Tuesday, January 30, 2007

CORRESPONDANCE AVEC UN CYBERNÉTICIEN (Décembre 1963)

Abraham A. MOLES



Correspondance avec un cybernéticien

Abraham A. MOLES — à en juger sur l’en-tête de son papier : docteur ès-lettres (Phil.), docteur ès-sciences (Phys.), ingénieur, professeur assistant (Université de Strasbourg), professeur à l’E.O.S.T. — a adressé, le 16 décembre 1963, cette Lettre ouverte au Groupe Situationniste :

Monsieur,

J’ai appris l’existence du Groupe Situationniste par l’intermédiaire de mon ami et collègue Henri Lefebvre. La signification que j’ai attribué au terme « situationniste » vient donc, en grande partie, de ce qu’il m’en a dit et de la lecture d’un certain nombre de vos bulletins, auxquels je vous prierai de m’abonner.

L’interprétation que j’adopte du mot « situation » est ici purement personnelle et peut-être en désaccord avec la vôtre. Il me paraît que, devant le drame personnel de l’aliénation technologique que nous percevons chacun pour notre compte, devant la consommation effrénée de l’œuvre d’art qui détruit la signification même du terme, devant un certain nombre de concepts, tels que le bonheur anesthésique ou la péremption incorporée chère à Vance Packard, des individus puissent se demander où peut se situer l’originalité créatrice dans une société frigidarisée, assortie ou non d’une mystique de l’aspirateur, selon Monsieur Goldman. La liberté interstitielle se ramène peu à peu à zéro, au fur et à mesure que les cybernéticiens technocratiques — dont je fais partie — mettent progressivement en fiches les trois milliards d’insectes.

La vie quotidienne est une suite de situations ; ces situations appartiennent à un répertoire fortement limité. Peut-on étendre ce répertoire, peut-on trouver de nouvelles situations ? Il me semble que c’est ici que le mot « situationniste » prend un sens. Une situation me paraît un système de perceptions lié à un système de réaction à courte échéance. J’aimerais certes, avoir dans vos publications une étude sur ce que vous appelez « situation » : un individu qui, pour une quelconque raison, marche au plafond plutôt que par terre, est-il dans une situation nouvelle ? Un danseur de corde est-il dans une situation rare ?

Il me semble que deux caractères permettent d’apprécier ce concept. Il y a d’abord la nouveauté d’une situation donnée par rapport à l’ensemble de celles que nous connaissons. Pour un voyageur, une langue étrangère apporte un grand nombre de situations nouvelles et il y a là, visiblement, une grandeur métrique : la « quantité d’étrangeté » qu’il perçoit dans le monde extérieur. Nous vivons couramment des situations légèrement nouvelles pour lesquelles nous devons créer un comportement. Ce terme a ici un simple caractère statistique ; ce qui vaut pour X ne vaut pas pour Y, mais il peut y avoir un « situationnisme marginal » dans lequel les individus recherchent systématiquement des perceptions ou des comportements « slightly queer ».

Une source importante de situations nouvelles proviendra de l’assemblage extraordinaire d’un grand nombre de microsituations ordinaires ; c’est ce qui fait la valeur de la technique rédactionnelle de Graham Greene, assemblant, dans une séquence ramassée un grand nombre d’actes banaux qui se trouvent être extraordinaires par leur assemblage. Chacune des positions élémentaires, correctement, rationnellement ou conventionnellement liées au monde extérieur, paraîtrait parfaitement normale : des milliers de bourgeois s’y trouvent à chaque instant ; l’ensemble particulier de situations est, lui, extraordinaire car il n’est pas « coutumier » qu’elles se succèdent dans cet ordre (Ministry of Fear, Stambul Train, The third Man). Je vous signale que les théoriciens de l’Information sont capables (en pure théorie) de mesurer la quantité de nouveauté qu’apporte un tel système.

Il y a, par ailleurs, des situations intrinsèquement rares ; par exemple, l’homosexualité est statistiquement moins fréquente que la sexualité puérile et honnête ; la partie d’amour à trois partenaires l’est moins que la copulation légale. Tuer un homme — ou une femme — est une situation rare et, par là, d’autant plus intéressante : la quantité attachée à la situation, mesurée par une certaine excursion en dehors du champ de liberté sociale, est plus grande qu’une suite de petites infractions aux règlements de la circulation (voyez Dostoïevski, car je pense que la littérature policière n’apporte, dans ce domaine, qu’une statistique situationnelle (!), fictive par-dessus le marché). C’est ici que notre liberté interstitielle se réduira bientôt à zéro, à partir du moment où la technologie nous apportera le contrôle de tous par tous, la matrice des actes élémentaires et la machine à inventorier le contenu des pensées de chacun à chaque instant.

Sortir beaucoup des normes, rarement, ou en sortir très peu, très souvent. Sur ce point, nous voyons donc apparaître deux « dimensions » des situations : leur nouveauté intrinsèque ou la rareté de leur assemblage.

La société contrôle de plus en plus la première avec les armes conjuguées de la morale sociale, des fichiers et des mises en carte, des ordonnances médicales chez le pharmacien, etc. Elle contrôle encore assez mal la seconde et il me semble que l’on peut encore vivre une vie « originale » au sens situationniste, par un pattern nouveau de petites déviations banales. Les surréalistes, dans leur vie quotidienne, l’avaient déjà pressenti bien qu’ils eussent découvert que le pire ennemi du Surréalisme pouvait être la fatigue physique ou l’épuisement des réserves de courage intellectuel.

Mais il me semble, qu’à moins d’incohérence vis-à-vis de notre propre acceptation de l’automobile, du réfrigérateur et du téléphone, c’est-à-dire de la civilisation technologique où nous vivons, c’est dans l’axe de la technologie que nous devons rechercher des situations nouvelles et je me demande dans quelle mesure votre mouvement l’accepte. Il me paraît extrêmement facile de définir des situations nouvelles basées sur un changement technique, dont les conditions physiques sont déjà réalisées, ou réalisables, ou raisonnablement concevables. Par exemple, vivre sans pesanteur, habiter sous l’eau, marcher au plafond, d’une façon générale vivre dans des milieux étranges sont des situations qui nous sont fournies par la technique, au sens classique du mot.

On peut penser que la technique est loin de notre vie quotidienne. Je crois pourtant que ce serait méconnaître que le ménage possédant une cuisinière à thermostat vit une situation nouvelle. Il est évident, d’après ces exemples, que c’est le retentissement psychologique d’une situation qui fait sa valeur pour une philosophie situationniste.

Ici, une politique se dessine : demander aux sociologues où sont les ressorts sociaux du conventionalisme. Parmi les plus évidents, il y a la sexualité qui est certes susceptible d’apporter un grand nombre de situations nouvelles. La fabrication, biologiquement concevable, de femmes à deux paires de seins est, sans aucun doute, une proposition de la biologie à la tradition. L’invention, à côté des deux sexes conventionnels d’un, deux, trois, n sexes différents, propose une combinatoire sexuelle qui suit le théorème des permutations et suggère un nombre rapidement immense de situations amoureuses (factorielle n).

Une autre source de variations, donc de situations, pourrait reposer sur l’exploitation de nos sens. Les arts « olfactifs » n’ont, par exemple, été développés que dans des notations exclusivement et fortement sexualisées, et plutôt comme instrument de lutte entre les sexes, mais jamais comme un art abstrait. Dans le domaine artistique, un très grand nombre d’autres situations résulteront prochainement des capacités techniques et si les metteurs en scène américains ne savent que faire du cinérama, et à plus forte raison du Circlorama, peut-être est-il légitime d’espérer là une source d’arts nouveaux. Le rêve de l’Art Total est conditionné par la pauvreté de l’imagination artistique.

Qu’adviendrait-il d’une société comportant des couches sociales basées sur ce que Michael Young appelle la « Méritocratie » où celles-ci seraient inscrites dans les lois de l’État ? C’est certainement la fonction de la fiction sociologique que de le préfigurer. En fait, la vie quotidienne, telle que nous la connaissons, est susceptible, par des écarts qui peuvent paraître négligeables, de proposer des situations infiniment nouvelles. Je pense, par exemple, au grand clivage des hommes et des femmes basé sur une catégorisation a priori aléatoire mais définitive. Il n’est plus du tout inconcevable que les êtres changent de sexe au cours de leur vie, et les situations nouvelles, d’abord à caractère individuel, puis à caractère social, sont ici parfaitement concevables. Il me semble que ce serait l’un des rôles de l’Internationale Situationniste que de les explorer. Si l’on suppose simplement que les vecteurs d’attraction hommes pour femmes, femmes pour hommes deviennent symétriques au lieu de la dissymétrie temporelle qui est la règle statistique actuelle, on peut penser que 90 % du Théâtre, du Cinéma, de la Littérature et de l’Art figuratif doivent être remplacés.

On pourrait continuer indéfiniment cette énumération, mais il me semble, en bref, que la recherche de situations nouvelles qui me paraît, si je comprends bien, l’un des objets que pourrait se poser le Situationnisme, soit relativement facile et doive être liée, entre autres, à une étude de ce qu’apportent les techniques biologiques, que des tabous variés laissent pratiquement intactes.

En résumé :

1° Mon intérêt pour votre mouvement vient de l’idée de base de rechercher, dans une société contrainte au bonheur technologique, des situations nouvelles,

2° Il me semble que le terme de « situation » devrait être mieux défini ou redéfini dans votre perspective propre et qu’un rapport doctrinal de votre part à ce terme serait nécessaire. En particulier, la mesure de la valeur de nouveauté d’une situation me paraît un critère indispensable.

3° Il n’est pas difficile de trouver un grand nombre de situations nouvelles — j’en énumère ci-dessus une douzaine, — mais on peut pousser le raisonnement plus loin. Celles-ci peuvent être issues :

a) de la transgression des tabous qui, à l’intérieur du champ de liberté légale, viennent encore restreindre notre liberté pratique, en particulier dans le domaine sexuel et biologique ;

b) du « crime » au sens de la Sociologie de Durkheim ;

c) de nombreuses déviations étranges mais de faible ampleur autour de la norme ;

d) enfin, de la technologie, c’est-à-dire du pouvoir de l’homme sur les lois de la nature.

Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes meilleurs sentiments.





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Réponse à Moles, le 26 décembre 1963.

Petite tête,

Il était bien inutile de nous écrire. On avait déjà constaté, comme tout le monde, que l’ambition qui t’incite à sortir de ton usage fonctionnel immédiat est toujours malheureuse, puisque la capacité de penser sur quoi que ce soit d’autre n’entre pas dans ta programmation.

