Wednesday, December 06, 2006

BANALITÉS DE BASE, seconde partie (VANEIGEM, Janvier 1963)




RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS

Le WELFARE STATE nous impose aujourd’hui, sous la forme de techniques de confort (mixer, conserves, Sarcelles et Mozart pour tous), les éléments d’une SURVIE au maintien de laquelle le plus grand nombre des hommes n’a cessé et ne cesse de consacrer toute son énergie, s’interdisant du même coup de VIVRE.

Or, l’organisation qui répartit l’équipement matériel de notre vie quotidienne est telle que ce qui, en soi, devrait permettre de la construire richement nous plonge dans un luxe de pauvreté et rend l’aliénation d’autant plus insupportable que chaque élément de confort nous tombe dessus avec l’allure d’une libération et le poids d’une servitude. Nous voici condamnés à l’esclavage du travail libérateur.

Pour comprendre ce problème, il importe de le situer dans l’éclairage du pouvoir hiérarchisé, qui est l’évidence du jour et de la nuit. Mais peut-être ne suffit-il pas de dire que le pouvoir hiérarchisé protège l’humanité depuis des millénaires comme l’alcool protège le fœtus en l’empêchant de pourrir ou de croître. II faut encore préciser que le pouvoir hiérarchisé représente le stade le plus élevé de l’appropriation privative, et historiquement son alpha et son oméga. Quant à l’appropriation privative, on peut la définir comme l’appropriation des choses par l’appropriation des êtres, la lutte contre l’aliénation naturelle donnant naissance à l’aliénation sociale.

L’appropriation privative implique une ORGANISATION DE L’APPARENCE où soient dissimulées les contradictions radicales : il faut que les serviteurs se reconnaissent comme des reflets dégradés du maître, renforçant ainsi, au-delà du miroir d’une illusoire liberté, ce qui accroît leur soumission et leur passivité ; il faut que le maître s’identifie au serviteur mythique et parfait d’un dieu ou d’une transcendance qui n’est autre que la représentation sacrée et abstraite de la TOTALITÉ des êtres et des choses sur lesquels il exerce un pouvoir d’autant plus réel et d’autant moins contesté que s’accrédite universellement la vertu de son renoncement. Au sacrifice réel de l’exécutant répond le sacrifice mythique du dirigeant, l’un se nie dans l’autre, l’étrange devient familier et vice-versa, chacun se réalise en sens inverse. De l’aliénation commune naît l’harmonie, une harmonie négative dont la notion de sacrifice est l’unité fondamentale. Ce qui maintient l’harmonie objective (et pervertie), c’est le mythe, et ce terme a été employé pour désigner l’organisation de l’apparence dans les sociétés unitaires, c’est-à-dire dans les sociétés où le pouvoir esclavagiste, tribal ou féodal est officiellement coiffé par une autorité divine et où le sacré permet la mainmise du pouvoir sur la totalité.
Or, l’harmonie fondée initialement sur le « DON de soi » englobe une forme de rapport qui va se développer, devenir autonome et la détruire. Ce rapport s’appuie sur l’ÉCHANGE parcellaire (marchandise, argent, produit, force de travail…), l’échange d’une parcelle de soi qui fonde la notion de liberté bourgeoise. Il naît à mesure que le commerce et la technique deviennent prépondérants à l’intérieur des économies de type agraire.

Avec la prise du pouvoir par la bourgeoisie, l’unité du pouvoir disparaît. L’appropriation privative sacrée se laïcise dans les mécanismes capitalistes. Libérée de la mainmise du pouvoir, la totalité est redevenue concrète, immédiate. L’ère parcellaire n’est qu’une suite d’efforts pour reconquérir une unité inaccessible, ressusciter un ersatz de sacré pour y abriter le pouvoir.
Un moment révolutionnaire, c’est quand « tout ce que la réalité présente » trouve sa REPRÉSENTATION immédiate. Tout le reste du temps, le pouvoir hiérarchisé, de plus en plus éloigné de son apparat magique et mystique, s’emploie à faire oublier que la totalité (qui n’était autre que la réalité !) le dénonce comme imposteur.



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En attaquant de front l’organisation mythique de l’apparence, les révolutions bourgeoises s’en prenaient, bien malgré elles, au point névralgique, non seulement du pouvoir unitaire, mais surtout du pouvoir hiérarchisé sous quelque forme que ce soit. Cette erreur inévitable expliquerait-elle le complexe de culpabilité qui est un des traits dominants de l’esprit bourgeois ? Ce qui est hors de doute, c’est qu’il s’agit bien d’une erreur inévitable.

Erreur d’abord parce qu’une fois brisée l’opacité mensongère dissimulant l’appropriation privative, le mythe éclate et laisse un vide que seule une liberté délirante et la grande poésie viennent combler. Certes, la poésie orgiaque n’a pas jusqu’à ce jour abattu le pouvoir. Elle n’y a pas réussi pour des raisons aisément explicables, et ses signes ambigus dénoncent les coups portés en même temps qu’ils cicatrisent les plaies. Et poutant — laissons à leurs collections les historiens et les esthètes — il suffit de gratter la croûte du souvenir pour que les cris, les mots, les gestes anciens fassent à nouveau saigner le pouvoir sur toute son étendue. Toute l’organisation de la survie des souvenirs n’empêchera pas l’oubli de les effacer à mesure que, devenus vivants, ils commenceront à se dissoudre ; au même titre que notre survie dans la construction de notre vie quotidienne.

Processus inévitable : comme l’a montré Marx, l’apparition de la valeur d’échange, et sa substitution symbolique par la monnaie, ouvrent une crise latente et profonde au sein du monde unitaire. La marchandise introduit dans les relations humaines un caractère universel (un billet de 1.000 francs représente tout ce que je peux acquérir pour cette somme) et un caractère égalitaire (il y a échange de choses égales). Cette « universalité égalitaire » échappe en partie à l’exploitant comme à l’exploité mais l’un et l’autre s’y reconnaissent. Ils se retrouvent face à face, confrontés non plus dans le mystère de la naissance et de l’ascendance divine, comme c’était le cas pour la noblesse, mais dans une transcendance intelligible, qui est le Logos, un ensemble de lois compréhensibles pour tous, même si pareille compréhension reste englobée par le mystère. Un mystère qui a ses initiés, les prêtres d’abord, s’efforçant de maintenir le Logos dans les limbes de la mystique divine, pour céder bientôt aux philosophes, aux techniciens ensuite, la place tout autant que la dignité de leur mission sacrée. De la République platonicienne à l’État cybernéticien.

