LE TOURNANT OBSCUR (décembre 1958)
Au centre de notre action collective il y a en ce moment l’obligation urgente de faire bien comprendre ce qu’est notre tâche spécifique, un saut qualitatif dans le développement de la culture et de la vie quotidienne. Nous devons voir tout ce qu’une telle intention recouvre, mais aussi les attitudes périmées qu’elle rejette définitivement ou qu’elle ne peut conserver qu’en tant que résidus tactiques provisoires. Et tout d’abord il convient d’amener à cette prise de conscience, aux dernières conséquences qu’elle implique, ceux de nos camarades qui, empressés de donner leur adhésion à un programme novateur, ne sont pas suffisamment soucieux de l’activité pratique nouvelle qui correspondra à ce programme.
Peut-être l’organisation situationniste, qui essaie de pousser plus loin certains problèmes en les clarifiant, en mettant leurs données dans la lumière de l’expérience, sera-t-elle finalement inutile ? C’est ce que nous devrions conclure s’il s’avérait qu’elle a été formée prématurément, si elle ne pouvait utiliser tôt ou tard quelques moyens indispensables aux constructions qu’elle envisage.
Mais avoir ou non ces moyens, malgré l’aspect généralement économico-politique de la question, dépend largement de nous, de notre lucidité théorique, de notre propagande en faveur de désirs nouveaux. Si nos idées mêmes ont un côté utopique et vague, ceci provient moins, à ce stade primitif, de l’impossibilité de vérifier par la pratique une première partie de nos hypothèses, que de notre incapacité de les penser assez rigoureusement en commun.
Un détail ou un autre de notre entreprise n’a aucune sorte d’intérêt si tous les éléments qui passent à travers l’I.S. ne parviennent pas à se constituer en groupement situationniste agissant, sur le terrain qui doit être le nôtre. Si malgré la nécessité du saut dans une sphère supérieure d’action, la difficulté de comprendre pratiquement ce saut ne pouvait être dominée, les vieilleries artistiques l’emporteraient forcément dans l’I.S. et aucune sévérité morale ou organisationnelle ne pourrait retarder leur triomphe. Ce serait un important recul de la révolution culturelle dont nous sentons la nécessité.
Nous représentons le premier effort systématique pour découvrir, à partir des conditions de la vie moderne, des possibilités, des besoins, des jeux supérieurs. Nous sommes les premiers à connaître un passionnant nouveau, lié à l’actualité et au futur proche de la civilisation urbaine, qu’il ne s’agit pas d’interpréter (de prendre comme nouveau thème de l’ancienne expression artistique), mais de vivre et d’approfondir directement, de transformer.
Nous nous sommes levés avant le jour qui mettra les infinis moyens terrestres au pouvoir de la liberté, avant le peuple qui obtiendra ces loisirs. Nous avons en tout cas le devoir de ne pas dévaloriser, dans une opposition polie à la culture dominante, des slogans précurseurs que nous pouvons trouver. Si nous ne parvenons pas à une action situationniste, nous ne permettrons pas une publicité sur cette étiquette factice. Il faudrait alors adopter des formes d’action plus modestes, plus clandestines. Tout se décidera sur ce point : un assez grand nombre de situationnistes — non d’artistes formellement ralliés, mais de professionnels de cette nouvelle activité — va-t-il répondre à notre appel ?
La priorité absolue du problème de notre renforcement par cette masse virtuelle doit commander tous les aspects de la tactique de l’I.S., et particulièrement nous conduire à rejeter les alliances que l’on nous propose. Le mot d’ordre d’un « front révolutionnaire dans la culture » adopté par nos groupes à partir du Congrès d’Alba a été positif dans la mesure où il a contribué à notre unification dans l’I.S. ; et décevant en ce qui concerne nos rapports avec tel groupe en Tchécoslovaquie, ou tels autres publiant des petites revues en Italie ou en Belgique. La pression de ces éléments extérieurs, incapables de concevoir le tournant devant lequel nous sommes, peut seulement augmenter la confusion dans l’I.S., et renforcer son « aile droite ».
Nous devons au plus vite étendre notre base vraiment situationniste, et développer son programme. Cette question dominera notre prochaine conférence internationale. Majorité et minorité se délimiteront en fonction d’elle.
« Le tournant obscur », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)
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