À peine est-il besoin, donc, de signaler que tu n’as rien compris à tes quelques lectures situationnistes (pour lesquelles, évidemment, toutes les bases te manquaient). Tilt. Refais tes calculs, Moles, refais tes calculs : voilà une satisfaction qu’aucun résultat positif ne viendra jamais t’enlever.

Si l’on recherchait ta « lettre ouverte », pour nous égarée, mais que diverses personnes avaient lue, c’est parce que nous pensions que, venant d’un être de ton espèce et s’adressant à nous, ce ne pouvait être qu’une lettre d’injures. Même pas ! On n’a pas besoin de savoir si ta lettre reflète fidèlement le degré moyen de ta balourdise, ou si tu as visé parfois à la plaisanterie. Faux problème, puisque tout ce que tu pourras jamais faire est, à nos yeux, contenu dans cette redondante et grossière plaisanterie que constitue ton existence.

Quand on connaît l’apparence humaine dont tes programmateurs t’ont revêtu, on conçoit que tu rêves à la production de femmes à n séries de seins. On se doute que tu peux être difficilement accouplé à moins. Ton cas personnel mis à part, tes rêveries pornographiques paraissent aussi mal informées que tes prétentions philosophico-artistiques.

Il y a pourtant un point où tu as été plus manqué encore : malgré ton papier à lettres, tu es un robot bien trop rustique pour faire croire que tu peux tenir le rôle de professeur d’université. En dépit de multiples déficiences, l’université bourgeoise — antérieurement à la bureaucratisation cybernétique que tu représentes si élégamment — laisse une certaine marge d’objectivité professionnelle chez ses maîtres. Dans des cas où de brillants élèves ont une opinion opposée à leur examinateur, il arrive que la réalité de leurs études soit reconnue tout de même ; et surtout, il n’arrive pas que les griefs extra-universitaires retenus contre eux soient ingénuement proclamés à l’avance, avec les résultats qu’ils entraîneront. Mais toi, parvenu émerveillé de la poussière d’autorité qui t’échoit, tu ne peux laisser passer l’occasion d’une première revanche. C’est ainsi que misérablement (au sens « comme un lâche » et au sens « ce fut raté » ; médite sur la valeur anti-combinatoire d’un mot), en courant de toute la vitesse de tes petites jambes, tu as essayé de faire éliminer à un examen, en juin dernier, un de nos jeunes camarades dont tu enviais probablement l’intelligence et l’humanité. Pensais-tu que nous allions oublier ton comportement parce que tu as manqué ton coup ? Erreur, Moles.

Que les mécaniques de ta sorte soient enfin, par la voie officielle, supérieures à quelqu’un ; qu’elles aient un pouvoir de faire respecter leurs ineptes décisions, et les voilà qui se déchaînent au stimulus. Mais comme ce pouvoir est encore fragile, après tant d’arrivisme ! Nous rions de toi.

Crois pourtant que nous observerons tous la suite de ta carrière avec l’attention qu’elle mérite.

Guy DEBORD


« Correspondance avec un cybernéticien », Internationale Situationniste, numéro 9, août 1964 (Comité de rédaction : Michèle BERNSTEIN, J. V. MARTIN, Jan STRIJBOSCH, Raoul VANEIGEM ; Directeur : Guy DEBORD)

Tous les textes publiés dans « INTERNATIONALE SITUATIONNISTE » peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés même sans indication d'origine.

CORRESPONDANCE Guy DEBORD - Raoul HAUSMANN (mars 1963 - avril 1966)



CORRESPONDANCE (Debord-Hausmann ; extraits)

Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges / Haute-Vienne

le 24 mars 1963

Monsieur,

J'écris un livre sur le Néodadaisme, cette exploitation sans vergogne d'une situation qui était actuelle il y a 40 ans. Évidemment, j'ai dû me mettre en relation avec M. Kunzelmann du mouvement SPUR, qui m'a confirmé que ce mouvement a des liens avec DADA. Alors, je me suis procuré deux numéros de l'Internationale Situationniste, et dans le No.5 j'ai trouvé une citation d'une lettre de Schwitters à moi, datant de 1947, où il fait allusion au lettrisme, qui n'est pas autre chose qu'une imposture. Si Isidore Isou prétend être le premier à avoir fait des poèmes lettristes, qu'il prenne connaissance des récits de Ball dans son Journal de 1916 et des déclarations de Schwitters dans G de 1923. Quant à M. Lemaître, il a publié dans UR de 1947, un dessin qu'il a simplement calqué sur un dessin d'un Indien nord-américain, publié en 1912 dans le livre de Danzel Les Origines de l'Ecriture (Anfänge der Schrift) que je possede. Toute la peinture des Lettristes n'est qu'une imitation de mes Poèmes-Affiches et Tableaux-Écriture de 1918 à 1923.

Mais pour revenir à mon nouveau livre, qui paraitra en Allemagne, je voudrais savoir par vous, quelle est votre position envers Dada et le Néodadaisme, dans votre revue je ne peux pas le distinguer, ni même vos propres idées. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me donner des renseignements précis.

Pourquoi « Situationnisme » ? Car une situation est : pénible, dangereuse, ennuyeuse, bête, insignifiante, sans importance et elle peut être comprise comme on veut, situation ne dit RIEN.
Quelles sont vos relations avec le No.2 The Situationist Times que Noël Arnaud m'a envoyé il y a quelque temps?

Veuillez accepter mes salutations distinguées

Raoul HAUSMANN


***


Paris, le 31 mars 1963

Monsieur,

En réponse à votre lettre du 24 mars, je vous envoie aujourd'hui une collection de la revue Internationale Situationniste. Je crois que nous y avons expliqué notre position à l'égard du dadaïsme et de son imitation réactionnaire d'aujourd'hui, principalement dans le numéro 2, pages 6-7-8 ; dans le numéro 6, pages 12 et 13 ; dans le numéro 7, pages 20 à 23 ; dans le numéro 8, page 11 – ce relevé n'étant pas limitatif.

Pour résumer, nous caractérisons le dadaïsme comme le moment révolutionnaire qui domine la culture de l'époque (et qui, en dépit de ses motivations négatives, a apporté une masse d'innovations dont s'est abondamment servi ce qui s'appelle actuellement l'art moderne). Au contraire, tout néo-dadaïsme se trouve être maintenant une reprise – plus ou moins dissimulée en paroles – de l'allure formelle du dadaïsme assorti d'une idéologie, d'une « justification » qui sont toujours réactionnaires (en jouant ouvertement sur ce fonds réactionnaire, comme Mathieu ; ou en l'enveloppant de quelque brume, comme plusieurs des « nouveaux réalistes »).

Le cas de Spur est plus ambigu. Quelque temps liés au mouvement situationniste, mais jamais réellement intégrés, les spuristes n'ont à vrai dire jamais suffisamment dépassé l'état d'ignorance qui est solidement organisé dans l'Allemagne actuelle à propos de tous les mouvements culturels ou politiques d'avant-garde antérieurs à 1933. Une part de l'aspect dadaïste de Spur était sûrement une façon – innocente, ignorante – de renouer avec une certaine violence (insuffisante, à notre avis), plutôt qu'une exploitation délibérée du néo-dadaïsme. Dans leur activité présente, et à venir, je ne sais jusqu'à quel point cette petite violence même peut se survivre.

Situationist Times, c'est seulement un titre pris au mouvement situationniste, pour faire les pires sottises publicitaires. Parmi les responsables, hormis un qui a été avec nous quelque temps, il n'y a que des gens que nous n'avons même jamais voulu rencontrer. Noël Arnaud est évidemment du nombre. A propos des références de votre lettre concernant le lettrisme (sur les points précis que vous citez, j'admets votre jugement), peut-être est-il bon de vous signaler que la revue Ur, à ma connaissance, a paru en 1951 et non en 1947 ?

« Situationnisme », nous n'en voulons pas, nous rejetons explicitement le mot, nous nous refusons à la doctrine. Nous avons voulu définir – commencer à expérimenter, autant que possible – une activité pratique situationniste. Au sens : créant des situations ; des moments si l'on veut dire autrement. Des environnements et des actes, en interaction. Vous êtes bien sévère pour le concept de situation, puisque vous trouvez toute situation pénible et insignifiante. On peut répondre : les situations dans la vie se présentent « spontanément », automatiquement comme cela, le plus souvent. Pas toujours : certaines peuvent nous plaire. Si on les construisait librement, elles seraient sans doute moins insignifiantes. C'est à essayer. Nous sommes en tout cas en complète rupture avec toute l'avant-garde officielle et reconnue qui s'est fait connaître depuis la guerre.

Veuillez accepter mes salutations distinguées. Et aussi, quel que puisse être votre jugement sur l'I.S., veuillez croire à toute mon estime pour votre Courrier Dada, et la grande époque dont il traite.

Guy DEBORD


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Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges / Haute-Viennele

5 avril 1963

Cher Monsieur,

J'ai reçu hier les 8 numéros de votre revue I.S.

Je vous en remercie, ainsi que de votre si gentille et si sérieuse lettre du 31 mars, qui se distingue si favorablement des lettres de M. Kunzelmann, qui se moque du Dadaïsme - sans le connaître - et qui m'insulte personnellement - sans rien savoir de moi.

À cause du Dadaisme, permettez-moi quelques remarques : le monde paraissait inébranlable et assuré pour toujours, lorsqu'éclata la guerre de 1914. Ensuite survint la Révolution russe et la chute de l'Empire allemand (car le changement de régime en Allemagne n'était pas une révolution).

Alors que Dada en Suisse était une émeute esthétique (voir le Journal de Hugo Ball), la reprise de Dada à Berlin en 1918 était fondée sur des conflits humains et sur des expériences psychologiques, que nous avons définis dans notre revue Die Freie Strasse de tendance anti-freudienne.

C'était une sïtuation révolutionnaire poétique dans une situation plus large, révolutionnaire elle aussi, mais pas du tout poétique. Car il s'agissait, par le nouveau système socialiste, de liquider le danger communiste en distribuant 300.000 places dans l'Administration, et c'est pourquoi un si grand nombre d' Allemands optèrent pour le Socialisme.

Malgré tout, cette situation poétique de dada à Berlin représentait un effort singulier, qui surpassait le stade de Zürich et de Paris. Cependant, le mouvement dadaïste à Berlin, combattu par les autres tendances dadaïstes et sans la possibilité réelle de se mettre en avant de la situation allemande, dut abandonner ses efforts créateurs en 1921.