Ainsi, sous la pression de la valeur d’échange et de la technique (que l’on pourrait appeler la « médiation à portée de la main »), le mythe se laïcise lentement. Cependant, deux faits sont à noter :

a) Le Logos se dégageant de l’unité mystique s’affirme à la fois en elle et contre elle. Aux structures comportementales magiques et analogiques se surimpressionnent des structures comportementales rationnelles et logiques, qui les nient et les conservent (mathématique, poétique, économie, esthétique, psychologie, etc.) ;

b) Chaque fois que le Logos ou « organisation de l’apparence intelligible » gagne en autonomie, il tend à se couper du sacré et à se parcellariser. De telle sorte qu’il présente un double danger pour le pouvoir unitaire. On sait déjà que le sacré exprime la mainmise du pouvoir sur la totalité, et que quiconque veut accéder à la totalité doit passer par l’intermédiaire du pouvoir : l’interdit qui frappe les mystiques, les alchimistes, les gnostiques le prouve suffisamment. Ceci explique aussi pourquoi le pouvoir actuel « protège » les spécialistes en qui il reconnaît confusément les missionnaires d’un Logos resacralisé, sans leur accorder pleine confiance. Des signes existent historiquement qui attestent des efforts accomplis pour fonder dans le pouvoir unitaire mystique un pouvoir rival revendiquant son unité du Logos : tels apparaissent le syncrétisme chrétien, qui rend Dieu explicable psychologiquement, le mouvement de la Renaissance, la Réforme et l’Aufklärung.

En s’efforçant de maintenir l’unité du Logos, tous les maîtres avaient pleine conscience de ce que l’unité seule fait le pouvoir stable. Si l’on y regarde de plus près, leurs efforts n’ont pas été aussi vains que semble le prouver la parcellarisation du Logos aux XIXe et XXe siècles. Dans le mouvement général d’atomisation, le Logos s’est effrité en techniques spécialisées (physique, biologie, sociologie, papyrologie, j’en passe), mais le retour à la totalité s’impose simultanément avec plus de force. Qu’on ne l’oublie pas, il suffirait d’un pouvoir technocratiquement tout-puissant pour que soit mise en œuvre la planification de la totalité, pour que le Logos succède au mythe en tant que mainmise du pouvoir unitaire futur (cybernétique) sur la totalité. Dans une telle perspective, le rêve des Encyclopédistes (progrès indéfini étroitement rationalisé) n’aurait connu qu’un atermoiement de deux siècles avant de se réaliser. C’est dans ce sens que les stalino-cybernéticiens préparent l’avenir. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre que la coexistence pacifique amorce une unité totalitaire. Il est temps que chacun prenne conscience qu’il y résiste déjà.


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Le champ de bataille est connu. Il s’agit de préparer le combat avant que ne soit dûment béni le coït politique du pataphysicien nanti de sa totalité sans technique et du cybernéticien avec sa technique sans totalité.

Du pont de vue du pouvoir hiérarchisé, désacraliser le mythe n’était admissible que si l’on resacralisait le Logos, ou tout au moins ses éléments désacralisants. S’attaquer au sacré, c’était du même coup — chanson connue — libérer la totalité, donc détruire le pouvoir. Or, le pouvoir de la bourgeoisie, émietté, pauvre, contesté sans cesse, garde un équilibre relatif en s’appuyant sur cette ambiguïté : la technique, qui désacralise objectivement, apparaît subjectivement comme un instrument de libération. Non pas une libération réelle, comme seule le permettrait la désacralisation, c’est-à-dire la fin du spectacle, mais une caricature, un ersatz, une hallucination provoquée. Ce que la vision unitaire du monde rejetait dans l’au-delà (l’image de l’élévation), le pouvoir parcellaire l’inscrit dans un mieux-être futur (l’image du projet) des lendemains qui chantent sur le fumier du présent, et qui ne sont que le présent multiplié par le nombre de gadgets à produire. Du slogan « vivez en Dieu » on est passé à la formule humaniste « survivez mieux » qui se dit « vivez jeune, vivez longtemps ».

Le mythe désacralisé et parcellarisé perd sa superbe et sa spiritualité. Il devient une forme pauvre, conservant ses caractéristiques anciennes mais les révélant de façon concrète, brutale, tangible. Dieu a cessé d’être metteur en scène et, en attendant que le Logos lui succède avec les armes de la technique et de la science, les fantômes de l’aliénation se matérialisent partout et sèment le désordre. Qu’on y prenne garde : ce sont là les prodromes d’un ordre futur. Dès maintenant, c’est à nous de jouer si nous voulons éviter que l’avenir soit placé sous le signe de la survie, ou même que la survie devenue impossible disparaisse radicalement (l’hypothèse d’un suicide de l’humanité). Et avec elle, évidemment, toute l’expérience de construction de la vie quotidienne. Les objectifs vitaux d’une lutte pour la construction de la vie quotidienne sont les points névralgiques de tout pouvoir hiérarchisé. Construire l’une, c’est détruire l’autre. Pris dans le tourbillon de la désacralisation et de la resacralisation, les éléments contre lesquels nous nous définissons en priorité restent : l’organisation de l’apparence en spectacle où chacun se nie ; la séparation qui fonde la vie privée, puisqu’elle est le lieu où la séparation objective entre possédants et dépossédés est vécue et répercutée sur tous les plans ; et le sacrifice. Les trois éléments sont solidaires, cela va de soi, comme leurs antagonismes d’ailleurs, participation, communication, réalisation. Il en va de même pour leur contexte : non-totalité (monde déficitaire, ou de totalité sous contrôle) et totalité.


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Les rapports humains dissous jadis dans la transcendance divine (autrement dit : la totalité coiffée par le sacré), se sont décantés et solidifiés dès que le sacré a cessé d’agir comme catalyseur. Leur matérialité s’est révélée et, tandis que les lois capricieuses de l’économie succédaient à la providence, sous le pouvoir des dieux transparaissait le pouvoir des hommes. Au rôle alors mythique joué par chacun sous les sunlights divins répond aujourd’hui une multitude de rôles, dont les masques, pour être des visages humains, n’en continuent pas moins d’exiger de l’acteur — comme du figurant — qu’il nie sa vie réelle, selon la dialectique du sacrifice mythique et du sacrifice réel. Le spectacle n’est que le mythe désacralisé et parcellarisé. Il constitue la carapace d’un pouvoir (qu’on pourrait appeler aussi médiation essentielle) qui devient vulnérable à tous coups dès qu’il ne réussit plus à dissimuler, dans la cacophonie où tous les cris s’étouffent et s’harmonisent, sa nature d’appropriation privative. Et le malheur qu’elle distribue à tous à plus ou moins forte dose.

