Friday, April 06, 2007

ACTUALITÉ (2007) : RUBAIYYÀT & CROSSBOW





C’est en 1979 que Guy Debord décide, une première fois, de quitter un Paris qui à ses yeux avait, depuis longtemps déjà, tout perdu de son charme.

Si le siège de l’état-major s'est déplacé, l’état de guerre, pour lui, reste permanent : depuis la situation en Italie, dont il donne une analyse lucide dans sa Préface à la quatrième édition italienne de «La Société du spectacle», à celle de l’Espagne de l’après-franquisme, qui le conduit à mener campagne en faveur des «autonomes» emprisonnés à Ségovie, le tout entrecoupé de «jours tranquilles» passés ici ou là, durant lesquels conseils, traductions et publications se succèdent.

Le 5 mars 1984, le mystérieux assassinat de son ami éditeur le pousse dans un nouveau type de combat, cette fois contre une presse particulièrement déchaînée et hostile où, écrivait-il à son défenseur dès le 30 mars : «l’on me présente comme un hors-la-loi systématique qui ne peut évidemment, en aucune circonstance, et même pas provisoirement, placer une “confiance quelconque… dans les institutions judiciaire”. Ceci implique en effet que je devrais être exclu de toute protection des lois qui règnent actuellement, puisque la plupart existent contre mon opinion. […] À l’avenir, on ne sera plus “surpris” que je puisse attaquer des calomnies journalistiques ; et l’existence de cette nouvelle “arme de dissuasion” évitera sûrement bien des imprudences de plume».

De ces années pleines de bruit et de fureur en tout genre, beaucoup de choses vont être retenues et analysées qui alimenteront les prochains Commentaires sur la société du spectacle.

On devrait déjà entrevoir ici quelques-uns de ses pronostics, dans la mesure où le permettait alors une correspondance que tant d’événements lourds de conséquences obligeaient de toute évidence à une certaine circonspection.


Alice DEBORD, « Présentation » du Volume 6 de la Correspondance de Guy DEBORD, janvier 2007






En 1979, Guy Ernest Debord, l'auteur de la Société du spectacle, a 47 ans. Il quitte Paris qu'il commence à détester. Et il écrit des lettres. Le monde a changé. Dans son optique, la contre-révolution triomphe partout. Les situationnistes n'existent plus, mais lui reste actif. Il se lance dans la défense des « Autonomes de Ségovie », un petit groupe d'anarchistes emprisonnés dans cette ville du nord-ouest de l'Espagne. Ce qui lui permettra de poser un regard informé sur ce qui se passe dans ce royaume après la mort de Franco, pendant sa transition dite démocratique. Il suivra ainsi la tentative de pronunciamento du lieutenant-colonel Tejero, dont il fait une analyse originale. En gros, derrière ce coup d'Etat d'opérette, il y aurait eu un coup de force plus profond, un pacte signé par toutes les forces contre-révolutionnaires, de l'armée au PC en passant par le PSOE, qui interdit et pour longtemps toute possibilité de révolution en Espagne. Madrid et Barcelone ne sont pas les seuls centres d'intérêt de Debord. Il revient dans ses missives sur les années de plomb en Italie et explicite ses désaccords avec son ex-camarade Gianfranco Sanguinetti.

Il regarde aussi avec passion ce qui se passe en Pologne où un syndicalisme libre se bâtit mais sans vouloir faire barrage à l'intervention que préparent les staliniens. Et il négocie les conditions de traduction de ses livres, donne son point de vue en détail sur les projets d'édition de Champ Libre. Par exemple, il refuse de publier la biographie de Durruti par Abel Paz, de son vrai nom Diego Camacho. Avec des arguments mal fondés mais vite emballés dans une formule assassine. Aux alentours de la cinquantaine, Guy Debord reste entier. En 1984, il affronte une épreuve déterminante : l'assassinat, quatre balles dans la nuque, de son ami Gérard Lebovici, le patron de Champ Libre et d'Artmédia, la plus grande agence opérant dans le cinéma français. Cette mort tragique déchaîne les rumeurs. L'amitié entre l'agent des stars et le supposé « pape » ou « gourou » du « situationnisme » permet à la presse française de rivaliser de bêtise et de nocivité. Ainsi fait-on de Debord, ennemi farouche du terrorisme, le chef d'un réseau secret, qui serait derrière la bande à Baader, les Brigades rouges et autres malfaisants.