Cette situation particulière du Club Dada de Berlin n'a, jusque-là jamais été assez clairement évoquée. Je m'efforce de le faire dans mon nouveau livre Chances ou fin du Néodadaisme.
Il est vain de vouloir faire revivre une Situation, qui était valable il y a 45 ans. Et surtout, lorsque les gens qui s'occupent de cette « restauration » ne sont que des cuistots qui ne savent pas cuire.

Vous avez naturellement raison, le fascicule UR des lettristes a paru en 1951. Je les possède.
En vous souhaitant d'être capable de « créer » des situations, je vous envoie l'expression de ma sympathie.

Raoul HAUSMANN


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Paris, le 22 avril 1963

Cher Monsieur,

(...)

Nous serons très intéressé par votre prochain livre (1). Nous pensons comme vous que tout ordre qui paraît « inébranlable et assuré pour toujours » peut se disloquer très vite quand viennent certaines périodes favorables. Et les décorateurs - de tous les styles - de cet ordre s'évanouissent alors avec lui.

Bien cordialement à vous,

Guy DEBORD

(1) Chances ou fin du néo-dadaïsme (qui ne paraîtra pas)


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Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges / Haute-Vienne

le 17 avril 1966

Cher Monsieur Debord,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt dans le No 10 de l'Internationale situationniste l'article de Khayati sur « Les mots captifs », et j'ai été tres satisfait par les explications qu'il apporte sur Dada, car j'étais un des fondateurs du Club Dada de Berlin.

J'étais de 1916 à 1924 collaborateur de la revue Die Aktion pour un Socialisme anti-autoritaire et toujours opposé aux facilités avec lesquelles la plupart des Dadaïstes traitait ce renouveau révolutionnaire.

En tout cas, l'article de Khayati exprime un point de vue qu'il fallait formuler depuis longtemps aujourd'hui où tant de futilités se font jour à cause du 50ième « anniversaire de Dada ».

J'ai fait une traduction de cet article en Allemand, que j'enverrai a un ami de la revue A-Z pour un art progressif, qui habite en Colombie, et à plusieurs amis en Allemagne.

Évidemment, j'indique l'auteur et la revue I. S.

Veuillez accepter, cher Monsieur Debord, avec mes remerciements, mes salutations les meilleures

Raoul HAUSMANN


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Paris, le 25 avril 1966

Cher Monsieur,

Je vous remercie vivement de votre lettre du 17 avril. Nous connaissons bien sûr votre rôle dans le dadaïsme allemand ; de sorte qu'aucune approbation de nos thèses sur cette question centrale ne pourrait être pour nous aussi précieuse que la vôtre.

Après l'oubli organisé, la reconnaissance officielle actuelle du dadaïsme ne nous paraît être qu'un moment d'un processus prévisible, moment qui vient avec l'émiettement de la culture et des idéologies qui ont régné pendant une quarantaine d'années de réaction généralisée. La prochaine crise révolutionnaire qui pourra mettre totalement en question le monde que vous avez affronté (et son développement ultérieur) reconnaîtra toute la vérité du dadaïsme.

Nous mêmes, nous approfondirons autant que possible ce problème historique , c'est-à-dire : d'intérêt immédiat. Nous avons trouvé dans votre livre Courrier Dada une partie des rares informations déjà disponibles. Savez-vous où il est aujourd'hui possible de consulter la revue Die Aktion ? Vous m'aviez parlé, dans une précédente lettre, d'un nouveau livre sur le dadaïsme auquel vous travailliez. J'espère que nous le verrons bientôt paraître.

S'il vous était possible de me communiquer un exemplaire de la traduction que vous faites du texte de Khayati, nous serions heureux d'en disposer pour une des publications en allemand que nous tentons parfois.

Veuillez recevoir, cher Monsieur, le témoignage de notre sympathie et de notre admiration (toutes choses que la rumeur publique nous accuse, assez inexactement, de n'accorder à personne).

Guy DEBORD


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Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges

le 26 Avril 1966

Cher Monsieur Debord,

Je vous remercie beaucoup de votre gentille lettre et de votre compréhension en ce qui me concerne.

Concernant la revue Die Aktion je sais seulement qu'un groupe de mes amis à Berlin a conservé tous les numéros, car évidemment en tant que revue communiste elle fut brûlée par les nazis.
Je veux écrire à Berlin afin de savoir de quelle manière on pourrait vous donner des informations sur les textes qu'il y avait dedans.

D'autre part, je crois que le Schiller-Museum de Marbach en possède aussi, au moins une partie, je vais écrire au Dr. Raabe qui dirige le musée.

Ci-joint la traduction que j'ai faite du texte de Mustapha Khayati, j'espère qu'elle vous servira.

Je n'ai évidemment pas de chances de publier un nouveau livre sur Dada, surtout pas en Allemagne.

Mais dans les revues Phases et Edda paraîtront certaines de mes explications.

Je vous envoie mes meilleures salutations

Raoul HAUSMANN

Monday, January 22, 2007

LETTRE DE DAKAR (LOPI, Mai 1982)



LETTRE DE DAKAR
Extraits d'un ouvrage en préparation



1. Vanité, absurdité et imposture de la revendication africaniste.


La déroute finale du tiers-mondisme maintenant sanctionnée par la mise à nu et la dénonciation de l'orthodoxie marxo-situationniste matérialo-positiviste est ce qui explique le recyclage actuel des salopes de pointe dans l'africanisme remis en vogue à la faveur du retour de la religion. (Cf. le recyclage précipité et mal assuré de l'économiste tiers-mondiste Samir Amin en futurologue africaniste.) Si cette remise en vogue est bien la manifestation de cette déroute, elle est également la preuve de la supériorité de l'africanisme en tant que situationnisme propre de la société africaine moderne (cf. Ken Knabb). Alors que le tiers-mondisme se montrait comme mensonge d'un premier mensonge, falsification d'une falsification, mensonge inessentiel, mensonge de diversion, pur bluff, imposture, l'africanisme, au contraire, se présente comme mensonge immédiat du monde lui-même sur le monde, mensonge premier, mensonge essentiel.

La distinction que nous faisons entre africanisme et tiers-mondisme est plus légitime qu'elle ne peut sembler au premier abord. En effet, on pourrait penser que l'africanisme n'est que la version africaniste du tiers-mondisme puisque celui-ci se présente comme la carte de visite introduisant toutes les séparations entre nations, ethnies, races etc. et donc les séparations du style de l'africanisme. Mais ce n'est là qu'une illusion produite par le spectacle qui inverse l'ordre de leur importance réelle, pour la falsification : le plus important est présenté comme insignifiant afin qu'on le minimise, l'inessentiel tenant le devant de la scène. Chronologiquement, en tant que théorie, l'africanisme est antérieur au tiers-mondisme proprement dit et trouve ses racines dans les mouvements anti-esclavagistes philanthropiques, français et anglais des XVII` et XVIII` siècles, et connaît un début de systématisation au XIX siècle. Ce n'est qu'au xx siècle et plus précisément dans sa seconde moitié que des écrivains et hommes politiques négro-américains et les nouvelles élites africaines vont le reprendre et le réinterpréter pour les causes, objectifs et opportunités tactiques de leurs luttes pour l'émancipation raciale et celles pour la possession/l'octroi d'États indépendants. Ce sont les positions idéologiques anti-hégéliennes fondamentales de l'africanisme moderne, relégué à l'arrière-plan au cours de l'éclipse totalitaire de l'hégémonie du stalinisme — qui en incorpora divers aspects.

L'africanisme moderne se présente avec le tiers-mondisme proprement dit comme la pseudo-critique réciproque de l'un par l'autre : dans le spectacle de la fausse contestation, l'africanisme est la pseudo-critique, pour ainsi dire naturaliste, du matérialisme marxiste et le tiers-mondisme la pseudo-critique rationaliste de l'africanisme. C'est ainsi que l'on peut être, à la fois et sans contradiction, marxiste et africaniste (Ex. Paul). C'est aussi pourquoi, depuis la déroute du tiers-mondisme marxiste, toutes les salopes se rabattent en vitesse et si aisément dans l'africanisme ainsi remis en vogue. Si un quelconque Adotévi peut encore oser prétendre que personne n'a jamais dépassé la négritude, si un gros porc comme Moustapha Niasse peut torcher un stalinien borné comme Majhmout Diop, si le CERES peut fermer la gueule à Abdoulaye Fane, si un crétin comme J.-P. Faye peut faire le malin devant un stalinien éclairé comme Abib M'baye, ce n'est pas la preuve de la puissance de pensée d'un Senghor mais bien celle de l'impuissance et de la servilité de l'inintelligentsia sous-développée, qui prend seulement son cas pour une généralité. Mais surtout, ce qui permet au flic intellectuel éclectisant Adotévi d'espérer un quelconque bénéfice de cet aveu, c'est bien l'écroulement irrémédiable du tiers-mondisme. Mais la salope devra déchanter car le privilège de cette sanction ne peut revenir qu'à la théorie révolutionnaire qui les encule tous au même titre. Ce qui est, en soi, un plaisir dont nous pouvons nous contenter, pour le moment.

La pure modernité pro-situe de l'africanisme est d'emblée saisie dans sa fonction générale de pseudo-authenticité d'un monde falsifié, pseudo-nature d'un monde totalement socialisé, pseudo-usage d'un monde utilitariste, pseudo-unité d'un monde déchiré, pseudo-originalité d'un monde uniformisé, pseudo-refuge d'un monde sans refuge possible, changement sans négatif d'un monde menacé par le changement du négatif. Ce sont toutes ces pseudo-particularités, garanties par les Etats et financées par le commerce mondial que l'africanisme revend en bloc ou diluées à l'intention du grand public.

Si le retour en vogue de l'africanisme marche si bien main dans la main avec le retour de la religion, c'est que l'africanisme puise ses ressources idéologiques modernes dans l'archaïsme de ces contes et légendes de la mythologie animiste. L'animisme généralisé des populations africaines est la vérité hérétique que les religions monothéistes – les conquérants arabes musulmans et les missionnaires chrétiens arrivèrent en compagnie des commerçants et militaires ou l'étaient eux-mêmes allaient devoir se concilier afin de mettre au travail ces populations rebelles ou amorphes. Mais si le fétichisme animiste n'a jamais été vraiment vaincu, c'est qu'il est la forme bornée et finie de ce dont le fétichisme de la marchandise est l'universalité infinie. C'est la vieille cohabitation des peuples africains avec la puissance magique de la nature, puissance contenue dans et recouvrant toutes les situations de la vie sociale, cette puissance directement inséparable de celle de l'individu animiste lui-même, c'est cette vieille fréquentation qui les a, pour ainsi dire, familiarisés avec les subtilités et arguties toutes métaphysiques du fétichisme .de la marchandise, avec ses promesses jamais satisfaites de réalisation du caractère divin de l'homme. C'est pourquoi lorsqu'il devient nécessaire d'invoquer les passions de la religion au secours du tiers-mondisme mourant, il faut également soulever les passions de la marchandise et avec elles, inséparablement, la vérité hérétique du négatif moderne. C'est en quoi la canaille maraboutique, corrompue jusque dans l'âme, joue avec le feu. En organisant le spectacle du fanatisme messianique, lui-même contraint de revenir directement contre la fureur prolétarienne, l'État laïquement religieux dilapide actuellement les dernières ressources de son autorité. Nous aurons l'occasion d'y revenir, arguments et preuves à l'appui.

