Wednesday, March 21, 2007

EXERCICE DE LA PSYCHOGÉOGRAPHIE IV : Arthur CRAVAN


Psychogéographique dans la dérive pressée

SIFFLET


Le rythme de l'océan berce les transatlantiques,
Et dans l'air où les gazs dansent tels des toupies,
Tandis que siffle le rapide héroïque qui arrive au Havre,
S'avancent comme des ours, les matelots athlétiques.
New York ! New York !
Je voudrais t'habiter !
J'y vois la science qui se marie
A l'industrie,
Dans une audacieuse modernité.
Et dans les palais,
Des globes,
Éblouissants à la rétine,
Par leurs rayons ultraviolets ;
Le téléphone américain,
Et la douceur
Des ascenseurs...
Le navire provoquant de la Compagnie Anglaise
Me vit prendre place à bord terriblement excité,
Et tout heureux du confort du beau navire à turbines,
Comme de l'installation de l'électricité,
Illuminant par torrents la trépidante cabine.
La cabine incendiée de colonnes de cuivre,
Sur lesquelles, des secondes, jouirent mes mains ivres
De grelotter brusquement dans la fraîcheur du métal,
Et doucher mon appétit par ce plongeon vital,
Tandis que la verte impression de l'odeur du vernis neuf
Me criait la date claire, où, délaissant les factures,
Dans le vert fou de l'herbe, je roulais comme un oeuf.
Que ma chemise m'enivrait ! et pour te sentir frémir
A la façon d'un cheval, sentiment de la nature !
Que j'eusse voulu brouter ! que j'eusse voulu courir !
Et que j'étais bien sur le pont, ballotté par la musique ;
Et que le froid est puissant comme sensation physique,
Quand on vient à respirer !
Enfin, ne pouvant hennir, et ne pouvant nager,
Je fis des connaissances parmi les passagers,
Qui regardaient basculer la ligne de flottaison ;
Et jusqu'à ce que nous vîmes ensemble les tramways du matin courir à l'horizon,
Et blanchir rapidement les façades des demeures,
Sous la pluie, et sous le soleil, et sous le cirque étoilé,
Nous voguâmes sans accident jusqu'à sept fois vingt quatre heures !
Le commerce a favorisé ma jeune initiative :
Huit millions de dollars gagnés dans les conserves
Et la marque célèbre de la tête de Gladstone
M'ont donné dix steamers de chacun quatre mille tonnes,
Qui battent des pavillons brodés à mes initiales,
Et impriment sur les flots ma puissance commerciale.
Je possède également ma première locomotive :
Elle souffle sa vapeur, tels les chevaux qui s'ébrouent,
Et, courbant son orgueil sous les doigts professionnels,
Elle file follement, rigide sur ses huit roues.
Elle traîne un long train dans son aventureuse marche,
Dans le vert Canada, aux forêts inexploitées,
Et traverse mes ponts aux caravanes d'arches,
A l'aurore, les champs et les blés familiers ;
Ou, croyant distinguer une ville dans les nuits étoilées,
Elle siffle infiniment à travers les vallées,
En rêvant à l'oasis : la gare au ciel de verre,
Dans le buisson des rails qu'elle croise par milliers,
Où, remorquant son nuage, elle roule son tonnerre.

Arthur CRAVAN, « SIFFLET », MAINTENANT, no1, avril 1912


***


Quelle âme se disputera mon corps ?
J'entends la musique :
Serai-je entraîné ?
J'aime tellement la danse
Et les folies physiques
Que je sens avec évidence
Que, si j'avais été jeune fille,
J'eusse mal tourné.
Mais, depuis, me voilà plongé
Dans la lecture de cet illustré,
Je jurerais n'avoir vu de ma vie
D'aussi féeriques photographies :
L'océan paresseux berçant les cheminées,
Je vois dans le port, sur le pont des vapeurs,
Parmi des marchandises indéterminées,
Les matelots se mêler aux chauffeurs ;
Des corps polis comme des machines,
Mille objets de la Chine,
Les modes et les inventions ;
Puis, prêts à traverser la ville,
Dans la douceur des automobiles,
Les poêtes et les boxeurs.
Ce soir quelle est ma méprise
Qu'avec tant de tristesse,
Tout me semble beau ?
L'argent, qui est réel,
La paix, les vastes entreprises,
Les autobus et les tombeaux ;
Les champs, le sport, les maîtresses,
Jusqu'à la vie inimitable des hôtels.
Je voudrais être à Vienne et à Calcutta,
Prendre tous les trains et tous les navires,
Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats.
Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien,
ouvrier, peintre, acrobate, acteur ;
Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ;
millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau ;
Lâche, héros, nègre, singe,
Don Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel
Faune et flore :
Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux !
Que faire ?
Essayons du grand air,
Peut-être y pourrai-je quitter
Ma funeste pluralité !
Et tandis que la lune,
Par-delà les marronniers,
Attelle ses lévriers,
Et, qu'ainsi qu'en un kaléidoscope,
Mes abstractions
Élaborent des variations
Des accords
De mon corps,
Que mes doigts collés
Au délice de mes clés
Absorbent de fraîches syncopes,
Sous des motions immortelles
Vibrent mes bretelles ;
Et, piéton idéal
Du Palais-Royal,J
e m'enivre avec candeur
Même des mauvaises odeurs.
Plein d'un mélange
D'éléphant et d'ange,
Mon lecteur , je balade sous la lune
Ta future infortune,
Armée de tant d'algèbre,
Que, sans désirs sensuels,
J'entrevois fumoir du baiser,
Con, pipe, eau,
Afrique et repos funèbre,
Derrière les stores apaisés,
Le calme des bordels.
Du baume, ô ma raison !
Tout Paris est atroce et je hais ma maison.
Déjà les cafés sont noirs.
Il ne reste, ô mes hystéries !
Que les clairs écuries
Des urinoirs.
Je ne puis plus rester dehors.
Voici ton lit ; soit bête et dors.
Mais, dernier des locataires,
Qui se gratte tristement les pieds,
Et, bien que tombant à moitié,
Si j'entendais sur la terre
Retentir les locomotives,
Que mes âmes pourtant reviendraient attentives !

