Wednesday, July 26, 2006

NOUVELLES DE L'INTERNATIONALE (1957-1958)



Relevé de tous les trajets effectués en un an par une étudiante habitant le XVIe Arrondissement. Publié par Chombart de Lauwe dans Paris et l'agglomération parisienne (P.U.F.)




Nouvelles de l’Internationale


Éditions pour l’agitation situationniste

Le 1er janvier 1958 a été publié à Munich un premier manifeste de la section allemande de l’I.S., sous le titre « Nervenruh ! Keine Experimente ! » Dénonçant assez violemment la misère des pseudo-nouveautés culturelles, ce tract ne manque pas d’en désigner l’issue : « Damen und Herren: lassen Sie sich nicht provozieren: Das ist das letzte Gefecht! … Wann kommt der neue Einheitsstuhl? Ein Gespenst geistert durch die Welt: die situationistische Internationale. »

Peu après la section française éditait le tract Nouveau théâtre d’opérations dans la culture et l’appel Aux producteurs de l’art moderne (« Si vous êtes fatigués d’imiter des démolitions ; s’il vous apparaît que les redites fragmentaires que l’on attend de vous sont dépassées avant d’être, prenez contact avec nous pour organiser à un niveau supérieur de nouveaux pouvoirs de transformation du milieu ambiant. »).

Potlatch, bulletin d’information de l’Internationale lettriste jusqu’à son numéro 28, est passé sous le contrôle de notre organisation unie dont la section française en poursuivra la parution occasionnelle. En juin vient d’être édité par l’I.S., à Paris, le livre d’Asger Jorn intitulé Pour la Forme, recueil de plusieurs écrits publiés en différentes langues entre 1953 et 1957, présentant l’essentiel des apports théoriques du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, qui s’est également intégré dans la nouvelle Internationale.

En Belgique nos camarades ont publié, dans un livre consacré à l’histoire de la galerie d’avant-garde « Taptoe » — qui fut achevée avec la manifestation psychogéographique de février 1957 —, une interview de Jorn sur le sens des changements de l’art expérimental avant et depuis le mouvement « Cobra » (1949-1951), et une deuxième édition du Rapport sur la construction des situations. Une traduction de ce rapport, effectuée par notre section italienne, a paru en mai, à Turin (Éditions Notizie).

La section belge de l’I.S. s’est en outre préoccupée d’étendre sa propagande à la Hollande, avec l’étude de Walter Korun sur les origines de l’Internationale situationniste et son programme actuel, écrite en néerlandais pour le n° 11 de la revue Gard-Sivik.


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Deuxième Conférence de l’I.S.

La deuxième conférence de l’Internationale situationniste réunie à Paris les 25 et 26 janvier, six mois après la conférence d’unification de Cosio d’Arroscia (juillet 1957), a particulièrement traité du développement de notre action dans l’Europe du nord et en Allemagne, de l’activité éditoriale, de l’organisation d’une dérive expérimentale effectuée simultanément par plusieurs groupes en liaison radiophonique, des premières possibilités d’application de certaines constructions d’ambiances. La conférence a procédé à l’épuration de la section italienne dans laquelle une fraction avait soutenu des thèses idéalistes et réactionnaires, puis s’était abstenue de toute autocritique après qu’elles eussent été réfutées et condamnées par la majorité. La conférence a ainsi décidé l’exclusion de W. Olmo, P. Simondo, E. Verrone.


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Venise a vaincu Ralph Rumney

Le situationniste britannique Ralph Rumney qui avait mené dès le printemps de 1957 quelques reconnaissances psychogéographiques dans Venise, s’était ultérieurement fixé pour but l’exploration systématique de cette agglomération, et espérait pouvoir en présenter un compte rendu exhaustif autour de juin 1958 (cf. une annonce du n° 29 de Potlatch). L’entreprise se développa d’abord favorablement. Rumney, qui était parvenu à établir les premiers éléments d’un plan de Venise dont la technique de notation surpassait nettement toute la cartographie psychogéographique antérieure, faisait part à ses camarades de ses découvertes, de ses premières conclusions, de ses espoirs. Vers le mois de janvier 1958, les nouvelles devinrent mauvaises. Rumney, aux prises avec des difficultés sans nombre, de plus en plus attaché par le milieu qu’il avait essayé de traverser, devait abandonner l’une après l’autre ses lignes de recherches et, pour finir, comme il nous le communiquait par son émouvant message du 20 mars, se voyait ramené à une position purement statique.

Les anciens explorateurs ont connu un pourcentage élevé de pertes au prix duquel on est parvenu à la connaissance d’une géographie objective. Il fallait s’attendre à voir des victimes parmi les nouveaux chercheurs, explorateurs de l’espace social et de ses modes d’emploi. Les embûches sont d’un autre genre, comme l’enjeu est d’une autre nature : il s’agit de parvenir à un usage passionnant de la vie. On se heurte naturellement à toutes les défenses d’un monde de l’ennui. Rumney vient donc de disparaître, et son père n’est pas encore parti à sa recherche. Voilà que la jungle vénitienne a été la plus forte, et qu’elle se referme sur un jeune homme, plein de vie et de promesses, qui se perd, qui se dissout parmi nos multiples souvenirs.