Dans le cadre d’un pouvoir parcellaire rongé par la désacralisation, les rôles s’appauvrissent, comme le spectacle marque un appauvrissement par rapport au mythe. Ils trahissent le mécanique et l’artifice avec tant de lourdeur que le pouvoir, pour parer à la dénonciation populaire du spectacle, n’a d’autre ressource que de prendre l’initiative de cette dénonciation avec plus de lourdeur encore, en changeant d’acteurs comme de ministères, ou en organisant des pogromes de metteurs en scène putatifs ou pré-fabriqués (agents de Moscou, de Wall Street, de la judéocratie, des deux cents familles). Cela signifie aussi que chaque acteur ou figurant de la vie a fait place malgré lui au cabotin, que le style s’est effacé devant la manière.

Le mythe, en tant que totalité immobile, englobait le mouvement (exemple du pélerinage, qui est accomplissement et aventure dans l’immobilité). D’une part, le spectacle ne saisit la totalité qu’en la réduisant à un fragment et à une suite de fragments (les Weltanschauung psychologique, sociologique, biologique, philologique, mythologique), de l’autre, il se situe au confluent du mouvement de désacralisation et des tentatives de resacralisation. Ainsi ne réussit-il à imposer l’immobilité qu’à l’intérieur du mouvement réel, du mouvement qui le change malgré sa résistance. Dans l’ère parcellaire, l’organisation de l’apparence fait du mouvement une succession linéaire d’instants immobiles (cette progression en crémaillère se trouve parfaitement illustrée par la diamat stalinienne). Dans le cadre de ce que nous avons appelé la « colonisation de la vie quotidienne », il n’y a d’autres changements que des changements de rôles fragmentaires. On est successivement, et selon des convenances plus ou moins impératives : citoyen, père de famille, partenaire amoureux, politicien, spécialiste, homme de métier, producteur, consommateur. Et cependant, quel gouvernant ne se sent gouverné ? À tous s’applique l’adage : baiseur parfois, baisé toujours !

L’époque parcellaire n’aura du moins permis aucun doute sur ce point : c’est la vie quotidienne qui est le champ de bataille où se livre le combat entre la totalité et le pouvoir, qui engage toute son énergie pour la contrôler.

Ce que nous revendiquons en exigeant le pouvoir de la vie quotidienne contre le pouvoir hiérarchisé, c’est tout. Nous nous situons dans le conflit généralisé qui va de la querelle domestique à la guerre révolutionnaire, et nous avons misé sur la volonté de vivre. Cela signifie que nous devons survivre comme anti-survivants. Nous nous intéressons fondamentalement aux moments de jaillissement de la vie à travers la glaciation de la survie (que ces moments soient inconscients ou théorisés, historiques — comme la révolution — ou personnels). Mais il faut se rendre à l’évidence, nous sommes aussi empêchés de suivre librement le cours de tels moments (excepté le moment de la révolution même), aussi bien que par la répression générale du pouvoir, par les nécessités de notre lutte, de notre tactique, etc. Il importe également de trouver le moyen de compenser ce « pourcentage d’erreur » supplémentaire, dans l’élargissement de ces moments et dans la mise en évidence de leur portée qualitative. Ce qui empêche ce que nous disons sur la construction de la vie quotidienne d’être récupéré par la culture et la sous-culture (Arguments, les penseurs questionnants avec congés payés), c’est précisément que chacune des idées situationnistes est le prolongement fidèle des gestes ébauchés à chaque instant et par des milliers de gens pour éviter qu’un jour ne soit vingt-quatre heures de vie gâchée. Sommes-nous une avant-garde ? Si oui, être d’avant-garde, c’est marcher au pas de la réalité.


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Nous ne prétendons pas avoir le monopole de l’intelligence mais bien celui de son emploi. Notre position est stratégique, nous sommes au centre de tout conflit quel qu’il soit. Le qualitatif est notre force de frappe. Si quelqu’un jette cette revue à l’égoût parce qu’elle l’horripile, il fait un geste beaucoup plus riche que s’il la lit, la comprend à moitié et nous demande un mémoire ampliatif grâce auquel il puisse se prouver à lui-même qu’il est un homme intelligent et cultivé, c’est-à-dire un imbécile. Il faudra bien que l’on comprenne tôt ou tard que les mots et les phrases que nous employons retardent encore sur la réalité ; en d’autres termes, que la distorsion et la maladresse dans notre façon de nous exprimer (ce qu’un homme de goût appelle, non sans vérité, un « terrorisme hermétique assez agaçant ») tient à ce que, là aussi, nous sommes au centre, à la frontière confuse où se livre le combat infiniment complexe du langage séquestré par le pouvoir (conditionnement) et du langage libéré (poésie). À celui qui nous suit avec un pas de retard, nous préférons celui qui nous rejette par impatience, parce que notre langage n’est pas encore l’authentique poésie, c’est-à-dire la construction libre de la vie quotidienne.

Tout ce qui touche à la pensée touche au spectacle. La plupart des hommes vivent dans la terreur, savamment entretenue par le pouvoir, d’un réveil à eux-mêmes. Le conditionnement, qui est la poésie spéciale du pouvoir, pousse si loin son emprise (tout l’équipement matériel est là qui lui appartient : presse, TV, stéréotype, magie, tradition, économie, technique — ce que nous appelons le langage séquestré) qu’il parvient presque à dissoudre ce que Marx appelait secteur non-dominé, pour le remplacer par un autre (voir plus loin le portrait robot du « survivant »). Mais le vécu ne se laisse pas réduire si facilement à une succession de figurations vides. La résistance à l’organisation extérieure de la vie, c’est-à-dire à l’organisation de la vie comme survie, contient plus de poésie que ce qui s’est jamais publié de vers ou de prose, et le poète, au sens littéraire du terme, est celui qui a au moins compris ou ressenti cela. Mais pareille poésie est sous le coup d’une lourde menace. Certes, dans l’acception situationniste, cette poésie est irréductible et non récupérable par le pouvoir (dès qu’un geste est récupéré, il devient stéréotype, conditionnement, langage du pouvoir). Il n’empêche qu’elle se trouve encerclée par le pouvoir. C’est par l’isolement que le pouvoir encercle et tient l’irréductible ; et cependant l’isolement est inviable. Les deux becs de la tenaille sont, d’une part, la menace de désintégration (folie, maladie, clochardisation, suicide), de l’autre, les thérapeutiques télécommandées ; celles-là qui permettent la mort, celles-ci qui permettent la survie sans plus (communication vide, cohésion familiale ou amicale, psychanalyse au service de l’aliénation, soins médicaux, ergothérapie). L’I.S. devra se définir tôt ou tard comme thérapeutique : nous sommes prêts à protéger la poésie faite par tous contre la fausse poésie agencée par le pouvoir seul (conditionnement). Il importe que médecins et psychanalystes le comprennent aussi, sous peine de subir un jour, avec les architectes et les autres apôtres de la survie, les conséquences de leurs actes.