Arthur CRAVAN, « HIE », MAINTENANT, No. 2, Juillet 1913



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SA TRACE SE PERD À PEU DE TEMPS DE LÀ DANS LE GOLFE DU MEXIQUE OÙ IL S'EST ENGAGÉ DE NUIT SUR UNE EMBARCATION DES PLUS LÉGÈRES.

André BRETON



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Les marchands des quatre saisons ont émigré au Mexique
Vieux boxeur tu es mort là-bas
Tu ne sais même pas pourquoi
Tu criais plus fort que nous dans les palaces d'Amérique
et dans tous les cafés de Paris
Tu ne t'es jamais regardé dans une glace
Tu as villégiaturé à l'hôpital
Qu'est-ce que tu vas faire au ciel mon vieux
Je n'ai plus rien à te cacher
La Seine coule encore devant ma fenêtre
Tes amis sont très riches
J'ai une envie folle de fumer

Philippe SOUPAULT, « ÉPITAPHE POUR ARTHUR CRAVAN », Épitaphes, 1919



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Arthur Cravan
le boxeur embarqué nuitamment
égrène sur l'eau d'autres Mexique
sans laisser de traces

Guy-Ernest DEBORD, octobre 1950



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DÉSERTEUR DE DIX-SEPT NATIONS



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La dégradation accélérée de l’idéologie culturelle a ouvert une crise permanente de cette valorisation intellectuelle et artistique, crise dont le dadaïsme a marqué l’éclatement au grand jour. Un double mouvement très apparent caractérise cette fin de culture : d’une part la diffusion de fausses nouveautés automatiquement ressorties sous nouvelle présentation par des mécanismes spectaculaires autonomes ; d’autre part le refus public et le sabotage portés par des individus qui étaient manifestement parmi les plus doués pour le renouvellement d’une production culturelle « de qualité » : Arthur Cravan est comme le prototype de ces hommes dont on a noté le passage dans la zone la plus radioactive du désastre culturel, et qui n’ont laissé aucune sorte de marchandises ou souvenirs. La conjonction de ces deux influences démoralisantes ne cesse d’épaissir le malaise dans l’intelligentsia.
« Domination de la nature, idéologies et classes », Internationale Situationniste, numéro 8, janvier 1963
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Il y avait alors, sur la rive gauche du fleuve - on ne peut pas descendre deux fois le même fleuve, ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état - un quartier où lenégatif tenait sa cour.

Ceux qui s’étaient assemblés là paraissaient avoir pris pour seul principe d’action le secret que le Vieux de la Montagne ne transmit, dit-on, qu’à son heure dernière,

« Rien n’est vrai ; tout est permis ».

Dans le présent, ils n’accordaient aucune sorte d’importance à ceux qui n’étaient pas parmieux et je pense qu’ils avaient raison ;et dans le passé, si quelqu’un éveillait leur sympathie, c’était Arthur Cravan, déserteur de dixsept nations, ou peut-être aussi Lacenaire, bandit lettré.

C’était le labyrinthe le mieux fait pour retenir les voyageurs.Personne ne quittait ces quelques rues et ces quelques tables où le point culminant du temps avait été découvert.

Chacun buvait quotidiennement plus de verres qu’un syndicat ne dit de mensonges pendanttoute la durée d’une grève sauvage.

Considérant les grandes forces de l’habitude et de la loi, qui pesaient sans cesse sur nouspour nous disperser, personne n’était sûr d’être encore là quand finirait la semaine ; et là était tout ce que nous aimerions jamais.

Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs et manquerait.

On sentait trembler la terre.

Guy DEBORD, IN GIRUM IMUS NOCTE ET CONSUMIMUR IGNI, 1978



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Depuis que l’art est mort, on sait qu’il est devenu extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes. Quand les dernières imitations d’un néo-dadaïsme retourné sont autorisées à pontifier glorieusement dans le médiatique, et donc aussi bien à modifier un peu le décor des palais officiels, comme les fous des rois de la pacotille, on voit que d’un même mouvement une couverture culturelle se trouve garantie à tous les agents ou supplétifs des réseaux d’influence de l’État. On ouvre des pseudo-musées vides, ou des pseudo-centres de recherche sur l’œuvre complète d’un personnage inexistant, aussi vite que l’on fait la réputation de journalistes-policiers, ou d’historiens-policiers, ou de romanciers-policiers. Arthur Cravan voyait sans doute venir ce monde quand il écrivait dans Maintenant : « Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes, et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme. » Tel est bien le sens de cette forme rajeunie d’une ancienne boutade des voyous de Paris : « Salut, les artistes ! Tant pis si je me trompe. »

Guy DEBORD, Commentaires sur la société du spectacle, XXVIII, 1988




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À l'origine du dadaïsme, on trouve le poète-boxeur Arthur Cravan qui fut, lors du premier conflit mondial « déserteur de dix-sept nations ». Le néo-dadaïsme est le dadaïsme d'État qui ne tire un petit effet de choc qu'en se produisant dans les palais nationaux.

Guy DEBORD, Guy Debord, son art et son temps, 1994

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