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« Nous préparons l’impression de la revue. Il faudrait envoyer vite au moins quelques pages déjà écrites de Psychogeographical Venice, pour que tu figures dans ce premier numéro. »

Guy DEBORD, lettre à Ralph RUMNEY, 27 décembre 1957.

« Nous nous avisons soudain que nous n’avons pas de nouvelles de toi depuis assez longtemps ; que tu n’as encore fait aucun réel travail avec nous ; et que, cependant, tu n’hésites pas à faire mention de ta collaboration avec l’Internationale situationniste à propos de ton exposition “apaisée” de Milan.Nous te trouvons bien sympathique, c’est entendu, mais tu peux penser qu’il n’est pas dans nos habitudes de prolonger longtemps la négligence en certaines affaires, auxquelles tu as choisi, comme nous, d’être mêlé.Nous allons donc dissiper promptement l’équivoque :Dans le cas où tu voudrais participer encore à ce que nous faisons, il te suffira de nous envoyer avant la fin du mois de mars1° — Le texte destiné à notre revue, qui est sous presse.2° — Une relation satisfaisante sur tes activités dans ces derniers mois.Après le 31 mars, c’est inutile : la revue indiquera précisément les participants à notre action. »

Asger JORN & Guy DEBORD, lettre à Ralph RUMNEY, 13 mars 1958

« Nous avons envoyé un petit ultimatum à Rumney, le sommant de donner des nouvelles satisfaisantes de son activité, et de nous faire parvenir le texte promis pour la revue, avant le 31 mars, faute de quoi nous ne le considérerions plus comme étant des nôtres. »

GUY DEBORD, lettre à PINOT-GALLIZIO, 14 mars 1958

« Ralph Rumney a répondu gentiment que ses travaux ménagers, et ses ennuis avec Pegeen [Guggenheim], l’empêchaient de collaborer effectivement avec nous mais qu’il espérait que, peut-être, plus tard, cela irait mieux. Par conséquent Rumney n’a plus rien de commun avec les situationnistes, et nous le notifierons officiellement dans notre revue. »

GUY DEBORD, lettre à PINOT-GALLIZIO, 4 avril 1958

« Ce que vous me dites de Ralph confirme aussi ce que nous en pensions : le pauvre garçon est fini. »

GUY DEBORD, lettre à PINOT-GALLIZIO et Giors MELANOTTE, 16 juin 1958

« L’ex-situationniste anglais Ralph Rumney se refusant à comprendre le caractère définitif de son exclusion, annoncée dans notre précédent numéro, nous sommes obligés de rappeler qu’il nous paraît devenu complètement inintéressant, tant par ses idées que par sa vie. Ce qu’il pourrait publier, sur la psychogéographie ou sur tout autre sujet, dans la revue Ark ou ailleurs, et quelque usage qu’il veuille faire du nom de certains de nous, ne saurait aucunement concerner l’I.S. »

« Renseignements situationnistes », Internationale situationniste, n° 2, décembre 1958

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1.1.

L'essentiel de l'I.S. est pour moi encapsulé par ces définitions. Dans La Véritable scission (je n'ai pas le texte exact en mémoire), Debord écrit que L'I.S. étant dissous, c'est à ceux qui viennent après de faire mieux. A Cosio, à la fondation, nous avions parlé du dépassement de l'art, et il me semble que ce qu'on voulait dépasser n'était pas exactement ce que j'entends par l'art. Car pour moi, l'art est une façon d'être. Par exemple, j'ai dit un jour à Manzoni : « Au lieu de copier Reggiani - qui était géométrique italien - tu dois vivre en artiste. Même ta merde doit être une oeuvre d'art ». Quelques années après, il l'a mise en boîte, et ça vaut très cher ; ça a été récupéré ! Et puis je prêchais déjà la psychogéographie à Londres, car la ville était à moitié détruite par des bombardements allemands. Ils ont eu la malheureuse idée de faire des autoroutes plutôt que de conserver sa structure de villages agglomérés, et j'ai pesté contre tout ça. Tout le monde croyait que j'étais fou.

1.2.

L'autre base des situationnistes, c'était peut-être que la culture est la vraie source des révolutions, ce qui implique que généralement, les artistes prennent leur travail moins au sérieux que ceux qui nous dirigent. A travers l'histoire, l'Église, les pouvoirs quelconques ont toujours eu et se sont tenus d'avoir un art officiel qu'ils pouvaient dominer, que l'on pourrait appeler artisme. Cela nous amène aux arts visuels, la pratique de fabrication d'objets visuels, et au fond, on a depuis toujours théorisé là-dessus. je trouve que tout ça est un peu futile. C'est toujours de la récupération, de la spectacularisation autour d'une chose qui est à la fois muette, paradoxalement très forte et personnelle. II faut essayer de faire des choses qui sont difficilement récupérables. Je trouve que les idées qui sont dans les publications de l'I.S. sont très claires et très nettes, et pourtant, les gens trouvent le moyen de les récupérer, de les spectaculariser et en fait, de les détourner ; on est impuissant contre ça.

1.3.

L'autre problème très grave, c'est que dès que vous entrez dans le marché de l'art, votre marchand vous demande de continuer à faire la même chose: de l'artisme. Un ignare voyant mes tableaux pourrait dire qu'il y a trois ou quatre artistes différents ; ça va être récupéré quand même, mais j'essaie de retarder ce processus.