Le mensonge africaniste sur le passé de l'Afrique est identiquement le mensonge sur la réalité de son présent. En projetant dans le passé ce qui aurait été un âge d'or de l'Afrique – en fait de l'africanisme menacé et en détresse – les salopes veulent seulement doter d'un cachet d'authenticité la fausseté du présent de la société africaine moderne. C'est pourquoi, tout comme le présent qu'il a mission de légitimer, ce pseudo-passé ne peut lui-même être que faux. Le mensonge africaniste sur le passé de l'Afrique est tout contenu dans l'affirmation, la revendication de l'existence, antérieurement à la « présence européenne », d'une civilisation, d'une culture, d'un art, d'une philosophie, d'une religion, d'une science (magie ou pharmacopée), d'États, d'empires, de tyrans, etc. qui seraient authentiquement africains. En bref, cette revendication peut se ramener à la vanité de la revendication de l'existence pré-coloniale d'une Histoire authentiquement africaine et en filigrane à l'absurdité de la revendication de l'existence anté-européenne d'une économie authentiquement africaine.

Remarquons, tout d'abord, qu'une telle revendication ne peut, quoi qu'il en soit de son bien ou mal fondé, concerner que les maîtres anciens et leurs successeurs actuels, mais qu'à aucun niveau – si ce n'est, bien sûr, en tant qu'esclaves ou sujets, en tant que pauvres précisément – les pauvres modernes ne peuvent lucidement/véridiquement se sentir concernés simplement parce qu'ils n'ont jamais fait/possédé une histoire qui leur aurait ensuite été enlevée et, ce, aussi simplement parce qu'ils sont les pauvres. Au contraire, la possibilité historique de faire réellement l'histoire qui est apparue avec la colonisation marchande moderne opérée sur la défaite de leurs anciens maîtres est précisément ce qui leur permet, aujourd'hui, de déclarer qu'ils n'ont jamais eu d'histoire et donc qu'il en est enfin grand temps et définitivement, contre leurs maîtres actuels.

L'imposture de la revendication revêt toute sa dimension quand on la considère sous l'angle de la nécessité – combien plus urgente et immédiate pour la classe dominante – de la preuve et de l'approbation de l'existence pré-coloniale d'une économie authentiquement africaine. L'économie ne pouvait être la réalité des sociétés afro-médiévales/pré-coloniales tout simplement d'abord parce que l'économie est une simple théorie de la marchandise comme rapport social exclusif/dominant du point de vue de l'État et donc n'a jamais ni nulle part été la réalité de ce monde; ensuite parce que c'est l'existence préalable ou au moins concomitante de la marchandise comme rapport social dominant, du fait des passions qu'elle soulève et déçoit régulièrement, c'est cette existence qui nécessite et permet l'invention d'une théorie comme l'économie destinée à, pour ainsi dire, freiner les ardeurs des prolétaires lorsque ceux-ci s'avisent de prendre au mot les promesses insatisfaites de la marchandise. L'absurdité d'une telle revendication est flagrante quand on sait, ce qu'ici nul non plus n'osera nier, que la marchandise en tant que rapport social ne tenait qu'une place marginale en Afrique pré-coloniale.

L'essentiel des déterminations qui font la vanité et l'absurdité de la revendication africano-tiersmondiste est tout contenu dans la défaite des classes dominantes afro-médiévales et dans leur reconversion volontaire ou forcée au système supérieur de la domination de classe qu'est la marchandise. D'ailleurs la revendication concernant l'économie est caractéristique de la stricte fausse conscience d'une classe vaincue : elle prend la parole de son vainqueur pour la pure réalité du monde qu'elle n'a pas su conquérir, au point de revendiquer l'existence dans son passé vaincu de ce qui, de toute évidence, n'a pu exister, ce qu'elle reconnaît volontiers par ailleurs pour les opportunités de sa politique touristique, par exemple. C'est ce caractère d'anciennes classes dominantes vaincues et cooptées/recyclées devant affronter un prolétariat moderne qui détermine tous les dilemmes et contradictions des classes dominantes dudit tiers-monde. C'est le processus spécifique d'autonomisation et d'indépendance de l'État et de la société civile, grevé de cette tare originelle, qui a porté les nouvelles classes dominantes recyclées à la situation chaotique où elles arrivent, pour ainsi dire, à la fois trop tôt et trop tard. Trop tôt parce que ne disposant pas de l'apparatus idéologico-policier ni de la méthode organisationnelle de leurs vainqueurs européens pour faire face à un même prolétariat; trop tard, parce que tous leurs modèles européens s'écroulaient quand eux ne faisaient que commencer, donc en quelque sorte, ils se retrouvaient, impromptu, mission terminée avant que d'avoir commencé. D'où la surenchère permanente dans de prétendus décollages ou atterrissages forcés, voies africaines et autres rendez-vous à l'an 2000 (« ou plus exactement 2001 » comme disait l'ex-salope en chef). Leur précarité actuelle tient à ce que, contrairement à leurs prédécesseurs et vainqueurs européens, ils ont dû établir et consolider les bases de leur domination après leur prise du pouvoir. C'est ainsi qu'en moins de vingt ans de règne, ils se retrouvent coincés entre les contradictions de l'échec dont ils sont issus et celles de l'écroulement irrémédiable du tiers-mondisme. Le seul et strict sous-développement de la classe dominante est un présupposé qu'il ne tient qu'aux prolétaires de mettre à profit, ce que personne n'a eu à leur enseigner comme on va le voir.

S'il existe un sous-développement dans cette société, ce ne peut être que du fait de l'existence de cette classe dominante sous-développée quant à ses prétentions de classe dominante et qui impose son sous-développement à l'ensemble de la société. Il faut vraiment être une salope ou un militant pour prétendre que l'aliénation, la pauvreté est en retard sur on ne sait quelle richesse. D'autant plus que celle que la classe dominante affiche se montre suffisamment méprisable pour n'être plus digne de respect. Quand notre ami R. Pallais parle d’« aliénation sous-développée », il commet un contre-sens dans les termes exactement du même type que « soviet suprême ». Dire que l'aliénation des pauvres est sous-développée c'est seulement proférer une insanité sous-développée. Le sous-développement, c'est la misère de la classe dominante et sa misère c'est qu'elle seule est sous-développée, qu'elle le sait et qu'elle sait que les pauvres ne l'ignorent plus. Le sous-développement, c'est ce qui reste de la réalité lorsqu'elle est prise en charge par les prétentions bornées et les exigences insensées d'une classe dominante sous-développée : comme on peut le voir, rien ou toute cette irréalité qui en tient lieu. Ce n'est pas le monde qui dépendrait de l'issue de la « lutte pour le développement » que mènerait une telle misère sous-développée mais, au contraire, la domination de la classe dominante qui est suspendue à l'intelligence historique des prolétaires auxquels elle a encore le culot de prétendre enseigner le savoir-vivre.



2. Et foutre, Senghor.


Il semble que les premiers mois qui ont suivi la démission forcée de l'ex-salope-en-chef se sont donnés pour consigne de confirmer dans la pratique et en détail ce que nous en avons dit de manière encore trop brève et trop générale dans notre affiche « Et foutre, encore ! » diffusée à 50 exemplaires aux membres des diverses fractions de la racaille qu'elle attaquait dans la matinée du 31 décembre 1980, c'est-à-dire donc une bonne demi-journée avant le discours de Senghor : on aurait dit que nous étions penchés au-dessus de son épaule pendant qu'il le rédigeait. Senghor n'a pas finalement présenté sa démission, comme l'en pressaient tous ses rivaux impuissants mais seulement présenté sa fin comme une dé-mission afin d'accréditer, face à la dangereuse dégradation de l'autorité étatique, l'idée même de la mission. L'opération « Foutre-Senghor » peut se résumer en la maxime d'un auteur que nous ne lui ferons pas l'injure de penser qu'il l'ignore : SE RETIRER AVANT QUE FORTUNE NE SE RETIRE. De même que pour la « démocratisation partielle » de 1974 et la « démocratisation totale » de 1981, la démis-tion de Senghor qui en constitue le lien et le secret, il se manifeste la même contrainte et le même arbitraire. Au risque de connaître la fin piteuse et ingrate de feu-son-tonton-de-Gaulle consécutive au Mai anti-français ou bien, plus près de lui, celle peu enviable - dites donc, il ne faudrait pas confondre les torchons et les serviettes – de son cousin Bokassa, la salope a préféré la solution bâtarde – c'est sa spécialité, qu'il nommait « compromis dynamique » – d'une fin anticipée avec seulement le choix d'une date afin que la fin du délai n'en paraisse pas une.

