SUNSET BOULEVARD (BERNSTEIN, Avril 1962)
Proust, Kafka et Joyce auraient été bien contents de lire dans Elle : « Ne soyez pas tiède. Vous devez voir le dernier film de ce cinéaste exemplaire qui s’appelle Alain Resnais. Vous aurez là un inépuisable sujet de conversation pour les longues soirées de cet automne et vous y trouverez matière à de profondes rêveries. » Parce qu’ils y sont pour quelque chose, ce sont les auteurs du film qui l’affirment dans un prospectus distribué gratuitement à l’entrée du cinéma : « À l’instar de ce que l’on a observé dans d’autres domaines artistiques — le roman, par exemple, avec Proust, Joyce, Kafka, Faulkner et bien d’autres — le cinéma tend ici à se libérer des procédés narratifs traditionnels devenus caducs ». Et le cinéphile attitré de Paris Presse, Michel Aubriant, qui a dû lire le prospectus, déclare spontanément : « Il est probable que beaucoup de spectateurs refuseront de collaborer… Ils seront de ceux qui détestent. Joyce et Faulkner ont aussi leurs détracteurs. »
Vous avez bien compris que si vous n’aimez pas Robbe-Grillet, vous n’êtes plus dignes d’avoir lu Joyce, ni les autres ; si par contre, vous appréciez ces auteurs (ou si vous avez entendu dire que c’est de bon ton), alors vous devez aimer Marienbad. Cette publicité terroriste a été déversée par les journaux de toutes les farines, par des écriteaux autour de la caisse des cinémas, et naturellement, ensuite, par l’écho d’imbéciles moins qualifiés.
En fait, Marienbad a été critiqué, de diverses façons, et il ne faut pas confondre toutes les critiques (et ce problème se retrouve à propos de toute discussion sur l’art moderne). Il y a certainement ceux qui désapprouvent parce qu’ils sont en deça, et dans le cas particulier de Marienbad il n’y en a pas eu tellement, ou plutôt grâce à toute cette publicité contraignante, ils n’ont guère osé le manifester. Mais d’autres peuvent aussi le faire parce qu’ils se savent au-delà (sans tenir Joyce pour responsable du parrainage qu’on lui fait endosser à titre posthume).
Si on ne veut absolument pas se reconnaître contemporains et concernés par ce style de cinéma, on peut soutenir le passé ou l’avenir ; en faire une critique « de droite » ou « de gauche », pour reprendre le vocabulaire du progressisme politique. Ceci est une critique « de gauche », bien entendu. On laisse donc complètement à l’écart ceux qui l’ont aimé — qui ont cru reconnaître là l’avant-garde sage qu’ils peuvent adopter sans crainte — qui lui ont donné le Lion d’Or. Nous ne trouvons dans Marienbad que régression et facticité, et ceci en prenant comme référence la plus immédiate le précédent film de Resnais, Hiroshima, mon amour.
Si les situationnistes sont juges de ce qui est vrai ou faux dans l’art moderne, c’est qu’ils le connaissent bien, comme participants, parce qu’ils savent ce qu’il doit devenir, parce qu’ils le jugent par son avenir, par la forme plus achevée — plus complexe — qui va lui succéder. Beaucoup de gens sont devenus fiers parce que, depuis quelques années, ils ne disent plus devant une toile de Picasso que « leur petite sœur, qui a six ans, peut en faire autant ». Mais cela les conduit à d’imprudentes confusions dans le respect — et seule l’authentique avant-garde peut distinguer pleinement quelle signification a une œuvre qui se veut moderne.
Il est facile de concevoir qu’un cinéaste, dans son projet, refuse de faire de belles images ; on pourrait comprendre, par exemple, qu’il les veuille anodines. Mais ce n’est pas le cas. Les images de Marienbad ont été voulues belles, le décor, insolite. Et pourtant, de l’image comme forme, on ne peut constater que le néant et, bien sûr, la prétention. C’est clairement un retour au muet, l’esthétisme 1925, le geste figé, les habits, le mystère en toc, le sous-Cocteau. Il n’y manque que la boule de neige. Il reste bien quelques fragments de Resnais honnête documentariste, scrutant en travelling son malheureux château. Mais à quoi bon ? À travers les surexpositions, les sous-expositions, le tir au pistolet qui se fige et le vent dans les voiles de Mademoiselle Seyrig, on dirait un cours humoristique de ce qu’il ne faut surtout plus faire. Le même néant caractérise d’ailleurs la bande sonore : stupidité, insignifiance et laideur. Resnais imite son expérience d’Hiroshima encore plus grossièrement que les imitateurs étrangers qui ont fait Moderato Cantabile. Au point que pour plagier l’excellent usage sonore de la voix japonaise parlant en français à une Française de passage à Hiroshima, il a pris ici un accent italien. En soi, c’est déjà moins insolite et tire même plutôt vers le comique. Mais le comique est sublimé si l’on songe qu’il s’agit d’emblée — et la plupart du temps — d’un monologue intérieur. Voilà donc le premier homme du monde qui pense avec l’accent italien !