1.4.


Vers 1954, j'avais écrit que quelqu'un possédant une télévision dans son appartement et les fresques de Giotto, ou le meilleur tableau du monde, regarderait plutôt la télé.


2.1.


Dans une de ses lettres à Martos, Guy Debord dit, ce qui a toujours été mon opinion aussi, que les idées de base des situs étaient la dérive, le détournement et la psychogéographie. Et je crois que les banalystes sont repartis de là avec des structures différentes. La France, à l'époque, était plus fliquée, plus censurée qu'aujourd'hui. C'était très très dur. Contrôlés, harcelés de partout par les flics, c'est difficile pour qui n'a pas vécu ça de comprendre l'atmosphère. Nous avons cru - je pense avec raison - qu'il fallait une structure très serrée, impénétrable et intransigeante, comme Breton avec le surréalisme. Tandis que maintenant, avec les structures ouvertes qui se créent, chacun peut dire ce qu'il veut sans qu'on ait forcément besoin d'être d'accord, ou d'exclure quelqu'un qui exprime une opinion un peu différente. Ça aussi, ça empêche l'infiltration, la manipulation, et c'est beaucoup plus actuel que des petites querelles qui risquent de devenir sectaires comme l'I.S. qui s'est transformé après sa dissolution - en culte avec ses petites chapelles. Guy a bien fait de le dissoudre, c'est clair : c'était son coup de maître, mais c'est resté un culte et ainsi, ça a fini dans les poubelles de l'historiographie.


2.2.


II faut évidemment qu'on ait une stratégie. Le cas de Debord est exemplaire dans tout ça. II avait ses stratégies, mais ça n'a pas empêché la récupération et le détournement de ses idées, et on ne peut rien contre ça, parce que dès qu'une idée sort de la tête sur du papier ou comme un tableau, de la musique ou autre chose, elle est immédiatement diluée, récupérée, détournée ou redétournée. Mais elle vit encore ! J'ai entendu à la B.B.C., l'autre jour, un porte-parole de Clinton parler d'une « société spectaculaire ». Même Marx a été détourné par Lénine, Trotsky et tutti quanti. Mais malgré le léninisme, le stalinisme et autres avatars du jacobinisme, qui furent certes des catastrophes historiques, les idées de Marx restent valables, même aujourd'hui.


2.3.


L'autre catastrophe c'est le libéralisme de Friedmann et de l'école de Chicago qui a été testé avec Pinochet au Chili, et puis qui est devenu mondial et qui est en train de se casser la gueule de façon très spectaculaire en ce moment, ce qui est la preuve de la futilité de cette sorte de nouveau libéralisme qu'on nous impose comme « liberté ».


3.1.


Moi j'entends « liberté » au sens de 1789. je crois que c'est plutôt ce que l'I.S. cherchait, et qui nous amène à mon idée du solipsisme de la démocratie individuelle. Chacun de nous est libre à l'intérieur de sa tête, même en prison ou soumis à toutes les contraintes possibles. On peut vous tuer ou vous soumettre à des électrochocs ou des psychotropes ou des choses comme ça, mais sinon, on reste libre et capable dans son for intérieur, car ce qui est subversif, c'est ce qui se passe dans sa tête.


3.2.


Très important, aussi le concept du constat. Nous constatons des choses, ce qui fait de nous en quelque sorte des vigiles de la société.


3.3.


Guy, je crois, a beaucoup trop politisé l'I.S. Finalement, il aurait fallu rester subversif sans la politiser, mais peut-être l'époque imposait ça. C'est là le péril des idéologies, parce qu'en ce moment, tel que moi je l'appréhende au moins, il faut pas d'idéologie, il faut chacun pour soi, et puis par l'Externet, créer des petits réseaux autour de soi qui se diffusent comme un virus à l'intérieur de la culture.


3.4.


Tel que je comprends Externet, c'est la puissance de ces petits réseaux interactifs. Chacun a les siens qu'on fait de temps en temps coïncider. Le principe d'édition en très petit nombre et très peu diffusé est percutant comme système. Par exemple, personne n'écoute France Culture, et pourtant, quand ils ont fait une série d'émissions sur les situationnistes, beaucoup de monde l'a copiée et rediffusée, et cetera. C'est très fort ce genre de micro-culture qui, si on fait quelque chose d'intéressant, s'insinue, en photocopie, ou en pirate, et c'est ainsi que j'interprète l'Externet.


3.5.


Bertrand Russell disait : « II ya trois choses qu'on voit comme des dérivés de Platon : le nazisme, le communisme, et le système d'éducation privé en Angleterre... ». je ne vais pas raconter ma scolarité, mais les profs étaient vraiment des nazis platoniciens. Car les autorités, les Etats, les religions, les sectes, les cultes, qu'est-ce qu'ils essaient de contrôler ? La créativité et la sexualité des gens, et c'est très très prégnant parce qu'il y a des invasions de la vie privée : c'est l'invasion du solipsisme personnel.


3.6.