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Tous les antagonismes non-résolus, non-dépassés, s’affaiblissent. Ces antagonismes ne peuvent évoluer qu’en restant prisonniers des formes anciennes non dépassées (par exemple l’art anti-culturel dans le spectacle culturel). Toute opposition radicale non-victorieuse ou partiellement victorieuse — ce qui est la même chose — s’étiole peu à peu en opposition réformiste. Les oppositions parcellaires sont comme les dents des roues dentées, elles s’épousent et font tourner la machine, du spectacle, du pouvoir.

Le mythe maintenait tous les antagonismes dans l’archétype du manichéisme. Où trouver l’archétype du manichéisme dans une société parcellaire ? En vérité, le souvenir des antagonismes anciens, saisis sous leur forme évidemment dévalorisée et non-agressive, apparaît aujourd’hui comme le dernier effort de cohérence dans l’organisation de l’apparence, tant le spectacle est devenu spectacle de la confusion et des équivalences. Nous sommes prêts à effacer toute trace de ces souvenirs en ramassant dans une lutte radicale proche toute l’énergie contenue dans les antagonismes anciens. De toutes les sources murées par le pouvoir peut jaillir un fleuve qui va modifier le relief du monde.

Caricature des antagonismes, le pouvoir presse chacun d’être pour ou contre B.B., le nouveau roman, la 4 chevaux Citroën, les spaghetti, le mescal, les jupes courtes, l’O.N.U., les humanités anciennes, la nationalisation, la guerre thermo-nucléaire et l’auto-stop. On demande à tous leur avis sur tous les détails pour mieux leur interdire d’en avoir un sur la totalité. La manœuvre, si lourde qu’elle soit, réussirait si les commis-voyageurs qui sont chargés de la présenter de porte à porte ne s’avisaient, eux aussi, de leur aliénation. À la passivité imposée aux masses dépossédées s’ajoute la passivité croissante des dirigeants et des acteurs soumis aux lois abstraites du marché et du spectacle, et jouissant d’un pouvoir de moins en moins effectif sur le monde. Déjà, les signes d’une révolte se manifestent chez les acteurs, vedettes qui essaient d’échapper à la publicité ou dirigeants qui critiquent leur propre pouvoir, B.B. ou Fidel Castro. Les instruments du pouvoir s’usent, il faut compter avec eux, dans la mesure où, d’instruments, ils revendiquent leur statut d’être libre.


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À l’instant où la révolte des esclaves menaçait de bouleverser la structure du pouvoir, et de dévoiler ce qui unissait les transcendances au mécanisme d’appropriation privative, le christianisme s’est trouvé là pour développer un réformisme de grand style dont la revendication démocratique centrale consistait à faire accéder les esclaves, non à la réalité d’une vie humaine — ce qui eût été impossible sans dénoncer l’appropriation dans son mouvement d’exclusion — mais bien à l’irréalité d’une existence dont la source du bonheur est mythique (l’imitation de Jésus-Christ pour prix de l’au-delà). Qu’y a-t-il de changé ? L’attente de l’au-delà est devenue l’attente des lendemains qui chantent ; le sacrifice de la vie réelle, et immédiate, est le prix d’achat payé pour la liberté illusoire d’une vie apparente. Le spectacle est le lieu où le travail forcé se transforme en sacrifice consenti. Rien de plus suspect que la formule « à chacun selon son travail » dans un monde où le travail est le chantage à la survie ; sans parler de la formule « à chacun selon ses besoins » dans un monde où les besoins sont déterminés par le pouvoir. Entre dans le projet réformiste toute construction qui entend se définir de façon autonome, donc partielle, et ne tient pas compte de ce qu’elle est définie en fait par la négativité dans laquelle toute chose est en suspens. Elle prétend se poser sur les sables mouvants comme s’il s’agissait d’une piste de béton. Le mépris et la méconnaissance du contexte fixé par le pouvoir hiérarchisé n’aboutit qu’à renforcer ce contexte. Par contre, les gestes spontanés que nous voyons partout s’esquisser contre le pouvoir et son spectacle doivent être avertis de tous les obstacles et trouver une tactique tenant compte de la force de l’adversaire et de ses moyens de récupération. Cette tactique que nous allons populariser, c’est le détournement.


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Le sacrifice ne se conçoit pas sans récompense. En échange de leur sacrifice réel, les travailleurs reçoivent les instruments de leur libération (confort, gadgets) mais c’est là une libération purement fictive puisque le pouvoir détient le mode d’emploi de tout l’équipement matériel ; puisque le pouvoir utilise à ses propres fins et les instruments et ceux qui en usent. Les révolutions chrétienne et bourgeoise ont démocratisé le sacrifice mythique ou « sacrifice du maître ». Aujourd’hui, les initiés sont légion, qui recueillent des miettes de pouvoir en mettant au service de tous la totalité de leur savoir partiel. On ne les nomme plus « initiés », on ne les nomme pas encore « prêtres du Logos », mais spécialistes, sans plus.

Au niveau du spectacle, leur pouvoir est incontestable : le candidat au « Quitte ou double » et l’employé aux P. et T., détaillant à longueur de journée les raffinements mécaniques de sa 2 CV, s’identifient l’un et l’autre au spécialiste, et l’on sait le parti que les chefs de production tirent de pareilles identifications pour domestiquer les O.S. La véritable mission des technocrates consisterait surtout à unifier le Logos si, par une des contradictions du pouvoir parcellaire, ils ne restaient cantonnés dans un isolement dérisoire. Aliénés qu’ils sont par leurs mutuelles interférences, ils connaissent le tout d’une parcelle et toute réalisation leur échappe. Quel contrôle réel le technicien atomiste, le stratège, le spécialiste politique, etc., peuvent-ils exercer sur une arme nucléaire ? Quel contrôle absolu le pouvoir peut-il espérer imposer à tous les gestes qui s’ébauchent contre lui ? Les acteurs sont si nombreux à paraître sur scène que seul le chaos règne en maître. « L’ordre règne et ne gouverne pas » (Notes éditoriales d’I.S. 6).

