LA CHUTE DE PARIS (juin 1960)
Paris a été, dans la période de dissolution de la culture dominante, le principal centre de recherches, le point de concentration d’expériences et d’individus originaires de tous les pays modernes où se développait le même problème global de la culture. Ce rôle, que Paris a tenu presque continuellement jusqu’après la deuxième guerre mondiale, a maintenant pris fin.
Sans examiner ici l’ensemble des conditions qui avaient favorisé cette polarisation géographique des courants novateurs de la culture moderne, et le renversement de ces conditions, on se contentera de remarquer que l’avant-garde culturelle de notre époque a forcément partie liée, non seulement idéologiquement mais pratiquement, avec l’affirmation générale de la liberté : d’abord, pendant sa phase négative, parce qu’elle exprime précisément la négation de l’organisation dominante de la vie ; ensuite et d’autant plus pendant une phase de recherche constructive, avec l’essai d’inventer de nouveaux instruments et de nouveaux emplois dans la vie sociale.
Cette liberté, qui ne peut évidemment pas exister sous un régime politique autoritaire, où l’autorité en matière de culture appartient même au triste auteur des Voix du silence, avait été en fait déjà éliminée sous le régime précédent. La même société capitaliste était alors gouvernée démocratiquement par son personnel de gauche et à ce style réformiste et progressiste correspondait le règne, non-officiel mais pratiquement monopolisateur, de l’impuissance et de la répétition dans le secteur culturel qui alors, au lieu de singer la grandeur du passé, singeait l’expérience de la nouveauté (cf. le bilan d’une revue comme Les Temps Modernes en regard de sa prétention initiale).
D’un même mouvement, les extrémistes politiques de cette gauche ne voulaient surtout pas briser l’ordre social ; et les extrémistes intellectuels ne voulaient surtout pas briser les cadres conventionnels d’une culture vidée, ni le goût des spectateurs modernistes. La crise permanente de la bourgeoisie française, même quand elle en est venue au point culminant de mai 1958, n’a pas trouvé l’issue révolutionnaire qu’il fallait. Paris devient une ville-musée gardée.
Toutes les organisations progressistes, en France, malgré leurs bruyantes querelles, s’accordaient essentiellement entre elles comme avec leurs chanceux cousins qui tenaient le pouvoir : la base de cet accord, l’intérêt supérieur de l’héritage familial, c’était la conservation de la société dominante. Au plus se proposaient-elles certains aménagements différents. Depuis que le régime politique a changé, cet accord fondamental s’est encore renforcé et élargi. Il s’est traduit, et demeure traduit, par le choix absolu du maintien de la paix civile.
Presque tous les penseurs révolutionnaires qui ont appris l’histoire des trente dernières années du mouvement ouvrier d’un seul coup, en lisant les confidences de Khrouchtchev au XXe Congrès de son parti, ont été saisis d’une fureur de renouvellement. Mais ces gens ne sont pas arrivés assez loin — et ils n’y étaient pas allés assez vite — de sorte que la plupart est déjà fatiguée, ou revenue à l’éclectisme qu’elle découvre avec émerveillement.
Les grands bourgeois de la gauche, eux, sont aisément extrémistes parce que ce qu’ils imaginent comme la plus extrême violence de la révolution (la bureaucratie rassurante du P.C.F.) n’est pas tellement loin de leurs habitudes ; et aussi pour affirmer, en grands seigneurs, leur désinvolture contre le décor d’ordre moral et patriotique de la France à l’heure d’Alger. Mais ce gauchisme ne va pas jusqu’à les forcer à mettre en question, même au plus bas niveau, une seule des conventions qui les modèlent. Aussi Kast et Doniol-Valcroze répondaient-ils (France-Observateur, 25-2-60) à des reproches concernant la futilité et l’accumulation des poncifs sociaux dans leurs films, que « s’il doit y avoir engagement en matière de cinéma, il concerne les personnes », et non les films.
Le manque absolu d’une aide des organisations « révolutionnaires » françaises au peuple algérien insurgé produit naturellement la généralisation de réactions purement individuelles (déserteurs, agents de liaison français du F.L.N.). En présence de ces faits, la gauche donne sa mesure : Bourdet s’affole à l’idée que le réseau de Francis Jeanson aidera à discréditer « l’action pour la paix de l’ensemble de la gauche » dont le discrédit est inscrit sur six années de totale abstention. La moraliste Giroud, dans l’Express du 10 mars, s’étonne surtout qu’on aide à déserter de grands enfants encore irresponsables (« Combien y a-t-il de garçons de vingt ans qui ont formé leur jugement avec assez de force pour accomplir, lucidement, l’un des actes les plus graves que puisse commettre un homme ? »). Ne pourraient-ils attendre ? Passe encore de pacifier, mais déserter à cet âge ! On entend parler de communauté nationale à ne pas quitter, de seuil à ne pas franchir. Quand le seuil est celui des prisons où sont Gérard Spitzer, Cécile Decugis, Georges Arnaud, la gauche a le bon goût de ne pas élever la voix pour leur défense. On pourra certainement intimider longtemps par le reproche de trahison tous ceux qui pensent qu’il existe des choses qu’ils risquent de « trahir », en dehors de la cause des exploités de tous les pays.
Quelques aspects de l’actualité politique hâtent la fin du rôle privilégié de Paris dans la culture expérimentale. Mais ils ne font que signifier plus vite un dépérissement inévitable. La concentration internationale à Paris ne traduisait plus rien que les habitudes précédentes. La nouvelle culture, unifiée à l’échelle de la planète, ne peut se développer que là où des conditions sociales authentiquement révolutionnaires apparaîtront. Elle ne se fixera plus en tel ou tel point privilégié, mais s’étendra et changera partout, avec les victoires de la nouvelle forme de société. Elle ne saurait enfin être affermée en majorité aux pays de race blanche. Avant l’inévitable et souhaitable métissage planétaire, les peuples jaunes et noirs qui commencent à prendre en mains leur sort vont y tenir le premier rôle. Nous saluons dans l’émancipation des peuples colonisés et sous-développés, réalisée par eux-mêmes, la possibilité de s’épargner les stades intermédiaires parcourus ailleurs, tant dans l’industrialisation que dans la culture et l’usage même d’une vie libérée de tout. L’Internationale situationniste accorde une importance primordiale à sa liaison avec les éléments avant-gardistes d’Afrique noire, d’Amérique latine, d’Asie ; et pour l’avenir, et tout de suite.
« La Chute de Paris », Internationale Situationniste, numéro 4, juin 1960 (Comité de Rédaction : CONSTANT, Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)
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