l’art moderne révolutionnaire dans ses plus hauts moments. Nous avons porté cette exigence dans la vie, donc vers la politique révolutionnaire, c’est-à-dire en fait son absence et la recherche des explications sur son absence. La politique révolutionnaire totale qui en découle, et qui est confirmée par les plus hauts moments de la lutte révolutionnaire réelle des cent dernières années, revient alors au premier temps de ce projet (une volonté de la vie directe), mais sans qu’il y ait plus d’art ni de politique comme formes indépendantes, ni la reconnaissance d’aucun autre domaine séparé. La contestation et la reconstruction du monde ne vivent que dans l’indivision d’un tel projet, où la lutte culturelle, au sens conventionnel, n’est plus que le prétexte et la couverture pour un travail plus profond.


Il est facile de dresser une liste interminable des problèmes à régler en priorité ; des difficultés ; ou même de quelques impossibilités à court terme qui sont attristantes. Il est probable que la grande popularité, par exemple, qu’a rencontré parmi les situationnistes le projet d’un scandale d’une ampleur assez notable dans les locaux parisiens de l’U.N.E.S.C.O., témoigne d’abord du goût, latent dans l’I.S., de trouver un terrain d’intervention concret, où une activité situationniste apparaîtrait ouvertement en tant que telle, positivement, une sorte de construction de l’événement accompagnant ici la prise de position retentissante contre le centre mondial de la culture bureaucratisée. Complémentaires à cet aspect des choses, les vues soutenues par Alexander Trocchi, précédemment et en ce moment, sur la clandestinité d’une part de l’action situationniste peuvent nous mener à augmenter notre liberté d’intervention. Dans la mesure où, comme l’écrit Vaneigem, « nous ne pouvons éviter de nous faire connaître jusqu’à un certain point sur le mode spectaculaire », ces nouvelles formes de clandestinité seraient sans doute utiles pour lutter contre notre propre image spectaculaire que forgent déjà nos ennemis et nos suiveurs disgrâciés. Comme tout prestige qui peut se constituer dans le monde (et bien que notre « prestige » soit vraiment très particulier), nous avons commencé à déchaîner les forces mauvaises de la soumission à nous-mêmes. Pour ne jamais céder à ces forces, il nous faudra inventer les défenses adéquates, qui dans le passé ont été très peu étudiées. Un autre des sujets de fatigue de l’action situationniste est certainement l’espèce de spécialisation que constitue forcément, dans une société de la pensée et de la pratique hautement spécialisées, la tâche de tenir la base de la non-spécialisation que tout assiège et bat en brèche, de porter les couleurs de la totalité. Un autre encore, l’obligation de juger les gens en fonction de notre action et de la leur, de rompre les rencontres avec plusieurs qui, à l’échelle de la vie privée — référence inacceptable, — seraient plaisants. Cependant la contestation de l’existant, si elle envisage aussi la vie quotidienne, se traduit naturellement en luttes dans la vie quotidienne. La liste de ces difficultés, disons-nous, est longue, mais les arguments qui en découlent demeurent extrêmement faibles puisque nous voyons parfaitement l’autre côté de l’alternative de la pensée au carrefour de cette époque, à savoir la soumission inconditionnelle sur tous les points. Nous avons fondé notre cause sur presque rien : l’insatisfaction et le désir irréductibles à propos de la vie.


L’I.S. est encore loin d’avoir créé des situations, mais elle a déjà créé des situationnistes, ce qui est beaucoup. Cette puissance de contestation libérée, outre ses premières applications directes, est l’exemple qu’une telle libération n’est pas impossible. De sorte que d’ici peu, en différentes matières, on va voir le travail.

« L'Avant-garde de la présence », Internationale Situationniste, Bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste, numéro 8, janvier 1963 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I. S. : Michèle BERNSTEIN, Guy DEBORD, Attila KOTANYI, Uwe LAUSEN, J. V. MARTIN, Jan STRIJBOSCH, Alexander TROCCHI, Raoul VANEIGEM)

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