L'écrivain cinéaste sait qu'il a peu de chances de convaincre ses contradicteurs avec ses seuls arguments que le situationnisme n'a jamais existé, qu'il n'y a eu que des situationnistes qui refusaient toute doctrine, qu'il n'a pas souvent violé la loi, qu'il déteste tout ce qui ressemble au terrorisme qu'il sait être une arme de l'Etat pour casser les mouvements populaires, etc. Il charge donc ses avocats de le défendre. Ses lettres rendent compte de la tension qui règne. La blessure ouverte n'est pas près de se cicatriser.

Apparaît alors le nouveau Debord, dont la colère est plus froide et le style plus élégant. Il remercie un ami qui lui a envoyé des livres d'Alexandre Vialatte, se passionne pour Ceux de Barcelone, de Kaminski, corrige la traduction d'un roman de Robert Van Gulik (une aventure du juge Ti) réalisée par une amie, lui signalant que les arbalètes n'envoient pas des flèches mais des carreaux, que « le heaume ne s'emploie que pour une brève période du Moyen Age. L'anglais helmet doit être traduit simplement par casque ». Dans d'autres lettres, il fustige la dénaturation du pain et du vin, la baisse de qualité de la nourriture en général, se méfie de la célébration du progrès scientifique. Et regarde la société avec un oeil d'expert qui se tient désormais à distance. Dans des notes envoyées en 1985 à Mezioud Ouldammer, un écrivain avec qui il rompra un peu plus tard, il remarque notamment que la France est à bout de souffle, incapable d'assimiler personne : « On se gargarise en langage simplement publicitaire de la riche expression de "diversités culturelles". Quelles cultures ? Il n'y en a plus. Ne parlez pas des absents. » En 1986, il commence par soutenir l'Encyclopédie des nuisances de Christian Sébastiani et Jaime Semprun. « Vous pouvez soutenir ce frappant paradoxe , écrit-il alors à Semprun. Le monde n'a jamais été aussi méprisable ; il n'a jamais été moins critiqué. Cela prouve bien que toute distance critique a été éliminée par le spectacle présent. Si les encyclopédistes n'étaient pas là, on ne saurait plus rien de vrai sur le monde. » Une divergence sur les révoltes étudiantes de 1986 rompra cette amitié.

Debord reste pourtant souvent fidèle à ses proches, au premier rang desquels Floriana Lebovici, la veuve de Gérard. Qu'il ne cesse de soutenir moralement. 31 décembre 1987 : « Chère Floriana, le titre de mon prochain ouvrage est Commentaires sur la société du spectacle, sans guillemets. Ce ne sont pas des commentaires sur mon ancien livre mais sur la chose même, d'aujourd'hui. » Le livre paraîtra en 1988. On y retrouvera, développées, les analyses sur le mensonge généralisé, les médias, la mafia, que l'on peut lire exposées en hâte dans ses lettres des années 80. Il y aura même en prime cet aphorisme pessimiste d'Omar Kháyyám :

« Pour parler clairement et sans paraboles, ­
Nous sommes les pièces du jeu que joue le Ciel ; ­
On s'amuse avec nous sur l'échiquier de l'Être, ­
Et puis nous retournons, un par un, dans la boîte du Néant. »

C'est ce que Debord a compris entre 1979 et 1987.

Edouard WAINTROP, « Debord, heaume de la situation. Sur l'Espagne, l'édition, le terrorisme, la mort de Gérard Lebovici, les arbalètes et les casques: quelques points de vue développés par l'auteur de «la Société du spectacle» dans ses lettres », Libération, jeudi 5 avril 2007

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