Wednesday, January 17, 2007

PRÉCISION (Marcel DUCHAMP, 1961 ; 1962)




En 1913 j'eus l'heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner.

Quelques mois plus tard j'ai acheté une reproduction bon marché d'un paysage de soir d'hiver, que j'appelai « Pharmacie » après y avoir ajouté deux petites touches, l'une rouge et l'autre jaune, sur l'horizon.





À New York, en 1915, j'achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j'écrivis : « En prévision du bras cassé » (In advance of the broken arm).


C'est vers cette époque que le mot « ready-made » me vint à l'esprit pour désigner cette forme de manifestation.

Il est un point que je veux établir très clairement, c'est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète.

Une caractéristique importante : la courte phrase qu'à l'occasion j'inscrivais sur le ready-made.

Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destinée à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales.

Quelques fois j'ajoutais un détail graphique de présentation : j'appelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitérations, « un ready-made aidé » (ready-made aided).

Une autre fois, voulant souligner l'antinomie fondamentale qui existe entre l'art et les ready-mades, j'imaginais un « ready-made réciproque » (reciprocal ready-made) : se servir d'un Rembrandt comme table à repasser !

Très tôt je me rendis compte du danger qu'il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production des ready-mades à un petit nombre chaque année. Je m'avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l'artiste, l'art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-mades contre une contamination de ce genre.

Un autre aspect du ready-made est qu'il n'a rien d'unique… La réplique d'un ready-made transmet le même message ; en fait presque tous les ready-mades existant aujourd'hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme.

Une dernière remarque pour conclure ce discours d'égomaniaque :

Comme les tubes de peintures utilisés par l'artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d'assemblage.



Marcel DUCHAMP, « À propos des Ready-mades », discours au Musée d'Art moderne de New York, 1961, dans le cadre de l'exposition Art of assemblage.

(Reproduit dans Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, pp. 191-192)


***

Ce Néo-Dada qui se nomme maintenant Nouveau Réalisme, Pop Art, Assemblage, etc., est une distraction à bon marché qui vit de ce que DADA a fait. Lorsque j'ai découvert les reay-made, j'espérais décourager le carnaval d'esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l'urinoir à la tête comme une provocation, et voilà qu'ils en admirent la beauté esthétique.

Marcel DUCHAMP, Lettre à Hans RICHTER, le 10 novembre 1962


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