Friday, July 28, 2006

LES SOUVENIRS AU-DESSOUS DE TOUT (décembre 1958)





Avec un texte qu’il intitule « La poésie au-dessus de tout », Péret ouvre le premier numéro du bulletin surréaliste Bief par une attaque contre les situationnistes, auxquels il prête le projet idiot de placer la poésie et l’art sous « la tutelle » de la science.

Les déclarations confuses de Péret, qui ne sont motivées que par une grossière volonté de propagande anti-situationniste, révèle cruellement un mode de pensée de l’autre siècle ; l’incapacité de comprendre les problèmes actuels, incapacité qui prime même l’intention malhonnête de combattre ceux qui les posent. « La fission nucléaire et ses conséquences, dit-il, ne provoqueront jamais un nouveau mode de sentir pas plus qu’elles n’engendreront une poésie originale. » C’est bien vrai. Mais que veut-on encore « sentir » passivement ? Et qu’attendre d’« une poésie originale », avec ou sans prétexte nucléaire ? Cette rhétorique de la prééminence d’un scientisme sur une sensibilité poétique, ou de l’inverse, ces polémiques qui devaient retentir autour de Sully-Prudhomme font sourire. Nous ne voulons pas renouveler l’expression en elle-même, et surtout pas l’expression de la science : nous voulons passionner la vie quotidienne. La poésie ne peut plus être en deçà. Nous ne rafistolerons pas le langage poétique et l’art que cette génération, qui a été dadaïste, aura fini par aimer inconditionnellement. Votre jeunesse est morte et vos amours aussi, comme dit la chanson.

Quels sont nos buts ? Créer des situations. Il n’est pas douteux que, de tous temps, des gens ont essayé d’intervenir directement sur l’ambiance de quelques moments de leur vie. Nous pensons seulement que les moyens n’étaient pas réunis pour une extension quantitative et qualitative de telles constructions, qui restaient isolées et partielles. La religion, puis le spectacle artistique, ont été les dérivatifs qui ont pallié à l’incapacité d’accomplir ce désir. Le mouvement de disparition, aisément constatable, de ces dérivatifs va de pair avec le développement matériel du monde, qu’il faut comprendre dans le sens le plus large. La construction des situations n’est pas directement dépendante de l’énergie atomique ; et même pas de l’automation ou de la révolution sociale, puisque des expériences peuvent être entreprises en l’absence de certaines conditions que l’avenir devra sans doute réaliser. Le retard de quelques secteurs dans l’avance totale de notre temps, nous privant de moyens dont nous voudrions disposer, fait l’aridité de notre actuel domaine. Mais alors que l’histoire laisse apparaître pour la première fois une perspective de cet ordre, des plaisirs moindres nous paraissent indignes d’attention.

Péret est prisonnier des richesses factices de la mémoire, de la vaine tâche de conservation des émotions dans des expressions artistiques, qui deviennent des objets que d’autres collectionnent.

Péret et ses amis sont les conservateurs d’un monde artistique qui se ferme. Ils sont du côté de ceux qui le vendent en condensé dans les musées imaginaires des Malraux. Ils sont du côté de ceux qui veulent prolonger sa « noblesse » en faisant décorer des frigidaires par les peintres modernes. Mais cette noblesse est finie avec l’ancien régime de la culture. Ils ne sont plus que du côté du souvenir. Et le rôle du rêve, qu’ils ont tant vanté, est de permettre de continuer à dormir.

Nous sommes les partisans de l’oubli. Nous oublierons le passé, le présent qui sont les nôtres. Nous ne reconnaissons pas nos contemporains dans ceux qui se satisfont de trop peu. La légère avance qui nous sied était parfaitement exprimée par le slogan que notre section belge jetait, en avril 1958, à la tête des critiques d’art réunis en assemblée mondiale : « la société sans classes a trouvé ses artistes ».


« Les souvenirs au-dessous de tout », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

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