De même que la « démocratisation partielle » de 1974 n'est pas le signe d'on ne sait quelle puberté des Sénégalais, de même la « démocratisation totale » de 1981 n'est pas la preuve d'une quelconque maturité des mêmes mais seulement le regroupement des morceaux épars/éclatés après l'écroulement irrémédiable de l'idéologie du sous-développement. Elle n'est pas « la fin des idéologies importées » comme l'affirme le journaflic Justin Mendy, ne serait-ce que parce qu'ils ont tous fait allégeance à cette idéologie importée qu'est l'économie. La salope manifeste là, sous le mode de conscience mystifié propre à la fonction qu'elle remplit, la présente débandade intellectuelle, chacun devant se débrouiller tout seul mais aussi forcément avec les autres, les militants ne sachant plus à quel saint se vouer – c'est pourquoi ils préfèrent se tourner en masse vers les bons vieux saints combien plus rassurants et convaincants de la religion – et les bureaucrates contraints de manger à tous les rateliers. En fait, le con lie la pseudo-fin des idéologies importées – en fait, l'écroulement irrémédiable du tiersmon-disme – à la « démocratisation totale » seulement pour masquer ce fait que tous les tenants de l'idéologie dominante doivent maintenant – sous peine de mort – participer directement au maintien de l'ordre et si possible à son renouveau idéologique. La « démocratisation totale » ainsi que la démis-tion qui l'a précédée signifient que, désormais, tous doivent se donner la main pour faire face SANS PLUS AMPLE TOLÉRANCE à la menace qui les menace tous. La charogne devait s'envoler en beauté, de manière poétique – et non pas dans les soutes d'un Transal français, comme l'autre – afin de maintenir la fiction de l'État démocratique qui appartient à tout le monde, de l'État tolérant au moment où il est attaqué dans le principe même de son autorité, ce qui signifie de la part des prolétaires et interdit de leur part toute indulgence. Senghor devait partir dans une période de paix afin de maintenir la fiction de la paix spectaculaire tout en maintenant celle de la crise spectaculaire. Mais le coup est si fort que leurs chiottes leur en remontent à la tête, cette espèce de masque nègre-es-tu-dis-hein ! en lunette de jésuite. Ce n'est pas un hasard si la salope, qui savait à quoi s'en tenir, déclarait en levant le camp que nous aurions l'occasion de nous rendre compte qu«Abdou Diouf sait faire preuve de fermeté », ce dont, quant à nous, nous n'avons jamais douté. Et ce n'est pas un hasard non plus si l'ex-salope-en-chef déclarait dans sa première interview au « Soleil » que : « nous sommes des fluctuants ».



3. Banjul, Banjul !


La menace que redoutait Senghor a trouvé sa réalisation quelques mois plus tard, à peine, dans les sanglants événements de Gambie. Un putsch aussi minable que celui de Sanyang a suffi à déclencher la guerre des antagonismes qui couvait sous le spectacle exotique du décor Sex-Sun-and-Sand de la société moderne sénégambienne. Ce n'est pas tant à un putsch que l'armée sénégalaise a dû faire face à Banjul mais bien à l'insurrection de toute une ville seulement déclenchée et armée par l'étroitesse de la marge de manœuvre de putschistes mal inspirés. Comme pour Doe au Liberia et Rawlings au Ghana, il s'agissait de prendre les devants et mettre en scène un simulacre de ce que les gens risquaient de faire réellement (d'où les divers emprisonnements et exécutions de quelques notables trop corrompus, boucs émissaires de l'ancien régime) mais Sanyang n'aura réussi qu'à précipiter le cours des événements. S'il a dû armer la population pour être en mesure de faire face à l'armée sénégalaise, il fut vite contraint de se retourner contre les pillards, incendiaires et autres insurgés qui, eux, étaient passés directement aux règlements de comptes sociaux (il n'y a plus de juges en Gambie, les prisonniers les ont exécutés). L'unité spectaculairement revendiquée par les panafricanistes séné-gambiens avant les événements doit être spectaculairement niée maintenant que le sang de 500 morts reconnus/avoués entache de sa marque indélébile l'union officielle des deux pays à laquelle ils se sont vus contraints. C'est pourquoi les flics intellectuels et journaflics de toutes tendances auront effectivement donné tous les détails (?) de la crise – précisons que nous ne nous sommes pas donnés la peine de lire ne serait-ce qu'un seul des multiples torchons qui prolifèrent depuis la « démocratisation totale », sachant bien que ceux qui parlent ne savent rien et que ceux qui savent n'ont pas intérêt à parler – pour passer à côté de ce fait accompli premier que ces événements n'ont pas eu lieu dans on ne sait quelle Gambie lointaine mais bel et bien au Sénégal, ici et maintenant. L'INSURRECTION DE LA POPULATION DE BANJUL EST LA PREMIÈRE INSURRECTION ARMÉE DU PROLÉTARIAT SÉNÉGALAIS. Que Sanyang soit manipulé – pourquoi Nino Vieyra qui s'est empressé de venir féliciter Abdou Diouf, ne fait-il mine de consentir à extrader Sanyang réfugié en Guinée-Bissao et réclamé par le Sénégal et la Gambie? – ou non, la leçon que nous ont donnée les insurgés gambiens n'aura pas été vaine. Le ton étant donné à un tel niveau de clarté, que chacun se le tienne pour dit.

Ce sont des troubles de ce genre que tentaient de conjurer les services secrets de l'État en manipulant les individus que l'on a toujours exhibés avec des têtes humaines et des couteaux ensanglantés sans jamais parvenir à faire la lumière sur l'identité et les desseins de leurs mystérieux commanditaires. Quand elle n'est pas directement complice dans ce genre de machinations policières, c'est la cohabitation quotidienne de l'opposition avec les mensonges dominants qui lui interdit toute intelligence rationnelle de ce qui se passe devant elle et qu'elle croit contrôler (Cf. toutes les conneries qu'ils ont pu débiter). Ce catastrophisme qui tente d'organiser le spectacle de l'insécurité des gens entre eux n'est que le retournement de l'insécurité que seuls ressentent ceux qui possèdent et dominent. Les têtes coupées ne sont pas destinées à d'occultes milliardaires qui les utiliseraient à accroître magiquement leur fortune mais au contraire à la richesse socialement acquise pour se préserver de la menace sociale qui organise présentement sa fin. La Psychose généralisée ainsi créée, la méfiance de tous vis-à-vis de tous, voilà le vrai but de ces opérations secrètes, voilà la fonction réelle du terrorisme d'État. Parmi tous les baratineurs professionnels de la presse démocratique, aucun n'aura prêté attention à cette phrase de Senghor lors d'un conseil national et que nous répétons de mémoire : « on peut dire que le Sénégal est entré dans l'ère moderne, puisque nous avons nous aussi nos terroristes : les coupeurs de têtes ». Et la salope sait parfaitement de quoi retourne le terrorisme en Europe, étant membre de plusieurs organismes internationaux de concertation antirévolutionnaire (Cf. « Du terrorisme et de l' État » par G. Sanguinetti aux éditions « Le fin mot de l'histoire »). Sanyang ne savait seulement pas – ses commanditaires semblaient l'ignorer également – ce que disait Machiavel d'une telle situation : « Que l'on se garde d'exciter une sédition dans une ville en se flattant de pouvoir l'arrêter ou la diriger à sa volonté. »



LOPI, « Lettre de Dakar », Revue de Préhistoire Contemporaine, numéro 1, mai 1982

Friday, January 19, 2007

LES SITUATIONNISTES ET LES NOUVELLES FORMES D'ACTION DANS LA POLITIQUE OU L'ART (G. DEBORD, Juin 1963)

Partie II (Revolt) de la manifestation « Destruction de R.S.G. 6 », Galerie EXI, Odense, juin 1963




Le mouvement situationniste apparaît à la fois comme une avant-garde artistique, une recherche expérimentale sur la voie d’une construction libre de la vie quotidienne, enfin une contribution à l’édification théorique et pratique d’une nouvelle contestation révolutionnaire. Désormais, toute création fondamentale dans la culture aussi bien que toute transformation qualitative de la société se trouvent suspendues aux progrès d’une telle démarche unitaire.

Une même société de l’aliénation, du contrôle totalitaire, de la consommation spectaculaire passive, règne partout, malgré quelques variétés dans ses déguisements idéologiques et juridiques. On ne peut comprendre la cohérence de cette société sans une critique totale, éclairée par le projet inverse d’une créativité libérée, le projet de la domination de tous les hommes sur leur propre histoire, à tous les niveaux.

Ramener dans notre temps ce projet et cette critique inséparables (chacun des termes faisant voir l’autre), cela signifie immédiatement relever tout le radicalisme dont furent porteurs le mouvement ouvrier, la poésie et l’art modernes, la pensée de l’époque du dépassement de la philosophie, de Hegel à Nietzsche. Pour cela, il faut d’abord reconnaître dans toute son étendue, sans avoir gardé aucune illusion consolante, la défaite de l’ensemble du projet révolutionnaire dans le premier tiers de ce siècle, et son remplacement officiel, en toute région du monde aussi bien qu’en tout domaine, par des pacotilles mensongères qui recouvrent et aménagent le vieil ordre.

Reprendre ainsi le radicalisme implique naturellement aussi un approfondissement considérable de toutes les anciennes tentatives libératrices. L’expérience de leur inachèvement dans l’isolement, ou de leur retournement en mystification globale, conduit à mieux comprendre la cohérence du monde à transformer — et, à partir de la cohérence retrouvée, on peut sauver beaucoup de recherches partielles continuées dans le passé récent, qui accèdent de la sorte à leur vérité. L’appréhension de cette cohérence réversible du monde, tel qu’il est et tel qu’il est possible, dévoile le caractère fallacieux des demi-mesures, et le fait qu’il y a essentiellement demi-mesure chaque fois que le modèle de fonctionnement de la société dominante — avec ses catégories de hiérarchisation et de spécialisation, corollairement ses habitudes ou ses goûts — se reconstitue à l’intérieur des forces de la négation.

En outre, le développement matériel du monde s’est accéléré. Il accumule toujours plus de pouvoirs virtuels ; et les spécialistes de la direction de la société, du fait même de leur rôle de conservateurs de la passivité, sont forcés d’en ignorer l’emploi. Ce développement accumule en même temps une insatisfaction généralisée et de mortels périls objectifs, que ces dirigeants spécialisés sont incapables de contrôler durablement.

Le dépassement de l’art étant placé par les situationnistes dans une telle perspective, on comprendra que lorsque nous parlons d’une vision unifiée de l’art et de la politique, ceci ne veut absolument pas dire que nous recommandons une quelconque subordination de l’art à la politique. Pour nous, et pour tous ceux qui commencent à regarder cette époque d’une manière démystifiée, il n’y avait déjà plus d’art moderne, exactement de la même façon qu’il n’y avait plus de politique révolutionnaire constituée, nulle part, depuis la fin des années trente. Leur retour maintenant ne peut être que leur dépassement, c’est-à-dire justement la réalisation de ce qui a été leur exigence la plus fondamentale.

La nouvelle contestation, dont parlent les situationnistes, se lève déjà partout. Dans les grands espaces de la non-communication et de l’isolement organisés par l’ordre actuel, des signaux surgissent, à travers des scandales d’un genre nouveau, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre ; leur échange est commencé.

Il s’agit pour l’avant-garde, partout où elle se trouve, de relier entre eux ces expériences et ces gens ; d’unifier en même temps que de tels groupes, la base cohérente de leur projet. Nous devons faire connaître, expliquer et développer ces premiers gestes de la prochaine époque révolutionnaire. Ils sont reconnaissables en ceci qu’ils concentrent en eux des formes nouvelles de lutte et un nouveau contenu, manifeste ou latent, de la critique du monde existant. Ainsi la société dominante, qui se flatte tant de sa modernisation permanente, va trouver à qui parler, car elle a enfin produit une négation modernisée.