« Vous voudrez, disait la publicité du film, donner un sens à ces images, — et vous en trouverez un. » Pourquoi pas ? Et par la même occasion, un sens au commentaire de ces images. A priori, ce n’est pas moi qui serais contre. Malheureusement, les sens divers que le spectateur peut y trouver se résument dans une banalité assez attristante. Car enfin, il est bien évident que cela veut dire :
— L’amour est aveugle,
— Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son,
— La vie et la mort sont deux mystères,
— Il ne faut pas dire fontaine,
— Souvent femme varie,
— Tous les goûts sont dans la nature,
— Que sais-je ?
C’est un film auquel on peut prêter beaucoup de sens, mais pas un seul qui soit intéressant. Le contenu, si l’on peut employer ce mot, du film est insignifiant, intemporel, plus coupé de l’histoire, de la réalité et de la vie qu’une séance de Guignol. Ceci au contraire d’Hiroshima qui, s’il n’était pas précisément révolutionnaire, était assez sympathiquement situé par rapport aux comportements actuels des gens. Les auteurs se flattent de s’être livrés à « une méditation sur l’amour ». Mais leur réflexion étant aussi vide que leur moyen d’expression, c’est une méditation sur l’aphasie. Et voilà pourquoi votre film est muet ! Comme l’ont justement remarqué Marcel l’Herbier — qui écrit, dans une intention laudative évidemment : « C’est une victoire impressionnante pour un film rare où ressurgit, transcendé, l’impressionnisme de l’âge muet » — et un lecteur de Arts anonyme mais non moins enthousiaste : « Il est réconfortant de voir un jeune metteur en scène, alors que tant de représentants de la Nouvelle Vague n’ont que raillerie et pitié pour leurs prédécesseurs, reconnaître ce qu’il doit, et ce qui peut être retenu, de ceux qui, à tâtons, ont créé un art pour notre temps. Marienbad ou la Reconnaissance au Muet. » En effet, c’est le film où froidement et par principe, on n’a rien à dire. C’est aux antipodes de ce qu’il y a de positif (et que nous avons toujours signalé) dans la critique de la pseudo-communication artistique, critique opérée par tout artiste moderne authentique. Ici, il n’y a pas de communication, mais les auteurs croient bêtement qu’ils en représentent une carabinée, et ne se gênent pas pour le souligner. Le roi ne sait pas qu’il est nu, et c’est le fier étalage d’un néant pompeux. L’imitation du roi est aussi policière : on terrorise les gens en leur disant : « Prouvez vous-mêmes que vous êtes intelligents, et au courant, en trouvant tout seuls pourquoi diable notre film est beau ! »
Il y a pourtant un point sociologiquement notable : c’est l’aveu publicitaire qu’il y a autant de sens que de spectateurs. Dans le vocabulaire habituel de l’I.S., on peut désigner ceci comme une démission démagogique de spécialistes qui ne savent même plus contrôler leur propre travail : qui ne peuvent même plus se rappeler à partir de quelle convention sectaire — de chapelle — il faut comprendre leur discours fermé. Chacun, n’est-ce pas, a le droit de penser ce qu’il veut ? Et comme tout le monde doit voir le film et en être content. Une telle platitude, et encore mal comprise, conduit à ce poujadisme de l’esprit. Il est possible, d’ailleurs, que ce soit dans cette perspective que Robbe-Grillet ait toujours lu les œuvres importantes et difficiles dont il se réclame (Kafka, Joyce, Faulkner et la suite, voir plus haut), pensant avec astuce que tout cela n’avait pas de sens mais qu’il était assez malin pour en donner un à ce qu’il n’avait pas compris. Qu’on lui avait laissé le choix.
Depuis, Michel Butor a fait état du projet d’un opéra à l’entr’acte duquel il fera voter les spectateurs pour choisir entre ses fins possibles. Ceci est aux vraies nécessités et perspectives de l’art moderne ce que sont, dans le domaine plastique, les machines de Tinguely et les peintures mobiles du même genre des bricoleurs qui se flattent de « dépasser » ainsi les anciennes conditions de l’environnement esthétique. Une autre étape (j’imagine, bien sûr) serait dépassée à la seconde représentation, quand Michel Butor se contentera de faire représenter la fin trouvée à la première, laissant aux seconds spectateurs le soin d’imaginer le début qui convient.