Il me paraît patent que les différentes sectes pro-situs sont devenues platoniciennes, et par conséquent, je dis qu'après sa dissolution, L'I.S., devenu situationnisme, a fini dans les poubelles de l'historiographie mais pas dans celles de l'histoire.


4.1.


Filliou a dit que « l'art est de rendre la vie plus intéressante que l'art ». je trouve ça très bien. J'aime aussi le mot de Dufrêne, « la fouture », et je crois qu'on y est déjà.


5.1.


Une chose qui me tracasse beaucoup, c'est que l'armée américaine a créé l'internet sans réaliser que c'était l'instrument le plus dangereux, le plus subversif possible, car c'est sans contrôle. Ils encodent des choses pour essayer de se protéger, mais les ordinateurs étaient inventés pendant la Deuxième Guerre Mondiale pour décrypter les codes, et ça reste parmi leurs fonctions essentielles. On voit souvent des hackers pénétrer les banques, le Pentagone, la C.I.A., n'importe quoi. Tout est ouvert, on a inventé des virus, et il y a ceux qui pensent que les prochaines grandes guerres passeront par la destruction de l'informatique de l'adversaire.


5.2.


Les gens qui gèrent tout ça ont l'air d'assez peu le comprendre ou de prendre conscience des possibilités. Les Brigades Rouges, ou Baader Meinhof, ou Carlos, c'est du pipeau, ça paraît trivial à côté du dommage que des révolutionnaires peuvent faire avec un investissement minime pour s'acheter un ordinateur et un modem, et d'ailleurs, ça tue personne. Si les gens sont vraiment compétents, c'est indétectable avant que le dommage soit fait. II résulte d'études assez récentes que tous les coups de fil du monde sont écoutés par des ordinateurs. Et c'est enregistré. C'est complètement loufoque. Ils stockent des quantités de choses et en fait, les écoutes beaucoup plus banales qui sont faites par des flics du coin directement sur des personnes qu'ils soupçonnent être des terroristes ou quelqu'un de dangereux, ça marche beaucoup mieux, c'est plus maniable. Les satellites écoutent, et puis si on parle de « subversion », ou de « révolution », ou de « terrorisme » ou quoi, je ne connais pas les mots-clés, ils l'enregistrent. Mais qui le traite ?


5.3.


Chaque jour, il y a des milliards de coups de fil. Je crois que les hackers expérimentés ont des moyens de s'infiltrer partout II semble qu'un hacker compétent peut le faire avec son ordinateur personnel. Bon, moi je connais pas la technique, je veux pas la savoir d'ailleurs. Je suis comme Woody Allen : il faudrait me fournir un enfant de douze ans avec l'ordinateur, parce que eux, ils savent tout faire. Mais je suis persuadé que la subversion future passera par là.


Ralph RUMNEY, Manosque, 12/13 novembre 1998

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Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu'il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes choses tendent.

Aristote


Tu sais ce que ça veut dire poiesis en grec ?

Ça se rapporte au faire.

Et ars, en latin ?

Savoir-faire.

Oui, et ce genre de faire-là vient d’auteurs latins comme Lucrèce, qui l’assimilaient à l’art. Cette définition de l’art s’applique aussi bien au poète, à l’artiste qu’au scientifique. Et je considère que l’un ne peut pas exister sans être en symbiose avec les autres. En tout cas, concilier ces trois activités a été la méthode que j’ai tenté de pratiquer jusqu’à ce jour. Ma démarche a toujours relevé de l’expérimentation, comme celle du scientifique moderne. Et il me semble invraisemblable que j’en change un jour.

Il n’y a donc pas de problème de concurrence, d’échec ou de réussite, dans la mesure où ta démarche n’est pas celle d’un peintre traditionnel, voire d’un peintre d’avant-garde.


Je ne crois pas aux avant-gardes. D’ailleurs, je ne me suis jamais senti en compétition avec des artistes vivants, ça ne m’intéresse pas.

J’ai connu des périodes où je vendais tout ce que je peignais. Je ne sais pas où mes œuvres ont disparu. Elles ont été éparpillées. Ça correspond à un mode de vie, à ses hasards, à ses circonstances, les choses se sont vendues ou perdues. On peut presque dire aujourd’hui que je suis un artiste sans œuvres, qu’elles sont devenues accessoires.

Un jour, Marcel Duchamp a dit qu’il ne peignait plus, et tout le monde l’a cru. Mais on s’est aperçu qu’il n’avait jamais cessé de travailler.

Ce serait une erreur de penser qu’il n’a pas continué ses propres recherches. Evidemment il lui fallait prendre du champ.

On a pu penser que toi aussi tu étais un personnage mythique, mort en tant qu’artiste productif, en tant que penseur, alors que tu jouis d’une notoriété certaine pour des choses un peu légendaires, comme ce fameux Guide Psychogéographique de Venise. Et on découvre que toi non plus, tu n’as jamais cessé de travailler. Pour comprendre un peu, reprenons depuis le début. D’où viens-tu ?

Je suis né à Newcastle en 1934. Quand j’avais deux ans, nous sommes partis pour la banlieue de Halifax, dans le Yorkshire. Je vivais dans un immense presbytère avec mes parents. Il y avait un grand jardin avec des arbres fruitiers, un potager, ce qui était une richesse pendant la guerre. J’adorais cet endroit.