Autant nous avons été sévères pour refuser que se mêlent au mouvement situationniste des intellectuels ambitieux ou des artistes incapables de nous comprendre vraiment, pour rejeter et dénoncer diverses falsifications dont le prétendu « situationnisme » nashiste est le plus récent exemple, autant nous sommes décidés à reconnaître comme situationnistes, à soutenir, à ne jamais désavouer, les auteurs de ces nouveaux gestes radicaux, même si parmi eux plusieurs ne sont pas encore pleinement conscients mais seulement sur la voie de la cohérence du programme révolutionnaire d’aujourd’hui.

Limitons-nous à quelques exemples de gestes que nous approuvons totalement. Le 16 janvier, des étudiants révolutionnaires de Caracas ont attaqué à main armée l’exposition d’art français, et ont emporté cinq tableaux dont ils ont proposé ensuite la restitution en échange de la libération de prisonniers politiques. Les tableaux ayant été ressaisis par les forces de l’ordre, non sans que Winston Bermudes, Luis Monselve et Gladys Troconis se soient défendus en faisant feu sur elles, d’autres camarades ont jeté quelques jours après sur le camion de la police qui transportait les tableaux récupérés deux bombes qui n’ont malheureusement pas réussi à le détruire. C’est manifestement là une manière exemplaire de traiter l’art du passé, de le remettre en jeu dans la vie, et sur ce qu’elle a de réellement important. Il est probable que depuis la mort de Gauguin (« J’ai voulu établir le droit de tout oser ») et de Van Gogh jamais leur œuvre, récupérée par leurs ennemis, n’avait reçu du monde culturel un hommage qui s’accorde, comme cet acte des Vénézuéliens, à leur esprit. Pendant l’insurrection de Dresde en 1849, Bakounine avait proposé, sans être suivi, de sortir les tableaux du musée et de les mettre sur une barricade à l’entrée de la ville, pour voir si les troupes assaillantes n’en seraient pas gênées pour continuer leur tir. On voit donc à la fois comme cette affaire de Caracas renoue avec un des plus hauts moments de la montée révolutionnaire au siècle dernier, et comme d’emblée elle va plus loin.

Non moins motivée nous paraît l’action des camarades danois qui, dans les dernières semaines, ont plusieurs fois recouru à la bombe incendiaire contre les agences qui organisent les voyages touristiques en Espagne, ainsi qu’à des émissions radiophoniques clandestines pour alerter l’opinion contre l’armement thermonucléaire. Dans le cadre du confortable et ennuyeux capitalisme « socialisé » des pays scandinaves, il est très encourageant que surgissent des hommes qui, par leur violence, font découvrir quelques aspects de l’autre violence qui fonde cet ordre « humanisé », son monopole de l’information par exemple, ou l’aliénation organisée dans les loisirs ou le tourisme. Avec le revers horrible que l’on doit accepter en surplus dès que l’on accepte l’ennui confortable : non seulement cette paix n’est pas la vie, mais elle repose sur la menace de mort atomique ; non seulement le tourisme organisé n’est qu’un spectacle misérable qui recouvre les pays réels traversés, mais encore la réalité du pays que l’on vous transforme ainsi en spectacle neutre, c’est la police de Franco.




Enfin l’action des camarades anglais qui ont divulgué en avril l’emplacement et les plans de l’« Abri gouvernemental de la Sixième Région » a l’immense mérite de révéler le degré déjà atteint par le pouvoir étatique dans son organisation du terrain, la mise en place très avancée d’un fonctionnement totalitaire de l’autorité, qui n’est pas seulement lié à la perspective de la guerre. C’est bien plutôt la menace partout entretenue d’une guerre thermonucléaire qui dès à présent, à l’Est et à l’Ouest, sert à tenir les masses dans l’obéissance et à organiser les abris du pouvoir. À renforcer les défenses psychologiques et matérielles du pouvoir des classes dirigeantes. Le reste de l’urbanisme moderne en surface obéit aux mêmes préoccupations. Nous écrivions déjà en avril 1962, dans le numéro 7 de la revue situationniste de langue française Internationale situationniste, à propos des abris individuels construits aux États-Unis durant l’année précédente : « Comme dans tous les rackets, la protection n’est ici qu’un prétexte. Le véritable usage des abris, c’est la mesure — et par là même le renforcement — de la docilité des gens, et la manipulation de cette docilité dans un sens favorable à la société dominante. Les abris comme création d’une nouvelle denrée consommable dans la société de l’abondance, prouvent plus qu’aucun des produits précédents que l’on peut faire travailler les hommes pour combler des besoins hautement artificiels ; et qui à coup sûr restent besoins sans avoir jamais été désirs. L’habitat nouveau qui prend forme avec les “grands ensembles” n’est pas réellement séparé de l’architecture des abris. Il en représente seulement un degré inférieur ; bien que leur apparentement soit étroit. L’organisation concentrationnaire de la surface est l’état normal d’une société en formation dont le résumé souterrain représente l’excès pathologique. Cette maladie révèle mieux le schéma de cette santé. »

Les Anglais viennent d’apporter une contribution décisive à l’étude de cette maladie, et donc aussi à l’étude de la société « normale ». Cette étude est elle-même inséparable d’une lutte qui n’a pas craint de passer outre aux vieux tabous nationaux de la « trahison », en brisant le secret qui est vital pour la bonne marche du pouvoir dans la société moderne, à tant de propos, derrière l’écran épais de son inflation d’« information ». Le sabotage a été étendu ultérieurement, malgré les efforts de la police et de nombreuses arrestations, en envahissant par surprise des états-majors secrets isolés dans la campagne (où certains responsables ont été photographiés de force) ou en bloquant systématiquement quarante lignes téléphoniques des centres de sécurité britanniques, par l’appel ininterrompu des numéros ultra-secrets également découverts.

C’est cette première attaque contre l’aménagement dominant de l’espace social que nous avons voulu saluer, et étendre, en organisant au Danemark la manifestation « Destruction de RSG 6 ». Ce faisant nous n’envisageons pas seulement l’extension internationaliste de cette lutte, mais également son extension à un autre front, à l’aspect artistique, de la même lutte globale.

La création culturelle que l’on peut appeler situationniste commence avec les projets d’urbanisme unitaire ou de construction des situations dans la vie, et les réalisations n’en sont donc pas séparables de l’histoire du mouvement de la réalisation de l’ensemble des possibilités révolutionnaires contenues dans la société présente. Cependant dans l’action immédiate, qui doit être entreprise dans le cadre que nous voulons détruire, un art critique peut être fait dès maintenant avec les moyens de l’expression culturelle existante, du cinéma aux tableaux. C’est ce que les situationnistes ont résumé par la théorie du détournement. Critique dans son contenu, cet art doit être aussi critique de lui-même dans sa forme. C’est une communication qui, connaissant les limitations de la sphère spécialisée de la communication établie, « va maintenant contenir sa propre critique ».

À propos de « RSG 6 », nous avons aménagé d’abord une atmosphère d’abri anti-atomique, comme premier séjour qui donne à penser, après lequel on rencontre une zone de négation conséquente de ce genre de nécessité. L’art utilisé ici d’une façon critique est la peinture.

Le rôle révolutionnaire de l’art moderne, qui a culminé avec le dadaïsme, a été la destruction de toutes les conventions dans l’art, le langage ou les conduites. Comme évidemment ce qui est détruit dans l’art ou dans la philosophie n’est pas encore pour autant balayé concrètement des journaux ou des églises, et comme la critique des armes n’avait pas suivi alors certaines avances de l’arme de la critique, le dadaïsme lui-même est devenu une mode culturelle classée, et sa forme a été récemment retournée en divertissement réactionnaire par des néo-dadaïstes qui font carrière en reprenant le style inventé avant 1920, exploitant chaque détail démesurément grossi, et faisant servir un tel « style » à l’acceptation et à la décoration du monde actuel.

Cependant la vérité négative qu’a contenu l’art moderne a toujours été une négation justifiée de la société qui l’entourait. En 1937 à Paris, quand l’ambassadeur nazi Otto Abetz demandait à Picasso devant son tableau Guernica : « C’est vous qui avez fait cela ? », Picasso répondait bien justement : « Non. C’est vous. »

La négation, et aussi l’humour noir, qui se sont tant répandus dans la poésie et l’art modernes après l’expérience du premier conflit mondial, méritent sûrement de réapparaître à propos du spectacle du troisième conflit mondial, spectacle dans lequel nous vivons. — Alors que les néo-dadaïstes parlent de charger de positivité (esthétique) le refus plastique de Marcel Duchamp autrefois, nous sommes sûrs que tout ce que le monde nous donne actuellement comme positif ne peut que recharger sans fin la négativité des formes d’expression actuellement permises, et par ce détour constituer le seul art représentatif de ce temps. Les situationnistes savent que la positivité réelle viendra d’ailleurs, et que dès à présent cette négativité y collabore.

Au-delà de toute préoccupation picturale ; et même espérons-nous au-delà de tout ce qui peut rappeler une complaisance à une forme, périmée depuis plus ou moins longtemps, de la beauté plastique, nous avons tracé ici quelques signes parfaitement clairs.

Les « directives » exposées sur des tableaux vides ou sur un tableau abstrait détourné sont à considérer comme des slogans que l’on pourra voir écrits sur des murs. Les titres en forme de proclamation politique de certains tableaux ont bien sûr le même sens de dérision et de retournement du pompiérisme en vogue, qui cherche à s’établir sur une peinture de « signes purs », incommunicables.



J.V. MARTIN, Qui a bien pu gagner la guerre ? Nous l'avons perdue, cartographie thermonucléaire, 1963



Les « cartographies thermonucléaires » dépassent d’emblée toutes les laborieuses recherches de « nouvelle fiiguration » en peinture, puisqu’elles unissent les procédés les plus libérés de l’action-painting à une représentation, qui peut prétendre à la perfection réaliste, de plusieurs régions du monde à différentes heures de la prochaine guerre mondiale.



