Thursday, August 23, 2007


Lorsqu'un écrivain écrit un roman, il doit créer des gens qui vivent ; des gens, non des caractères. Un "caractère" est une caricature. Si l'auteur peut faire vivre des gens, il pourra n'y avoir aucun grand caractère dans son livre, mais il est possible que son livre demeure une œuvre complète, un tout, un roman.
Si les gens que fabrique l'écrivain parlent de vieux maîtres, de musique, de peinture moderne, de lettres ou de science, ils doivent, dans le roman, parler de ces sujets. S'ils ne parlent pas de ces sujets et que l'écrivain les en fasse parler, c'est un imposteur ; et s'il en parle lui-même pour montrer tout ce qu'il sait, alors c'est de la vantardise. Si parfaite que soit la phrase ou la comparaison qu'il a trouvée, s'il la place là où elle n'est pas absolument nécessaire et irremplaçable, il gâte toute son œuvre par égoïsme. La prose est architecture, et non décoration intérieure, et le Baroque est fini.
Pour un écrivain, mettre ses propres rêveries intellectuelles, qu'il aurait pu vendre à bas prix sous forme d'essais, dans la bouche de caractères artificiellement construits, qui sont plus rémunérateurs une fois présentés comme des gens véritables dans un roman, c'est de la bonne économie, peut-être, mais cela ne fait pas de la littérature. Les personnages d'un roman doivent être, non pas des "caractères" habilement construits, mais des créatures projetées de l'expérience assimilée par l'écrivain, de sa connaissance, de sa tête, de son cœur et de tout ce qui est part de lui. Avec de la chance, et en s'y appliquant sérieusement, s'il réussit à les tirer tout entiers de lui, ils auront plus d'une dimension, et ils dureront longtemps.
Un bon écrivain doit connaître chaque chose d'aussi près que possible. Ce n'est pas naturellement qu'il y parviendra. Un auteur de quelque envergure semble être né avec son savoir. Mais ce n'est pas du tout vrai ; il est seulement né avec l'aptitude à apprendre plus vite, à temps égal, que les autres hommes, sans être obligé à une application consciente, et avec une intelligence qui lui permet d'accepter ou de rejeter ce qui lui est déjà présenté comme savoir acquis. Il y a certaines choses qu'on ne peut apprendre rapidement, et pour les acquérir il nous faut payer lourdement de notre temps, qui est tout ce que nous possédons. Ce sont les choses les plus simples, et, comme il faut toute une vie humaine pour les connaître, la petite connaissance nouvelle que chaque homme tire de la vie lui est très coûteuse, et c'est le seul héritage qu'il ait à laisser. Chaque roman écrit avec vérité contribue au savoir total qui est à la disposition de l'écrivain suivant, mais l'écrivain suivant doit payer, toujours, un certain pourcentage de sa propre expérience, pour être capable de comprendre et d'assimiler ce qui lui revient par droit de naissance et dont, à son tour, il doit faire son point de départ.
Si un prosateur connaît assez bien ce dont il écrit; il pourra omettre des choses qu'il connaît ; et le lecteur, si l'écrivain écrit assez avec de vérité, aura de ces choses un sentiment aussi fort que si l'écrivain les avait exprimées. La majesté du mouvement d'un iceberg est due à ce qu'un huitième seulement de sa hauteur sort de l'eau. Un écrivain qui omet certaines choses parce qu'il ne les connaît pas ne fait que mettre des lacunes dans ce qu'il écrit. Un écrivain qui se rend si peu compte de la gravité de son art qu'il ne s'inquiète que de montrer aux gens qu'il a reçu une bonne éducation, qu'il est cultivé ou bien élevé, est simplement un jacasseur. Et souvenez-vous aussi de ceci : il ne faut pas confondre écrivain sérieux et écrivain solennel. Un écrivain sérieux peut être un épervier ou une buse, ou même un perroquet, mais un écrivain solennel n'est jamais qu'un vilain hibou.
(…)

La grande chose, c'est de durer, de faire son travail, de voir, d'entendre, d'apprendre et de comprendre ; et écrire lorsqu'on sait quelque chose, et non avant ; ni trop longtemps après. Laissez faire ceux qui veulent sauver le monde si vous, vous pouvez arriver à le voir clairement et dans son ensemble. Alors chaque détail que vous exprimez représentera le tout, si vous l'avez exprimé en vérité. La chose à faire, c'est de travailler et d'apprendre à exprimer. Non, ce n'est pas assez pour faire un livre, mais pourtant il y avait plusieurs petites choses à dire. Il y avait plusieurs choses d'ordre pratique à dire.
Ernest HEMINGWAY, Mort dans l'après-midi, 1932

Monday, August 13, 2007


Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisée avec l’être indépendant ou la choséité en général. Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel. Le maître est :
1) comme concept de la conscience de soi, rapport immédiat de l’être-pour-soi, mais en même temps il est :
2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un Autre et qui, ainsi, se rapporte :
a) immédiatement aux deux moments,
b) médiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant ; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité. Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail. Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’eclave, qui l’élabore.

G.W.F. Hegel, La Phénoménologie de l’Esprit, 1806-1807