Dans la mesure où le spécialiste participe à l’élaboration des instruments qui conditionnent et transforment le monde, il amorce la révolte des privilégiés. Jusqu’à présent, pareille révolte s’est appelée fascisme. C’est essentiellement une révolte d’opéra — Nietzsche n’avait-il pas vu en Wagner un précurseur ? — où les acteurs, longtemps tenus à l’écart ou s’estimant de moins en moins libres, revendiquent soudain les premiers rôles. Cliniquement parlant, le fascisme est l’hystérie du monde spectaculaire, poussée au paroxysme. C’est dans ce paroxysme que le spectacle assure momentanément son unité, tout en dévoilant, par la même occasion, son inhumanité radicale. À travers le fascisme et le stalinisme, qui constituent ses crises romantiques, le spectacle révèle sa vraie nature : il est une maladie.

Nous sommes intoxiqués par le spectacle. Or, tous les éléments conduisant à une cure de désintoxication (traduisez : à construire nous-mêmes notre vie quotidienne) sont aux mains des spécialistes. Ceux-ci nous intéressent donc tous au plus haut point, à des titres différents toutefois. Ainsi, il y a des cas désespérés : nous n’essaierons pas de montrer aux spécialistes du pouvoir, aux dirigeants, l’étendue de leur délire. Par contre, nous sommes prêts à tenir compte de la rancœur des spécialistes prisonniers d’un rôle étroit, ridicule ou infâmant. On admettra néanmoins que notre indulgence ne soit pas sans limite. Si, malgré nos efforts, ils s’obstinent, en fabriquant le conditionnement qui colonise leur propre vie quotidienne, à mettre leur mauvaise conscience et leur amertume au service du pouvoir ; s’ils préfèrent à la réalisation vraie une représentation illusoire dans la hiérarchie ; s’ils brandissent avec ostentation leur spécialité (leur peinture, leurs romans, leurs équations, leur sociométrie, leur psychanalyse, leurs connaissances en balistique) ; enfin si, sachant bien — et sous peu, ils seront censés ne plus l’ignorer — que la spécialisation qui est leur, seuls l’I.S. et le pouvoir en possèdent le mode d’emploi, ils choisissent tout de même de servir le pouvoir, parce que le pouvoir, fort de leur inertie, les a, jusqu’à présent, choisis pour le servir, alors qu’ils crèvent ! On ne saurait se montrer plus généreux. Puissent-ils le comprendre et puissent-ils comprendre par-dessus tout que, désormais, la révolte des acteurs non-dirigeants est liée à la révolte contre le spectacle (voir l’I.S. et le pouvoir).


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L’anathème généralisé jeté sur le lumpenprolétariat tient à l’usage qu’en faisait la bourgeoisie, à qui il fournissait, en plus d’un régulateur pour le pouvoir, les forces douteuses de l’ordre : flics, mouchards, hommes de mains, artistes… Cependant, la critique de la société du travail y est latente à un degré de radicalisme remarquable. Le mépris qu’on y professe pour les larbins et les patrons contient une critique valable du travail comme aliénation, critique qui n’a pas été prise en considération jusqu’à présent, parce que le lumpenprolétariat était le lieu des ambiguïtés, mais aussi parce que la lutte contre l’aliénation naturelle, et la production du bien-être, apparaissent encore au XIXe et au début du XXe siècle comme des prétextes valables.

Une fois connu que l’abondance de biens de consommation n’était que l’autre face de l’aliénation dans la production, le lumpenprolétariat acquiert une dimension nouvelle : il libère son mépris du travail organisé qui prend peu à peu, à l’âge du Welfare State, le poids d’une revendication que seuls les dirigeants refusent encore d’admettre. Malgré les tentatives de récupération dont l’accable le pouvoir, toute expérience effectuée sur la vie quotidienne, c’est-à-dire pour la construire (démarche illégale depuis la destruction du pouvoir féodal, où elle s’était trouvée limitée et réservée à quelques-uns) se concrétise actuellement par la critique du travail aliénant et le refus de se soumettre au travail forcé. Si bien que le prolétariat nouveau tend à se définir négativement comme un « Front contre le travail forcé » dans lequel se trouvent réunis tous ceux qui résistent à la récupération par le pouvoir. C’est là ce qui définit notre champ d’action, le lieu où nous jouons la ruse de l’histoire contre la ruse du pouvoir, le ring où nous misons sur le travailleur (métallo ou artiste) qui – conscient ou non – refuse le travail et la vie organisés, et contre celui qui – conscient ou non – accepte de travailler aux ordres du pouvoir. Dans cette perspective, il n’est pas arbitraire de prévoir une période transitoire où l’automation et la volonté du nouveau prolétariat abandonneront le travail aux seuls spécialistes, réduisant managers et bureaucrates au rang d’esclaves momentanés. Dans une automation généralisée, les « ouvriers », au lieu de surveiller les machines, pourraient entourer de leur sollicitude les spécialistes cybernéticiens réduits au simple rôle d’accroître une production qui aura cessé d’être le secteur prioritaire pour obéir, par un renversement de force et de perspective, à la primauté de la vie sur la survie.



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Le pouvoir unitaire s’efforçait de dissoudre l’existence individuelle dans une conscience collective, en sorte que chaque unité sociale se définît subjectivement comme une particule de poids bien déterminé en suspens dans un liquide huileux. Il fallait que chacun se sentît plongé dans cette évidence que seule la main de Dieu, secouant le récipient, usait du tout pour ses desseins qui, dépassant naturellement la compréhension de chaque être humain particulier, s’imposaient comme émanations d’une volonté suprême et donnaient son sens au moindre changement. (Tout remous n’était d’ailleurs qu’une voie ascendante et descendante vers l’harmonie : les Quatre Règnes, la Roue de la Fortune, les épreuves envoyées par les dieux.) On peut parler d’une conscience collective en ce sens qu’elle est à la fois pour chaque individu et pour tous : conscience du mythe et conscience de l’existence-particulière-dans-le-mythe. La force de l’illusion est telle que la vie authentiquement vécue puise sa signification dans ce qui n’est pas elle ; de là cette condamnation cléricale de la vie, réduite à la pure contingence, à la matérialité sordide, à la vaine apparence et à l’état le plus bas d’une transcendance qui se dégrade à mesure qu’elle échappe à l’organisation mythique.