Qui étaient tes parents ?

Ma mère était issue de la moyenne bourgeoisie londonienne, fille de médecin, infirmière en chef et missionnaire en Abyssinie. Elle était fière d’avoir été la première femme blanche admise à la cour du Négus. C’était une femme très éclairée. Malheureusement, je me souviens surtout de sa maladie. Elle est morte quand j’avais quatorze ans.

Mon père était fils de mineur. Il avait commencé à travailler dans les mines quand il avait douze ans et n’avait aucune éducation formelle. Après la guerre, il a entrepris des études de théologie, et passé plusieurs années au Nyasaland (Malawi) comme missionnaire. A son retour en Angleterre il est entré dans les ordres et est devenu vicaire à Newcastle. On a du mal à concevoir aujourd’hui les efforts nécessaires à une personne issue de la classe ouvrière pour accéder à la petite bourgeoisie.

On n’est pas loin d’Engels…

On n’en est pas très loin. D’ailleurs, Keir Hardie, qui était un grand socialiste marxiste d’origine écossaise, fondateur de l’Independent Labour Party, premier candidat travailliste au parlement, est venu faire un meeting dans les alentours de Durham quand mon père était enfant. Il prévenait les nouveaux élus de son parti : Méfiez-vous, c’est par le cognac et les cigares que la corruption commence. Keir Hardie a dû partager son lit avec mon père, ce qui est devenu une de ses grandes fiertés.Mon père a fait la guerre de 14 comme brancardier, il l’a échappé belle. Il s’est élevé tout seul après la guerre. Il s’est fondé sur le christianisme au point de devenir pasteur. Il a beaucoup lu, il a travaillé dans des bibliothèques, des trucs comme ça. Son éducation intellectuelle a été le fruit des différentes fréquentations des milieux socialistes. L’une des idées au cœur des mouvements socialistes ou travaillistes en Angleterre, c’est que tu pouvais progresser grâce à l’instruction. Quelques groupes avaient lançé des éditions de livres pour qu’on puisse se cultiver. Ils tenaient des réunions pour propager les théories de Marx et Engels. Il arrivait que mon père m’amène à ces réunions quand j’étais tout gosse. J’y ai entendu de vieux ouvriers qui citaient Hegel.

Ils avaient créé des universités populaires ?

C’était plus associatif qu’universitaire.

Oui mais les universités populaires étaient associatives. Elles n’étaient pas dirigées par l’Etat. Le parti communiste, par exemple, en avait créé.

Chez nous, ça n’était pas aussi structuré que ça. C’étaient des groupes qui disposaient d’un petit local, ou bien ça se passait chez quelqu’un. On se réunissait et tout le monde était le bienvenu. Parfois, on t’offrait un café, une tasse de thé, mais pendant la discussion, c’était du sérieux. Je n’avais jamais entendu parler de Kant ou Engels, j’étais plus bourgeois si tu veux. Et je voyais ces mecs, les mains sales, qui sortaient de l’usine et qui commençaient à débattre de ces choses-là. C’était l’université pour moi. Plus tard, à Soho, j’ai trouvé le club Malatesta qui était l’ultime résidu des anciens anarchistes anglais.

Tu as eu une autre formation ?

Bien sûr, j’ai commencé par aller à l’école primaire. C’est là que j’ai vécu mon premier amour. J’avais quatre ou cinq ans quand j’ai connu une petite fille. On s’était juré que quand on serait grands on se marierait. On se tenait la main pendant les promenades de l’après-midi. On marchait en crocodile, comme on dit en anglais, c’est-à-dire deux par deux, et on s’arrangeait toujours pour être l’un à côté de l’autre. J’étais fou d’elle et elle de moi. Ça c’était l’enfance heureuse. Vers sept ans, mon père, considérant qu’une éducation intellectuelle et bourgeoise était nécessaire, m’a envoyé dans une école privée.

Et le bonheur a cessé?

Oui. C’est un très mauvais souvenir.

Raconte, ça a l’air terrible.

J’avais sept ans. J’étais très blessé d’être séparé de mes parents et de plonger dans un milieu complètement inconnu. Cette école, déjà touchée par un obus allemand pendant la guerre de 14, avait été évacuée de Scarborough. L’endroit où on a été envoyés s’appelait Eshton Hall, pas loin de Skipton. C’était très beau. On logeait dans un château, un véritable palais, un truc très chic construit au début du xixe siècle. Il devait y avoir soixante-dix gamins en tout. C’était une société fort hiérarchisée, même entre les gosses qui avaient deux ans d’écart. On devait s’adapter. J’étais un tantinet rebelle et fâché contre les autres gosses car je les trouvais complices du système. Selon Bertrand Russell, il y a trois choses qui viennent de Platon : le nazisme, le communisme et le système d’éducation anglais. C’était une sorte de supplice pour moi. Enfin, je l’ai supporté.

Pendant cette période de guerre, mes seuls moments heureux étaient quand je me retrouvais seul dans le domaine du château, qui était assez vaste : il y avait une rivière, des bois, des jardins abandonnés, des orangeries. J’aimais bien chercher les nids des oiseaux et attraper les truites dans le ruisseau. Il y avait aussi des blaireaux et des loutres. Autant que possible, je vivais dans la nature en solitaire, parce que tout ça n’avait l’air d’intéresser que moi.