Quant à Marienbad dont l’ambition, on le voit, n’était pas mince, puisqu’il devait donner à chacun sa part de vérités premières, c’est effectivement un film vide, mais cela ne veut pas dire qu’on puisse le remplir. Un tel manque de talent, d’imagination, de force, correspond pour les spectateurs à un manque d’intérêt et d’amusement à un point rarement atteint. Un tel néant n’a pesé lourd que pour la critique, qui s’y est retrouvée.
Les auteurs ont cherché le label du baroque. N’est pas baroque qui veut. Et surtout pas en mettant de si pauvres obscurités verbales (voir en contrepartie la richesse de toute la poésie surréaliste, ou même dadaïste, de Joyce, etc.) sur des images de moulures rococo ! Il existe pourtant, dans le cinéma même, une grande tradition baroque. Des metteurs en scène comme Sternberg et Welles l’ont déjà montré. Ils savaient passer dans un couloir. Et que de femmes-oiseaux (Louise Brooks, les figurantes de Shanghaï Gesture dans leurs cages), les plumes piteuses de Delphine Seyrig n’arrivent même pas à rappeler ! C’était une mauvaise recette, pour obtenir un film baroque, de se contenter de filmer du baroque déjà fait, garanti. Sans quoi le plus plat documentaire sur l’architecture au Portugal serait plus baroque que Mr. Arkadin. Louis II de Bavière, appelé à la rescousse de la publicité du film au même titre que Coco Chanel, est un bel exemple de baroquisme non seulement dans ses châteaux mais dans sa conduite, à laquelle Robbe-Grillet n’a sûrement jamais trouvé un sens ! Il ne pouvait pas plus sauver les braves reporters de Marienbad qu’il ne donnait une dimension délirante au Marianne de ma jeunesse d’un quelconque Duvivier. Pour utiliser de tels matériaux, il faut sans doute avoir déjà atteint, soi-même, une certaine ouverture. On se rappelle comment Welles a utilisé les gravures de Goya, reproduites en masques, dans le bal de Mr. Arkadin. Il faut, en quelque sorte, travailler au même niveau. Or, détail à nos yeux hautement significatif, quand ce crétin de Robbe-Grillet se propose d’inventer un jeu (ce pourrait être un excellent programme), et qu’il croit, avec sa misérable astuce de collégien, avoir réussi — tout ce qu’il a pu trouver est un petit truc de salon déjà fort connu. Et qui est même joué faussement dans le film.
Toute cette dose d’erreurs prétentieuses oblige à un réexamen du cas de Resnais. Il n’est donc pas vrai que (comme nous avions cru pouvoir l’écrire dans une note éditoriale d’Internationale Situationniste 3) Resnais connaissait l’art moderne — au contraire des autres « nouvelles-vagues » qui n’avaient de culture que cinéphilique.
« Dès que le cinéma s’enrichit des pouvoirs de l’art moderne, il rejoint la crise globale de l’art moderne », écrivaient les situationnistes à propos de Hiroshima. Resnais avait des ambitions, mais il faut maintenant s’apercevoir qu’il ne connaissait rien que le milieu du trucage moderniste, entre le T.N.P. et Les Temps Modernes, l’art de Mathieu et la pensée d’Axelos. Malgré les références qu’il faisait à André Breton lors des discussions autour d’Hiroshima, il a donné sa mesure exacte en s’en remettant à Robbe-Grillet.
Avec Marguerite Duras, qui lui avait fourni un texte honnête quoique loin d’être une découverte (et celle-ci a bien montré son insuffisance, son absence surtout de sens critique, en participant à l’entreprise Moderato), Resnais avait eu la chance de faire quelque chose dans la direction de ce qu’il cherchait : un cinéma dominé par la parole.
Dans ses courts-métrages et jusqu’à Hiroshima, Resnais, favorisé si l’on peut dire par l’effroyable retard que le cinéma accusait par rapport aux autres secteurs culturels, avait lentement remonté le cours du temps. Hiroshima qui était incontestablement à un stade moderne de l’histoire du cinéma se situait, par rapport à l’évolution culturelle générale, aux environs de Proust. En continuant ce mouvement, Resnais se voyait avec son dernier film, dans l’obligation de faire du cinéma contemporain. Mais en remettant la parole à Robbe-Grillet, il est dupe ; il est mort. Il avoue son néant culturel. Il ne comprend plus.
L’expérience est encore plus concluante, si besoin était, pour le langage de Robbe-Grillet. Ceux qui s’interrogeaient encore sur les « mystères » de sa prose, en restant confinés dans l’ennui noble et respectable de la lecture des livres des Éditions-d’Avant-Garde-Lindon, ont pu voir son incroyable vide, quand elle est mise en scène. L’école du Regard ne tient son office spectaculaire que typographiquement.