Dieu se portait garant de l’espace et du temps, dont les coordonnées définissaient la société unitaire. Il était le point de référence commun à tous les hommes ; en lui l’espace et le temps se réunissaient, comme en lui les êtres s’unissaient à leur destin. Dans l’ère parcellaire, l’homme reste écartelé entre un temps et un espace qu’aucune transcendance ne vient unifier par la médiation d’un pouvoir centralisé. Nous vivons dans un espace-temps dissocié. privé de tout point de référence et de toute coordonnée, comme si nous ne devions jamais entrer en contact avec nous-mêmes, bien que tout nous y convie.

Il y a un lieu où l’on se fait et un temps où l’on se joue. L’espace de la vie quotidienne, où l’on se réalise réellement, est encerclé par tous les conditionnements. L’espace étroit de notre réalisation effective nous définit, et cependant nous nous définissons dans le temps du spectacle. Ou encore : notre conscience n’est plus conscience du mythe et de l’être-particulier-dans-le-mythe, mais bien conscience du spectacle et conscience du rôle-particulier-dans-le-spectacle (j’ai signalé plus haut les liens de toute ontologie avec un pouvoir unitaire, on pourrait rappeler ici que la crise de l’ontologie apparaît avec la tendance parcellaire). Ou, pour l’exprimer en d’autres termes encore : dans la relation espace-temps, où se situent tout être et toute chose, le temps est devenu l’imaginaire (le champ des identifications) ; l’espace nous définit, bien que nous nous définissions dans l’imaginaire et bien que l’imaginaire nous définisse en tant que subjectivité.

Notre liberté est celle d’une temporalité abstraite où nous sommes nommés dans le langage du pouvoir (ces noms, ce sont les rôles qui nous sont assignés) avec un choix qui nous est laissé de nous trouver des synonymes officiellement reconnus comme tels. Par contre, l’espace de notre réalisation authentique (l’espace de notre vie quotidienne) est sous l’empire du silence. Il n’y a pas de nom pour nommer l’espace du vécu, sinon dans la poésie, dans le langage qui se libère de la domination du pouvoir.



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En désacralisant et en parcellarisant le mythe, la bourgeoisie a mis au premier chef de ses revendications l’indépendance de la conscience (cf. les revendications de liberté de pensée, liberté de presse, liberté de recherche, le refus des dogmes). La conscience cesse donc d’être plus ou moins conscience-reflet du mythe. Elle devient conscience des rôles successifs tenus dans le spectacle. Ce que la bourgeoisie a exigé par-dessus tout, c’est la liberté des acteurs et des figurants dans un spectacle organisé, non plus par Dieu, ses flics et ses prêtres, mais par les lois naturelles et économiques, « lois capricieuses et inexorables » au service desquelles nous trouvons encore une fois des flics et des spécialistes.

Dieu a été arraché comme un bandage inutile et la plaie est restée béante. Certes, le bandage empêchait la plaie de se cicatriser mais il justifiait la souffrance, il lui donnait un sens qui valait bien quelques doses de morphine. Maintenant la souffrance ne se justifie plus et la morphine coûte cher. La séparation est devenue concrète. N’importe qui peut y mettre le doigt et, en fait de remède, tout ce que la société cybernéticienne trouve à nous proposer, c’est de devenir spectateurs de la gangrène et du pourrissement, spectateurs de la survie.

Le drame de la conscience dont parle Hegel est bien davantage la conscience du drame. Le Romantisme résonne comme le cri de l’âme arrachée au corps, une souffrance d’autant plus aiguë que chacun se retrouve isolé pour affronter la chute de la totalité sacrée et de toutes les maisons Usher.


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La totalité, c’est la réalité objective dans le mouvement de laquelle la subjectivité ne peut s’insérer que sous forme de réalisation. Tout ce qui n’est pas réalisation de la vie quotidienne rejoint le spectacle où la survie est congelée (l’hibernation) et débitée en tranches. Il n’y a de réalisation authentique que dans la réalité objective, dans la totalité. Tout le reste est caricature. La réalisation objective qui s’opère dans le mécanisme du spectacle n’est qu’une réussite d’objets manipulés par le pouvoir (c’est la « réalisation objective dans la subjectivité » des artistes connus, des vedettes, des personnages du Who’s who). Au niveau de l’organisation de l’apparence, tout succès — et de même tout échec — est gonflé jusqu’à devenir stéréotype, et vulgarisé par l’information comme s’il s’agissait de la seule réussite ou du seul échec possibles. Jusqu’à présent, le pouvoir s’est trouvé seul juge, bien que son jugement soit soumis à des pressions. Ses critères sont seuls valables pour ceux qui acceptent le spectacle et se contentent d’y tenir un rôle. Sur cette scène-là, il n’y a plus d’artistes, il n’y a que des figurants.



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L’espace-temps de la vie privée s’harmonisait dans l’espace-temps du mythe. À cette harmonie pervertie répond l’harmonie universelle de Fourier. Des l’instant où le mythe cesse d’englober l’individuel et le partiel dans une totalité dominée par le sacré, chaque fragment s’érige en totalité. En fait, le fragment érigé en totalité, c’est le totalitaire. Dans l’espace-temps dissocié qui fait la vie privée, le temps, absolutisé sur le mode de la liberté abstraite, qui est celle du spectacle, consolide par sa dissociation même l’absolu spatial de la vie privée, son isolement, son étroitesse. Le mécanisme du spectacle aliénant déploie une force telle que la vie privée en arrive à être définie comme ce qui est privé de spectacle, le fait d’échapper aux catégories spectaculaires et aux rôles étant ressenti comme une privation supplémentaire, comme un malaise dont le pouvoir tire prétexte pour réduire la vie quotidienne à des gestes sans importance (s’asseoir, se laver, ouvrir une porte).



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Le spectacle qui impose ses normes au vécu prend sa source dans le vécu. Le temps du spectacle, vécu sous forme de rôles successifs, fait de l’espace du vécu authentique le lieu de l’impuissance objective alors que, simultanément, l’impuissance objective, celle qui tient au conditionnement de l’appropriation privative, fait du spectacle l’absolu de la liberté virtuelle.

Les éléments nés dans le vécu ne sont reconnus qu’au niveau du spectacle, où ils s’expriment sous forme de stéréotypes, cependant que pareille expression est à chaque instant contestée et démentie dans le vécu et par le vécu authentique. Le portrait-robot des survivants — que Nietzsche appelait les « petits » ou les « derniers hommes » — ne peut se concevoir que dans la dialectique du possible-impossible comprise comme suit :

a) le possible au niveau du spectacle (la variété des rôles abstraits) renforce l’impossible au niveau du vécu authentique ;

b) l’impossible (c’est-à-dire les limites imposées au vécu réel par l’appropriation privative) détermine le champ des possibles abstraits.