Tu étais différent des autres enfants ?

Ah oui ! Je crois que toute personne qui a ce côté rebelle et qui conserve sa créativité se trouve rapidement différente des autres, en décalage. Les systèmes d’éducation en cours, que ce soit en Angleterre, en France ou ailleurs, tendent à vous normaliser. C’est souvent très dur d’y résister et rares sont ceux qui y parviennent.

Paradoxalement, le système d’éducation anglais passe pour être l’un des meilleurs.

Je ne suis pas très au courant. Je sais simplement que Tony Blair l’attaque en disant qu’il faut l’améliorer, qu’il est devenu caduc, que ça ne marche plus. Récemment, aux Etats-Unis, on a montré que l’on pouvait remplacer la stimulation électrique par une injection d’adrénaline pour apprendre aux souris comment traverser un labyrinthe. De même on aurait peut-être pu remplacer, dans le système d’éducation anglais, les punitions corporelles par des piqûres.

Mais bon, j’ai passé un certain temps là-dedans et c’est vrai que sans ça, je ne serais pas ce que je suis.

En même temps, il était nécessaire de se rebeller.

Quand je suis sorti de ce système, enfin quand j’ai décidé de quitter l’école – à seize ans, parce que j’étais quand même un peu précoce – j’aurais dû aller à Oxford. Je savais écrire des vers en grec et en latin, ce que j’ai oublié, grâce à Dieu. Mes profs me considéraient comme un perturbateur, mais plutôt intelligent. J’étais assez fort en physique, un peu moins dans les autres sciences, très fort en littérature anglaise et en français, enfin relativement. J’ai pourtant toujours besoin de faire corriger mes fautes de français.

Quand es-tu venu en France pour la première fois ?

C’était en colonie de vacances à côté de Briançon, en 1948.

J’avais quatorze ans. J’ai faussé compagnie à tout le monde pour quelques jours, et je suis allé jusqu’à Paris. C’était l’été, il ne faisait pas froid. J’ai découvert Saint-Germain-des-Prés et, pas loin de là, le Vert-Galant où l’on pouvait dormir.

On se baignait encore dans la Seine ?

Oui, mais ce n’était pas recommandé. J’y ai même attrapé la première écrevisse que j’ai vue de ma vie. Elle était sortie de l’eau. Elle essayait de remonter sur la berge. Je ne savais pas ce que c’était que cette pauvre bête. Je l’ai regardée un peu et je l’ai remise à l’eau. Et j’en ai fait un dessin.

Depuis quand dessinais-tu ?

Comme tous les gosses, je crois que j’ai toujours dessiné. Mais le vrai choc pour moi du côté de l’art, ce fut un peu plus tard, quand j’ai commencé mes lectures en bibliothèque. J’ai découvert les surréalistes dans un livre qui datait de 1936 environ. C’était un livre sur la première exposition surréaliste à Londres.

Tu as dû voir des reproductions dans le catalogue.

Oui. C’était un livre de Herbert Read. J’y ai découvert pour ainsi dire l’art moderne. Les textes m’ont aussi valu de gros emmerdements à l’école. J’ai écrit un essai où je comparais, peut-être naïvement, le poème de Byron sur Mazeppa au Grand Masturbateur de Dali. Ça a fait scandale, évidemment.

Quel âge avais-tu ?

Peut-être quinze ans. C’était l’époque où on vous disait que si vous vous masturbiez, vous deviendriez aveugles. On créait et on crée toujours autour de nous un système de pouvoir destiné à brimer la créativité et à contrôler la sexualité des gens.

J’ai toujours été à la recherche de l’interdit dans mon éducation. J’allais tout le temps à la rencontre de ce qui était plus ou moins proscrit. Il me paraît fascinant de constater que dans les livres du xixe et du début du xxe siècle, quand il y avait un passage “obscène” dans la traduction, on le laissait en latin dans le texte. Comme on m’avait appris à le lire, et qu’à cet âge on s’intéresse pas mal à ces choses-là, on m’avait donné le pouvoir de découvrir ce que je ne devais pas savoir. On m’avait appris le grec et le latin, mais certainement pas dans cette intention. Et puis, dans les bonnes bibliothèques, on pouvait découvrir des œuvres qui étaient beaucoup plus intéressantes.

Par exemple ?

De rerum natura de Lucrèce, un philosophe qui m’intéresse toujours. Ce qui me passionnait aussi, c’étaient les choses un peu lubriques, et l’érotisme des auteurs classiques. Je lisais Catulle, Sappho, Ovide, Martial et Juvenal. Il y avait aussi les livres d’art. En découvrant le livre sur le surréalisme, j’ai été poussé à chercher les œuvres du marquis de Sade.

A la bibliothèque de Halifax, j’ai rempli une fiche pour me procurer des bouquins de cet auteur. A l’époque, la loi anglaise interdisait ce genre de lectures. Si tu étais majeur et pouvais justifier d’une recherche qui nécessitait la consultation d’un tel ouvrage il fallait qu’un délégué de l’archevêque de Canterbury soit présent pendant la lecture. Il s’asseyait derrière toi et il tournait les pages.