Les phrases de Robbe-Grillet, étant donnée la conception que Resnais a du cinéma (conception d’un cinéma dominé par la parole, et très justement utilisée dans Hiroshima), étaient forcées d’être l’élément central du film. C’est pourquoi il n’y a plus rien. Et pourtant, quel programme alléchant on avait : quand l’écriture du regard rencontre le cinéma du langage — ou à peu près. Cela produit de l’anti-matière. Robbe-Grillet, arrivé beaucoup trop tard pour détruire le roman, a tout de même détruit Resnais. Comment ne pas s’être avisé que, de tous les individus ayant écrit ou susceptibles d’écrire en français, Robbe-Grillet était le plus mauvais pour une telle entreprise ? Ceci prouve que Resnais a eu le respect de ce bluff triste et lourdaud : le nouveau roman. Ce qui le condamne comme artiste.
Ces critiques ne sont pas faites dans l’esprit « critique de cinéma », pour opposer à Marienbad d’autres films actuellement préférables. Mais elles sont la constatation attristée de la fin prématurée, par fourvoiement, d’une évolution jusqu’alors intéressante. Au jeu de l’oie, si Robbe-Grillet l’avait inventé, Resnais serait tombé dans le puits.
Cet échec ne saurait valoriser l’imposture systématique du faux cinéma-vérité (Chronique d’un été), l’absurdité totale de cette prétention d’enquête objective, alors que l’on a trié les gens, les questions posées, les cadrages, le faible pourcentage de ce qui subsistera au montage et l’ordre qui lui donnera un sens. Ce cinéma-vérité n’apporte qu’une cruelle vérité sur la seule chose que l’on n’ait pas pensé à maquiller, parce qu’on en est inconscient : l’imbécillité du vocabulaire et de la vie des amis et des amies du sociologue-enquêteur.
On ne peut espérer, au cinéma ni ailleurs, une conscience particulièrement claire des problèmes, de la part des gens qui n’ont rien compris à la totalité de la problématique de notre société, de notre époque. S’ils étaient intelligents, cela se saurait. Nous en aurions vu des traces.
Le maximum d’originalité possible pour les intellectuels qui en viennent, ces temps-ci, à remplacer partiellement dans le cinéma les habituels spécialistes et industriels, ce n’est jamais que la simili-originalité de leurs sottises particulières (de la même façon que la sottise de Hitchcock est la sottise courante des artisans réguliers du cinéma). Je pense à La Fête Espagnole réalisée d’après le roman de H.-F. Rey, et avec sa collaboration. Il y a un certain insolite dans ce film (la conversation idéologique dans le repas avec les journalistes américains) assez typique du mode de vie de ce que l’on appelle en France un intellectuel de gauche. On trouve dans ce film — qui n’a pas l’air d’être fait par des commerçants de la production — la sincérité d’un intellectuel de gauche. Mais où sont les limites de cette sincérité ? Sitôt que commencent la mauvaise foi et l’ignorance également typiques des intellectuels de gauche. Ignorance totale de la révolution espagnole (aucune des luttes vitales dans le camp républicain n’a été montrée, sauf des anarchistes ivrognes, idiots et sadiques, qui font la loi, un trotskiste qui semble jouer au boy-scout dès qu’il s’agit de contrer les communistes, etc.). Faux cynisme sur un faux amour — celui qui pousse à déserter dans une telle guerre, ce ne sont pourtant pas les guerres à déserter qui manquent — dont on n’a même pas la ressource mélodramatique habituelle d’attendre pour voir s’il triomphera de la vie sordide ou s’embourgeoisera. Car c’est déjà fait au début du film.
De sorte que les gens qui prétendent parler de questions aussi importantes que la réalité de la vie quotidienne ou la guerre d’Espagne n’ont guère d’avantage sur Robbe-Resnais, qui est beaucoup plus ennuyeux, mais qui a cette force de ne parler de rien.
Mais nous — qui n’avons aucunement l’habitude de prendre parti favorablement dans le débat culturel officiel de ces années — nous avions dit ici que le premier film de Resnais confirmait les thèses situationnistes sur la destruction du spectacle, bien qu’il ait été évidemment conçu en dehors de ces thèses (« Le trait fondamental du spectacle moderne est la mise en scène de sa propre ruine », Internationale Situationniste 3). Avec la retombée de Resnais dans le plus redondant et le plus mité des spectacles, force est de conclure que ce sont précisément de telles thèses qui ont manqué à Resnais pour son développement ultérieur. Et qu’il n’y a plus d’artiste moderne concevable en dehors de nous.
Michèle BERNSTEIN,« Sunset Boulevard », Internationale Situationniste, bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste, numéro 7, avril 1962 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I.S. : Debord, Kotanyi, Lausen, Vaneigem)
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