Michèle BERNSTEIN, Victoire de la Commune de Paris (détail), 1963

Avec la série des « victoires » il s’agit — mélangeant là encore la plus grande désinvolture ultra-moderne au réalisme minutieux d’un Horace Vernet — de renouer avec la peinture de batailles ; mais à l’inverse de Georges Mathieu et du retournement idéologique rétrograde sur lequel il a fondé ses minimes éclats publicitaires, le renversement auquel nous aboutissons ici corrige l’histoire du passé en mieux, en plus révolutionnaire et en plus réussie qu’elle n’a été. Les « victoires » continuent ce détournement optimiste-absolu par lequel Lautréamont déjà, payant d’audace, s’est inscrit en faux contre toutes les apparences du malheur et de sa logique : « Je n’accepte pas le mal. L’homme est parfait. L’âme ne tombe pas. Le progrès existe… Jusqu’à présent, l’on décrit le malheur, pour inspirer la terreur, la pitié. Je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires… Tant que mes amis ne mourront pas, je ne parlerai pas de la mort. »

Guy DEBORD, « Les situationnistes et les nouvelles formes d'action dans la politique ou l'art », juin 1963. Édition originale trilingue (danois, français, anglais) Destruktion af RSG 6, Galerie EXI, Odense (Danemark), juin 1963

Wednesday, January 17, 2007

L'AVANT-GARDE EN 1963 ET APRÈS (DEBORD, Mars 1963)

Guy DEBORD, Directive, 1963.



L'Avant-garde en 1963 et après

1 — Le terme « avant-garde » implique l’affirmation d’une nouveauté. Le moment proprement avant-gardiste d’une telle affirmation est à la frontière entre, d’une part, le moment du pur pronostic arbitraire sur ce que pourra être l’avenir (prophétisme), et, d’autre part, le moment de la reconnaissance de cette nouveauté (reconnaissance acquise « en majorité », non universellement : le fait qu’une nouveauté rencontre encore quelques résistances passéistes ne saurait suffire à la maintenir dans l’avant-garde). L’avant-garde est ainsi le début de réalisation d’une nouveauté, mais elle n’en est que le début. L’avant-garde n’a pas son champ dans l’avenir, mais dans le présent : elle décrit et commence un présent possible, que la suite historique confirmera dans l’ensemble par la réalisation plus étendue (en faisant apparaître un certain pourcentage d’erreurs). L'activité d’avant-garde, en pratique, lutte contre le présent dans la mesure où elle caractérise le présent comme poids du passé, et présent inauthentique (comme retard).


2 — En partant de l’application du concept d’« avant-garde » à des modalités très diverses de la réalité socio-culturelle, on est conduit à distinguer deux degrés : une interprétation restreinte et une interprétation généralisée de ce concept. Au sens restreint, on peut parler d’activité d’avant-garde à propos de tout ce qui, dans n’importe quel secteur, va de l’avant (médecine, industrie d’avant-garde). Au sens fort, généralisé, une avant-garde de notre temps est ce qui se présente comme projet de dépassement de la totalité sociale ; comme critique et construction ouverte, qui constitue une alternative avec l’ensemble des réalités et problèmes, inséparables de la société existante. Il s’agit pour l’avant-garde de décrire la cohérence de l’existant au nom (et par l’éclairage, le jeu de miroirs) d’une nouvelle cohérence ; cohérent signifiant ici tout le contraire de « systématique ». Depuis la formation du concept même d’avant-garde culturelle, vers le milieu du XIXe siècle et parallèlement à l’existence d’avant-gardes politiques, ses manifestations historiques sont passées de l’avant-garde d’une seule discipline artistique à des formations d’avant-garde tendant à recouvrir la quasi-totalité du champ culturel (surréalisme, lettrisme). Nous sommes aujourd’hui au point où l’avant-garde culturelle ne peut se définir qu’en rejoignant (et donc en supprimant comme telle) l’avant-garde politique réelle.


3 — La première réalisation d’une avant-garde, maintenant, c’est l’avant-garde elle-même. C’est aussi la plus difficile de ses réalisations ; et le fait qu’elle soit désormais un préalable explique l’absence des avant-gardes authentiques sur de longues périodes. Ce qui s’appelle généralement « réalisations » est d’abord concession aux banalités du vieux monde culturel. À cet égard est notable la tendance de tout avant-gardisme factice d’aujourd’hui à mettre l’accent sur des « œuvres » très peu nouvelles (et un très petit nombre de nuances distinctes dans cette œuvre que la mystification idéologique tente de valoriser comme richesse et originalité) ; alors qu’au contraire un mouvement comme l’I.S. a tendance à dissimuler (à rabaisser délibérément) non seulement les projets partiels, mais surtout les réalisations effectuées — qualifiées d’« anti-situationnistes » — en dépit du fait que ces nombreux sous-produits de son activité centrale d’autoformation de l’avant-garde contiennent plus de nouveautés effectives que toute autre production artistico-philosophique de ces dernières années. C’est en ne croyant pas aux œuvres actuellement permises, qu’une avant-garde fait, aussi, « les meilleures » des œuvres actuellement permises.


4 — Au sens déjà traditionnel de ce terme, l’avant-garde est entrée dans une crise finale ; elle va vers sa disparition. Les symptômes de cette crise sont : la difficulté de plus en plus éclatante d’une production culturelle d’avant-garde dans les secteurs où elle est officiellement permise (et donc le recours toujours plus grossier au mensonge idéaliste pour fonder une telle production : le délire de l’argument d’autorité dans le lettrisme ayant été le stade suprême de ce processus). Corollairement : l’inflation organisée de fausses nouveautés des avant-gardes passées, hâtivement reemballées et saluées partout comme l’originalité même de notre temps.


Dans ce cadre, les activités — séparées — de l’avant-garde réelle, au sens restreint, sont toujours récupérées par le monde existant, et finalement utilisées pour maintenir l’essentiel d’un équilibre ancien.


Quant à l’avant-garde généralisée, là où elle existe réellement, elle va vers un dépassement de l’avant-garde même. Non certes au sens imbécile de la formule « l’avant-garde, c’est dépassé », qui ne signifie rien d’autre qu’un retour au conformisme, prétendu plus neuf parce qu’il revient de plus loin. Dépasser l’avant-garde (toute avant-garde) veut dire : réaliser une praxis, une construction de la société, à travers laquelle, à tout moment, le présent domine le passé (voir le projet d’une société sans classes selon Marx, et la créativité permanente impliquée par sa réalisation). La création de telles conditions de création devra marquer la fin des conditions historiques qui ont commandé le mouvement de l’avant-garde, c’est-à-dire la résistance contre la domination (la prédominance, l’autorité) du passé sur chaque moment du présent (la possibilité même d’une insurrection impatiente contre la prédominance du passé n’étant donnée que par la réalité du changement depuis les progrès scientifiques des quatre derniers siècles, et surtout depuis la révolution industrielle).


5 — La sociologie, la police ou le bon goût d’une époque peuvent juger une avant-garde, qui en même temps juge les raisons et les fins de la police, de la sociologie et du bon goût. S’il s’agit réellement d’une avant-garde, elle porte justement en elle la victoire de ses critères de jugement aussi, contre l’époque (c’est-à-dire contre les valeurs officielles, car l’avant-garde représente bien plus exactement cette époque du point de vue de l’histoire qui viendra). Ainsi la sociologie de l’avant-garde est une entreprise absurde, contradictoire dans son objet même. On peut faire aisément une sociologie des fausses avant-gardes, une sociologie de l’absence des avant-gardes, tous ces facteurs étant compréhensibles et explicables en termes sociologiques datés. Par contre, si la sociologie de l’avant-garde en reconnaît une qui soit vraie, elle doit reconnaître aussi qu’elle ne peut l’expliquer qu’en entrant dans son langage (langage ne veut pas dire ici mystère transcendant et indiscutable : non, mais un ensemble d’hypothèses susceptible d’être examiné, adopté ou rejeté, qui est en fait un pari pour — et contre — un certain état du monde et de son devenir). L’erreur la moins fructueuse serait à coup sûr une demi-reconnaissance de l’avant-garde, à cause d’intuitions ou d’intentions elles-mêmes avant-gardistes de l’observateur, mélangée avec une demi-objectivité se réclamant de l’observation scientifique désintéressée (qui naturellement n’est pas possible en cette matière où le phénomène est unique, non répétable, et où qui l’observe a déjà pris parti, dans quelque mesure). Une telle confusion, quels que soient ses motifs, ne peut mener à rien.


6 — Une théorie de l’avant-garde ne peut être faite qu’à partir de l’avant-garde de la théorie (et non, évidemment, en maniant des vieilles idées plus sommaires que l’on voudrait encore appliquer à la compréhension d’une pensée qui, précisément, les a rejetées). Selon l’hypothèse de travail des situationnistes (qu’ils ont déjà largement vérifiée), toute tentative, consciente et délibérée, pour avancer dans la compréhension, et indissolublement dans l’activité, de l’avant-garde aujourd’hui, doit se définir par rapport à l’I.S. (y compris contre elle, au-delà). À défaut, une discussion ne pourrait rester que dans l’anecdotique, et même les anecdotes alors ne seraient pas vraiment comprises, à ce niveau.



Guy-Ernest DEBORD, « L'Avant-garde en 1963, et après » (lettre à Robert ESTIVALS, 15 mars 1963)

PRÉCISION (Marcel DUCHAMP, 1961 ; 1962)




En 1913 j'eus l'heureuse idée de fixer une roue de bicyclette sur un tabouret de cuisine et de la regarder tourner.

Quelques mois plus tard j'ai acheté une reproduction bon marché d'un paysage de soir d'hiver, que j'appelai « Pharmacie » après y avoir ajouté deux petites touches, l'une rouge et l'autre jaune, sur l'horizon.





À New York, en 1915, j'achetai dans une quincaillerie une pelle à neige sur laquelle j'écrivis : « En prévision du bras cassé » (In advance of the broken arm).


C'est vers cette époque que le mot « ready-made » me vint à l'esprit pour désigner cette forme de manifestation.

Il est un point que je veux établir très clairement, c'est que le choix de ces ready-mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé sur une réaction d'indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale de bon ou de mauvais goût… en fait une anesthésie complète.

Une caractéristique importante : la courte phrase qu'à l'occasion j'inscrivais sur le ready-made.

Cette phrase, au lieu de décrire l'objet comme l'aurait fait un titre, était destinée à emporter l'esprit du spectateur vers d'autres régions plus verbales.

Quelques fois j'ajoutais un détail graphique de présentation : j'appelais cela pour satisfaire mon penchant pour les allitérations, « un ready-made aidé » (ready-made aided).

Une autre fois, voulant souligner l'antinomie fondamentale qui existe entre l'art et les ready-mades, j'imaginais un « ready-made réciproque » (reciprocal ready-made) : se servir d'un Rembrandt comme table à repasser !