Le bibliothécaire ne savait pas plus que moi qui était le marquis de Sade ; quand il l’a appris, il a communiqué ses découvertes à mon père parce que j’étais mineur. Il y a eu un vaste scandale, je passais aux yeux de tous pour un môme perverti et dégueulasse.

Comment a réagi ton père ?

Il a pété les plombs. Je le comprends dans un sens, en tant que pasteur. Dans sa paroisse, il était bien aimé et respecté. Je lui ai tout simplement expliqué que j’avais trouvé le nom de Sade dans une bibliographie. C’est lui qui m’avait appris à faire des recherches, à me servir d’un catalogue, à regarder dans les divers index et bibliographies. D’ailleurs, il pouvait faire preuve d’une grande ouverture d’esprit. Par exemple, quand il m’a découvert en train de peindre des nus imaginaires, il a immédiatement acheté un livre sur le nu dans la peinture, pour essayer de comprendre. Il m’a également offert De la Signature des choses de Jakob Boehme. Je l’ai lu sans comprendre grand-chose parce que j’étais très peu mystique à l’époque, aussi peu qu’aujourd’hui d’ailleurs. Par la suite, je gardais tout mon argent pour acheter mes propres livres. Dans la collection des Penguin Books, qui étaient des livres de poche très bon marché, il y avait trois séries qui me fascinaient : c’étaient les classiques, les livres sur l’art, et les Pelican Books consacrés aux sciences dans le sens philosophique du terme.

Et Marx ? Comment en es-tu venu à le lire ?

A la bibliothèque. Et là, deuxième rapport du bibliothécaire à mon père car on m’avait à l’œil. Mais cette fois-ci mon père a pris ma défense. Les livres défendus m’ont toujours intrigué.

Quels furent tes premiers contacts avec le milieu de l’art ?

C’était en 1951. J’avais fait de l’auto-stop pour aller à Londres et je suis arrivé à la capitale avec une demi-livre en poche. J’ai passé quelques jours au Festival of Britain. J’y ai rencontré des artistes comme Philip Martin, Martin Bradley et Scotty Wilson, des gens inconnus à l’époque qui ont maintenant une certaine notoriété. Wilson était une sorte de Douanier Rousseau, Martin et Bradley les chefs de file d’un petit groupe d’artistes anglais qui puisaient leur inspiration dans l’art français ou italien, tournant le dos à la culture américaine prédominante. Ils vendaient leurs œuvres au bord de la Tamise pour une livre ou quelque chose comme ça. Ça paraît dingue et complètement inconcevable aujourd’hui. Le festival était une vaste exposition d’art, d’industrie et de musique. C’était fou ! Subitement sorti de mon petit bled provincial, je découvrais le monde moderne. J’y ai entendu du jazz pour la première fois. Il y avait aussi une exposition très importante à la Royal Academy, intitulé Ecole de Paris 1950. Et l’œuvre qui m’avait le plus impressionné fut un tableau de Jean Hélion. Drôle de coïncidence quand on connaît la suite. Cette descente à Londres fut un véritable choc culturel pour moi.


Tu as eu du mal à retourner à Halifax ?

Oui. D’autant plus que cette découverte du monde moderne avait eu pour effet de m’éloigner encore un peu plus de mon père. J’ai eu l’impression que les liens familiaux qui me retenaient à lui s’éfilochaient à vue d’œil. Mais je me suis trouvé d’autres familles par la suite. Le communisme d’abord. J’y suis venu à travers Marx et Engels. Je m’étais disputé avec mon père.

Il y avait un communiste notoire, un personnage tabou de notre village qui vivait en haut de la colline derrière notre maison. Un jour, je suis allé chez lui. C’était l’historien Edward Thompson. Je lui ai dit : “Vous êtes communiste. Moi aussi je crois que la fin justifie les moyens.” C’était la preuve que j’avais mal compris Marx. Il m’a engueulé pour cette erreur de jeunesse. J’avais été élevé dans un milieu chrétien qui prétendait précisément que la fin justifie les moyens. J’avais seize ans, je voulais quitter la maison familiale et le système éducatif par la même occasion. Il m’a trouvé un petit emploi et, après avoir négocié avec mon père, il m’a hébergé chez lui pendant un certain temps. La situation était assez embarrassante pour mon père parce qu’Edward Thompson, étant communiste, était de ce fait un paria. A cette époque il travaillait pour la Worker’s Educational Association, l’équivalent des universités communistes françaises, et donnait des conférences dans les petits villages des environs de Halifax. J’ai beaucoup appris auprès de lui.
Il a quitté le Parti après les événements de Hongrie en 56 et a laissé une biographie monumentale et définitive de Ruskin, et un classique : La Formation de la classe ouvrière en Angleterre.

Toi-même, tu appartenais à un groupe communiste ?

Non, il n’en existait pas à Halifax. J’ai dû en créer un. J’ai détourné un groupe de scouts et scoutesses de la jeunesse du parti travailliste vers le marxisme. Je les ai initiés à Marx et les ai convertis à la Young Communist League avec beaucoup de succès.