La survie est à deux dimensions. Contre une telle réduction, quelles sont les forces qui peuvent mettre l’accent sur ce qui constitue le problème quotidien de tous les êtres humains : la dialectique de la survie et de la vie ? Ou bien les forces précises sur lesquelles l’I.S. a misé rendront possible le dépassement de ces contraires, et réuniront l’espace et le temps dans la construction de la vie quotidienne ; ou bien vie et survie vont se scléroser dans un antagonisme atténué jusqu’à l’ultime confusion et l’ultime pauvreté.



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La réalité vécue est parcellarisée et étiquetée spectaculairement en catégories, qu’elles soient biologiques, sociologiques ou autres, qui relèvent du communicable mais ne communiquent jamais que des faits vidés de leur contenu authentiquement vécu. C’est en quoi le pouvoir hiérarchisé, qui emprisonne chacun dans le mécanisme objectif de l’appropriation privative (admission-exclusion, voir paragraphe 3), est aussi dictature sur la subjectivité. C’est en tant que dictateur sur la subjectivité qu’il contraint, avec des chances limitées de succès, chaque subjectivité individuelle à s’objectiver, c’est-à-dire à devenir un objet qu’il manipule. Il y a là une dialectique extrêmement intéressante, qu’il conviendrait d’analyser de plus près (cf. la réalisation objective dans la subjectivité — qui est celle du pouvoir — et la réalisation objective dans l’objectivité — qui entre dans la praxis de construction de la vie quotidienne et de destruction du pouvoir).

Or les faits sont privés de contenu au nom du communicable, au nom dune universalité abstraite, au nom d’une harmonie pervertie où chacun se réalise en sens inverse. Dans une telle perspective, l’I.S. se situe dans la ligne de contestation qui passe par Sade, Fourier, Lewis Caroll, Lautréamont, le surréalisme, le lettrisme — du moins dans ses courants les moins connus, qui furent les plus extrêmes.

Dans un fragment érigé en totalité, chaque parcelle est elle-même totalitaire. L’individualisme a traité la sensibilité, le désir, la volonté, l’intelligence, le bon goût, le subconscient et toutes les catégories du moi, comme des absolus. La sociologie vient enrichir aujourd’hui les catégories psychologiques mais la variété introduite dans les rôles ne fait qu’accentuer davantage encore la monotonie du réflexe d’identification. La liberté du « survivant » sera d’assumer le constituant abstrait auquel il aura « choisi » de se réduire. Une fois écartée toute réalisation réelle, il ne reste qu’une dramaturgie psychosociologique où l’intériorité sert de trop-plein pour évacuer les dépouilles dont on s’est revêtu dans l’exhibition quotidienne. La survie devient le stade le plus achevé de la vie organisée sur le mode du souvenir reproduit mécaniquement.



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Jusqu’à présent, l’approche de la totalité a été falsifiée. Le pouvoir s’intercale parasitairement comme une médiation indispensable entre les hommes et la nature. Or, seule la praxis fonde le rapport entre les hommes et la nature. C’est elle qui brise sans arrêt la couche de mensonge dont le mythe et ses succédanés tentent d’exprimer la cohérence. La praxis, même aliénée, est ce qui maintient le contact avec la totalité. En révélant son caractère fragmentaire, la praxis révèle du même coup la totalité réelle (la réalité), elle est la totalité qui se réalise à travers son contraire, le fragment.

Dans la perspective de la praxis, tout fragment est totalité. Dans la perspective du pouvoir, qui aliène la praxis, tout fragment est totalitaire. Ceci doit suffire pour torpiller les efforts que le pouvoir cybernéticien va déployer pour englober la praxis dans une mystique, encore qu’il ne faille pas sous-estimer le sérieux de ces efforts.

Tout ce qui est praxis entre dans notre projet, il y entre avec sa part d’aliénation, avec les impuretés du pouvoir : mais nous sommes à même de filtrer. Nous mettrons en lumière la force et la pureté des gestes de refus aussi bien que des manœuvres d’assujettissement, non dans une vision manichéenne, mais en faisant évoluer, par notre propre stratégie, ce combat où, partout, à chaque instant, les adversaires cherchent le contact et se heurtent sans méthode, dans une nuit et une incertitude sans remède.



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La vie quotidienne a toujours été vidée au profit de la vie apparente, mais l’apparence, dans sa cohésion mythique, avait suffisamment de force pour que jamais il ne soit parlé de vie quotidienne. La pauvreté, le vide du spectacle, qui transparaît à travers toutes les variétés de capitalisme et toutes les variétés bourgeoises, a révélé à la fois l’existence d’une vie quotidienne (une vie refuge mais refuge de quoi et contre quoi ?) et la pauvreté de la vie quotidienne. À mesure que se renforcent la réiflcation et la bureaucratisation, le caractère débile du spectacle et de la vie quotidienne devient la seule évidence. Le conflit de l’humain et de l’inhumain est passé lui aussi sur le plan de l’apparence. Dès l’instant où le marxisme devient une idéologie, la lutte que Marx poursuit contre l’idéologie au nom de la richesse de la vie se transforme en une anti-idéologie idéologique, un spectacle de l’anti-spectacle (de même que, dans la culture d’avant-garde, le malheur du spectacle anti-spectaculaire est de rester entre les seuls acteurs, l’art anti-artistique n’étant fait et compris que par des artistes ; il faut considérer les rapports de cette anti-idéologie idéologique avec la fonction du révolutionnaire professionnel dans le léninisme). Ainsi, le manichéisme s’est-il trouvé revivifié pour un temps. Pourquoi Saint-Augustin combat-il les manichéens avec tant d’âpreté ? C’est qu’il a mesuré le danger d’un mythe qui n’offre qu’une solution, la victoire du bon sur le mauvais ; il sait qu’une pareille impossibilité risque de provoquer l’effondrement des structures mythiques tout entières et de remettre au premier plan la contradiction entre vie mythique et vie authentique. Le christianisme offre la troisième voie, celle de la confusion sacrée. Ce que le christianisme a accompli par la force du mythe, s’accomplit aujourd’hui par la force des choses. Il n’y a plus d’antagonisme possible entre les travailleurs soviétisés et les travailleurs capitalisés, il n’y a plus d’antagonisme possible entre la bombe des bureaucrates staliniens et celle des bureaucrates non-staliniens, il n’y a plus qu’une unité dans la confusion des êtres réifiés.

Où sont les responsables, les hommes à abattre ? C’est un système qui nous domine, une forme abstraite. Les degrés d’humanité et de non-humanité se mesurent selon des variations purement quantitatives de passivité. La qualité est partout la même : nous sommes tous prolétarisés ou en passe de l’être. Que font les « révolutionnaires » traditionnels ? Ils réduisent les paliers, ils font en sorte que certains prolétaires ne le soient pas plus que d’autres. Quel parti a mis à son programme la fin du prolétariat ?

La perspective de survie est devenue insupportable. Ce que nous subissons, c’est le poids des choses dans le vide. C’est cela, la réiflcation : chaque être et chaque chose tombant d’une égale vitesse, chaque être et chaque chose portant sa valeur égale comme une tare. Le règne des équivalences a réalisé le projet chrétien, mais il l’a réalisé en dehors du christianisme (comme Pascal le supposait) et surtout, il l’a réalisé sur le cadavre de Dieu contrairement aux prévisions pascaliennes.

Spectacle et vie quotidienne coexistent dans le règne des équivalences. Les êtres et les choses sont interchangeables. Le monde de la réiflcation est le monde privé de centre, comme les villes nouvelles, qui en sont le décor. Le présent s’efface devant la promesse d’un futur perpétuel qui n’est que l’extension mécanique du passé. La temporalité elle-même est privée de centre. Dans cet univers concentrationnaire où victimes et tortionnaires portent le même masque, la réalité des tortures est seule authentique. Ces tortures, aucune idéologie nouvelle ne peut les alléger, ni celle de la totalité (Logos), ni celle du nihilisme, qui seront les béquilles de la société cybernéticienne. Elles condamnent tout pouvoir hiérarchisé ; si dissimulé et si organisé soit-il. L’antagonisme que l’I.S. va renouveler est le plus ancien qui soit, il est l’antagonisme radical et c’est pourquoi il reprend en charge tout ce que les mouvements insurrectionnels ou les grandes individualités ont abandonné au cours de l’histoire.



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Il y aurait beaucoup d’autres banalités à reprendre et à retourner. Les meilleures choses n’ont jamais de fin. Avant de relire ce qui précède, et qu’un esprit médiocre peut comprendre à la troisième tentative, il est bon de consacrer au texte suivant une attention d’autant plus soutenue que ces notes fragmentaires comme les autres, appellent des discussions et des mises au point. Il s’agit d’une question centrale : l’I.S. et le pouvoir révolutionnaire.

L’I.S., considérant conjointement la crise des partis de masse et la crise des « élites », devra se définir comme dépassement du C.C. bolchévik (dépassement du parti de masse) et du projet nietzschéen (dépassement de l’intelligentsia).

a) Chaque fois qu’un pouvoir s’est présenté comme dirigeant d’une volonté révolutionnaire, il a sapé a priori le pouvoir de la révolution. Le C.C. bolchévik se définissait simultanément comme concentration et représentation. Concentration d’un pouvoir antagoniste au pouvoir bourgeois et représentation de la volonté des masses. Cette double caractéristique le déterminait à n’être bientôt plus qu’un pouvoir évidé, un pouvoir à représentation vide et, par suite, à rejoindre dans une forme commune (la bureaucratie) le pouvoir bourgeois, soumis sur sa pression à une évolution similaire. Virtuellement, les conditions d’un pouvoir concentré et d’une représentation de masse existent dans l’I.S. lorsqu’elle rappelle qu’elle détient le qualitatif et que ses idées sont dans la tête de tous. Cependant, nous refusons à la fois la concentration d’un pouvoir et le droit de représenter, conscients que nous prenons dès cet instant la seule attitude publique (car nous ne pouvons éviter de nous faire connaître, jusqu’à un certain point, sur le mode spectaculaire) qui puisse donner à ceux qui se découvrent sur nos positions théoriques et pratiques le pouvoir révolutionnaire, le pouvoir sans médiation, le pouvoir contenant l’action directe de tous. L’image-pilote serait la colonne Durutti passant de ville en village, liquidant les éléments bourgeois et laissant aux travailleurs le soin de s’organiser.

b) L’intelligentsia est la galerie des glaces du pouvoir. Contestant le pouvoir, elle n’offre jamais que des identifications cathartiques à la passivité de ceux dont chaque geste ébauche une contestation réelle. Le radicalisme — du geste, non de la théorie évidemment — que l’on a pu voir dans la déclaration « des 121 » a cependant montré quelques possibilités différentes. Nous sommes capables de précipiter cette crise mais nous ne pouvons le faire qu’en entrant comme pouvoir dans l’intelligentsia (et contre elle). Cette phase — qui doit précéder celle décrite dans le point a) et être englobée par elle — va nous placer dans la perspective du projet nietzschéen. Nous allons en effet constituer un petit groupe expérimental, quasi alchimique, où s’amorce la réalisation de l’homme total. Pareille entreprise n’est conçue par Nietzsche que dans le cadre du principe hiérarchique. Or c’est dans ce cadre que nous nous trouverons de fait. Il importera donc au plus haut point que nous nous présentions sans la moindre ambiguïté (au niveau du groupe, la purification du noyau et l’élimination des résidus semble maintenant accomplie). Nous n’acceptons le cadre hiérarchique dans lequel nous nous trouvons placés que dans l’impatience d’exterminer ceux que nous dominons, et que nous ne pouvons que dominer sur la base de nos critères de reconnaissance.

c) Sur le plan tactique, notre communication doit être un rayonnement au départ d’un centre plus ou moins occulte. Nous établirons des réseaux non matérialisés (rapports directs, épisodiques, contacts non contraignants, développement de rapports vagues de sympathie et de compréhension, à la manière des agitateurs rouges avant l’arrivée des armées révolutionnaires). Nous revendiquons comme nôtres, en les analysant, les gestes radicaux (actions, écrits, attitudes politiques, œuvres) et nous considérons nos gestes ou nos analyses comme revendiqués par le plus grand nombre.

De même que Dieu constituait le point de référence de la société unitaire passée, de même nous nous préparons à fournir à une société unitaire maintenant possible son point de référence central. Mais ce point ne saurait être fixe. Il représente, contre la confusion toujours répétée que la société cybernéticienne puise dans le passé de l’inhumanité, le jeu de tous les hommes, « l’ordre mouvant de l’avenir ».



Raoul VANEIGEM, « Banalités de base (II) », Internationale Situationniste, numéro 8, bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste, janvier 1963 (La rédaction de ce bulletin appartient au Conseil Central de l'I. S. : Michèle BERNSTEIN, Guy DEBORD, Attila KOTANYI, Uwe LAUSEN, J. V. MARTIN, Jan STRIJBOSCH, Alexander TROCCHI, Raoul VANEIGEM)

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