Dans le même temps j’ai passé l’examen pour entrer à Oxford. J’ai été admis comme boursier. Mais je voulais suivre les cours aux Beaux-Arts. Mon père n’était pas d’accord. Après de nombreuses disputes, il a accepté à la condition que j’obtienne une autre bourse. Ce que j’ai réussi à faire. Au troisième trimestre, j’ai abandonné le lycée pour rejoindre les Beaux-Arts.

Au bout de quelques jours, le lycée téléphone à mon père pour signaler mon absence. Je réponds le plus naturellement du monde que nous étions d’accord vu que j’avais obtenu la bourse pour les Beaux-Arts. Nouvelle crise à la maison. Je suis finalement resté à l’Ecole des Beaux-Arts de Halifax que j’ai abandonnée au bout de six mois parce que la finalité de l’enseignement était de nous spécialiser dans le design de textile. Les espérances de mon père ont été doublement brisées : non seulement je ne suis pas allé à Oxford mais en plus, j’ai abandonné l’Ecole des Beaux-Arts.

Ralph RUMNEY, entretien avec Gérard BERRÉBY, Le Consul, extrait paru dans Libération, octobre 1999



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Action en Belgique contre l’Assemblée des critiques d’art internationaux

Le 12 avril, deux jours avant la réunion à Bruxelles d’une assemblée générale des critiques d’art internationaux, les situationnistes diffusaient largement une adresse à cette assemblée, signée — au nom des sections algérienne, allemande, belge, française, italienne et scandinave de l’I.S. — par Khatib, Platschek, Korun, Debord, Pinot-Gallizio et Jorn :

« Ce qui se fait ici vous paraît à tous simplement ennuyeux. L’Internationale situationniste considère pourtant que cet attroupement de tant de critiques d’art comme attraction de la Foire de Bruxelles est ridicule, mais significatif.

Dans la mesure où la pensée moderne, pour la culture, se découvre avoir été parfaitement stagnante depuis vingt-cinq ans ; dans la mesure où toute une époque, qui n’a rien compris et n’a rien changé, prend conscience de son échec, ses responsables tendent à transformer leurs activités en institutions. Ils en appellent ainsi à une reconnaissance officielle de la part d’un ensemble social à tous égards périmé mais encore matériellement dominant, dont ils ont été dans la plupart des cas les bons chiens de garde.La carence principale de la critique dans l’art moderne est de n’avoir jamais su concevoir la totalité culturelle, et les conditions d’un mouvement expérimental qui la dépasse perpétuellement. En ce moment, la domination accrue de la nature permet et nécessite l’emploi de pouvoirs supérieurs de construction de la vie. Ce sont là les problèmes d’aujourd’hui ; et ces intellectuels qui retardent, par peur de la subversion générale d’une certaine forme d’existence et des idées qu’elle a produites, ne peuvent plus que s’affronter irrationnellement, en champions de tel ou tel détail du vieux monde — d’un monde achevé, et dont ils n’ont même pas connu le sens. Les critiques d’art s’assemblent donc pour échanger les miettes de leur ignorance et de leurs doutes. Quelques personnes, dont nous savons qu’elles font actuellement un effort pour comprendre et soutenir les recherches nouvelles, ont accepté en venant ici de se confondre dans une immense majorité de médiocres, et nous les prévenons qu’elles ne peuvent espérer garder un minimum d’intérêt pour nous qu’en rompant avec ce milieu.

Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! C’est en vain que vous montrez le spectacle d’une fausse rencontre. Vous n’avez rien en commun qu’un rôle à tenir ; vous avez à faire l’étalage, dans ce marché, d’un des aspects du commerce occidental : votre bavardage confus et vide sur une culture décomposée. Vous êtes dépréciés par l’Histoire. Même vos audaces appartiennent à un passé dont plus rien ne sortira.

Dispersez-vous, morceaux de critiques d’art, critiques de fragments d’arts. C’est maintenant dans l’Internationale situationniste que s’organise l’activité artistique unitaire de l’avenir. Vous n’avez plus rien à dire.

L’Internationale situationniste ne vous laissera aucune place. Nous vous réduirons à la famine. »

Il appartenait à notre section belge de mener sur place l’opposition nécessaire. Dès le 13 avril, veille de l’ouverture des travaux, alors que les critiques d’art des deux mondes, présidés par l’américain Sweeney, étaient accueillis à Bruxelles, le texte de la proclamation situationniste était porté à leur connaissance par plusieurs voies. On fit tenir des exemplaires à un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe. On téléphona tout ou partie du texte à d’autres, appelés nommément. Un groupe força l’entrée de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus, pour lancer des tracts sur l’assistance. On en jeta davantage sur la voie publique, des étages ou d’une voiture. On vit ainsi, après l’incident de la Maison de la Presse, des critiques d’art qui venaient ramasser les tracts jusque dans la rue, pour les soustraire à la curiosité des passants. Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques aucun risque d’ignorer ce texte. Les critiques d’art en question ne répugnèrent pas à faire appel à la police, et usèrent des moyens que leur ménageaient les intérêts impliqués dans l’Exposition Universelle pour entraver la reproduction dans la presse d’un écrit nuisible au prestige de leur foire et de leur pensée. Notre camarade Korun se trouve sous le coup de poursuites judiciaires pour son rôle dans cette manifestation.


Internationale Situationniste, numéro 1, juin 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Giuseppe PINOT-GALLIZIO, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

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