Très tôt je me rendis compte du danger qu'il pouvait y avoir à resservir sans discrimination cette forme d'expression et je décidai de limiter la production des ready-mades à un petit nombre chaque année. Je m'avisai à cette époque que, pour le spectateur plus encore que pour l'artiste, l'art est une drogue à accoutumance et je voulais protéger mes ready-mades contre une contamination de ce genre.

Un autre aspect du ready-made est qu'il n'a rien d'unique… La réplique d'un ready-made transmet le même message ; en fait presque tous les ready-mades existant aujourd'hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme.

Une dernière remarque pour conclure ce discours d'égomaniaque :

Comme les tubes de peintures utilisés par l'artiste sont des produits manufacturés et tout faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades aidés et des travaux d'assemblage.



Marcel DUCHAMP, « À propos des Ready-mades », discours au Musée d'Art moderne de New York, 1961, dans le cadre de l'exposition Art of assemblage.

(Reproduit dans Duchamp du signe, Paris, Flammarion, 1994, pp. 191-192)


***

Ce Néo-Dada qui se nomme maintenant Nouveau Réalisme, Pop Art, Assemblage, etc., est une distraction à bon marché qui vit de ce que DADA a fait. Lorsque j'ai découvert les reay-made, j'espérais décourager le carnaval d'esthétisme. Mais les néo-dadaïstes utilisent les ready-made pour leur découvrir une valeur esthétique. Je leur ai jeté le porte-bouteilles et l'urinoir à la tête comme une provocation, et voilà qu'ils en admirent la beauté esthétique.

Marcel DUCHAMP, Lettre à Hans RICHTER, le 10 novembre 1962


Tuesday, January 16, 2007

PAS DE DIALOGUE AVEC LES SUSPECTS ! PAS DE DIALOGUE AVEC LES CONS ! (J. STRIJBOSCH & R. VANEIGEM, Février 1963)



Force nous est de constater que c’est actuellement en Belgique que l’on relève le plus grand nombre (et l’accroissement le plus rapide) d’imbéciles notoires et de gens louches qui essaient d’approcher les situationnistes sans en avoir les moyens.

Eu égard à l’unité du mouvement situationniste, nous sommes dans l’obligation de rappeler que le triage sévère de tout ce qui peut être intellectuels spécialisés, prétendus connaisseurs et collectionneurs de l’avant-garde ; ou ralliés plus ou moins gaiement à un conformisme plus ou moins exotique ; ignorants plus ou moins volontaires de la nature du pouvoir partout, et adorateurs de l’efficacité d’une police ou d’une autre, — que le triage, disons-nous, et le traitement nécessaire de ces gens ont été appliqués par les situationnistes en Allemagne, Scandinavie, Angleterre et France, constamment et d’une manière que personne ne peut plus ignorer. Il est donc évident que les Belges ne sauraient bénéficier d’une exception à cette règle ; en dépit d’une espèce de dissimulation gentille, produit naturel de l’acceptation d’un amateurisme politico-culturel débile.

Étant donné que nous représentons devant les spécialistes quels qu’ils soient, et comme justement leur incapacité de le comprendre le confirme, les idées critiques nouvelles et l’efficacité pratique du dépassement (parce que l’efficacité nous a choisis, et non l’inverse), ils doivent pour nous parler apporter la preuve préalable qu’ils nous ont compris, et qu’ils ont donc liquidé leur propre bassesse.

L’excès vraiment inconvenant d’une connerie s’adressant à nous au nom de n’importe quoi a été atteint à Anvers le 23 février courant, où un vieux raté du stalinisme littéraire et un quarteron de puceaux hystériques sont venus nous proposer à brûle-pourpoint d’admettre et de signer avec eux les trois extravagances suivantes — bêtement écrites et intitulées « Haut les mains ! » :

a) que le fascisme menace de saisir la Belgique ;

b) que subséquemment la seule force révolutionnaire à appuyer serait le parti communiste belge ;

c) qu’il serait bon que nous choisissions sur-le-champ entre le fascisme et leur propre nullité conservée et transmise, congelée, depuis 1930.

Ce cas exemplaire devait être signalé pour l’instruction de tous leurs pareils.

Toute tentative, même plus discrète, de relations de ce genre avec l’I.S. devra avoir cessé en Belgique à la date du premier mars 1963.

27 février 1963

Pour le C.C. de l’I.S.

Jan STRIJBOSCH,
Raoul VANEIGEM



Jan STRIJBOSCH & Raoul VANEIGEM, '' Pas de dialogue avec les suspects ! Pas de dialogue avec les cons ! '', tract bilingue français/néerlandais

Monday, January 15, 2007

CO-RITUS (NASH & THORSEN, 1963)


Co-ritus Interview with Jorgen Nash and Jens Jorgen Thorsen

Art is Pop - Co-ritus is Art - Divided We Stand


Nash : Situationism is not another new 'ism' within art - it is a form of action and a way of life. A command of the moment and a utilisation of its possibilities.

There is still yet no situationist art, but there are situationists working artistically with the problems of life, attempting to find a new and sharper art. When situationists are being lumped with people establishing new artistic movements it could be explained by the fact that international situationism in particular has been attractive for people from the three categories: image makers, writers and architects. It is a result of the situationist's attempts to change the conforming and sterile environment which can be found, for example, in the cities.

Q : How do the situationists relate to society ?

Thorsen : Any potential change of society is conditioned by the cultural possibilities. A classical example is Marx and Hegel. The essential in situationism is the relationship of human beings to the forces of creativity; it is the intention to realise these forces through moments of creativity. The situationist idea is based on utilisation of art and the forces of creativity within art being used directly in the social environment.

A French and a Scandinavian Situationist International are active : the 1st and 2nd Situationist International. The 1st International wants a unitarian organisation of the city and believes, via a Freudian method, that it is able to create possibilities for a new city plan; an architecture constructed according to the inner desires of human beings - desires they believe they can evoke by a quick passage through various unfamiliar environments and then expressing themselves. They claimed that no situationist art existed. We believe that situationism is art and the creative human being (the artist) has to get involved in the social situation. We do not believe that the organisation of life is a matter of statistics (statistics are used within advertising as well), but a question of artistic creation - the reorganising of the situations. That is why we claim that situationism is art. Art can only be produced through experimental activity (Co-ritus, the concert in the spiral maze at Malmo Town Hall, Co-ritus at Aarhus Student Society and various wall painting actions are some of our experiments).

The Parisian Situationists believe that, as with dialectical materialism, human beings are produced by their environment. Contrary to this we believe that the continuous realisation of new possibilities of inter-human activity are the source of life. Our relation to Marxism and the radical-liberal Western concept of society is that we are working on a reconstruction from the inside of both systems at the same time. This is because both systems are on the threshold of entering the same phase, which consists of two elements :

1. A conformification, which in the East is a political and cultural regimentation, and in the West is a schematic commercialised consumerism.

2. An increasing wealth, which gives the human beings increasingly more economic freedom. (This development is not a result of either Marxism or Liberalism, but a result of technological progress).

Q : You are publishing the magazine Drakabygget for art against atom bombs, popes and politicians ?

Nash : It is an organ where the anti-authoritarian tendencies within situationism are expressed. It has been said that we have turned against the Catholics and the Welfare State. That is not the case. We have been fighting against the enemies of total freedom of expression within culture. By popes we mean not only Pope Paul in Rome - the guy with the piles pillow - but also Pope Knud at Louisiana in Humlebaek - the guy with the big soft cheese. The Scandinavian version of the welfare state has the social sympathy of the situationists. It is wholly a good thing that the work hours have been made shorter. The grotesque consequence of this is that problems with free time have arisen. According to the situationists this is a result of both the artistic freedom of expression and the human freedom of expression being given over to the systems of monopoly. In the communist countries the workers did take over the means of production, but the free artists got kicked in the ass by the commissaries. In Western Europe and America it is the cultural entrepreneurs (the pop cultural stronghold of Gutenberg House and it's cultural commissioners at the police station in Antoniegade, Jens Frederik Don't from television and the careerist Peder Norgard with his top job at the National Radio Centre), which are controlling the publishing houses, film production, newspapers and art exhibitions. These latter are again categorised into those authorised by the state and those which do not suit the authorities.

We have asked, who is going to take over the artistic means of production ? - all the wonderful technological innovations such as radio, TV, film, rotary press, off-set printing machines, etc. They should not exclusively become the artist's toys, which they were then taught how to use. All these things have been invented to be utilised by the spiritual intelligence, and not by a bunch of cultural entrepreneurs or commissioners, which both in the East and the West are mouthpieces for a enormous control apparatus filled with mentally deaf-mute and colour blind fools. Our recent action at the pedestrian street Stroget had the motto - 'the uncontrollable art' - and it shows what potentials there are when artists' utilise those rights which are normally occupied by advertising. Erik Knudsen's campaign against Radio Merkur, the advertising industry etc, was an indication of sympathy towards everything authoritarian e.g. the National State Radio. I believe if an artist is not allowed to express himself through a program in the monopolised radio, then it should be possible for him to work with the technological intelligence - the radio amateur - as a pirate on the air. And if he can not express himself in the authorised magazines without being subject to censorship, then he must start his own magazine. It is of utmost importance that he is not giving up nor shutting-up with what he would like to communicate.

Q : What role has the audience in Co-ritus ?

Thorsen : The position of the audience is non-existing within Co-ritus. Co-ritus wants to abolish the notion of audience - not like Fluxus that bores them into leaving or makes fools of them by making dry caricatures of European theater - but by making the audience co-creators. By realising the idea that art is not something which unfolds either inside the artist or inside the spectator, but is a game unfolding between people, we are contributing to the renewal of the terms art, process of creation and social basis. The basis of art at present makes it a more advanced evolutionary step than pop. That is the reason why we have made the controversial slogan (which of course is not totally correct) : Art is Pop - Co-ritus is Art. To make a human being into a spectator is like cutting off his balls. We have nothing against pop or advertising, I love milk even though it is promoted in advertising. We are against those forms which are allowing freedom to pop and not to art. This is our weapon against pop, which the anti-pop people do not have, and it became clear at Stroget and in Montergade where the police used all their powers to stop us. The anti-pop people are lame theoreticians and the advertising business (eg. the newspaper Politiken) have cashed in on them.

Q : Should art be ethical, aesthetical or a way to activate ?

Thorsen : The term ethics is part of a problematic about ways to activate oneself and, at times, other people. The term aesthetics has been discussed in so many versions that it could mean either ethics or a way to activate. I cannot understand the question in another way as it indicates that the interviewer himself believes that art is a way to activate. Therefore we are agreeing on this: art is simultaneously an ethical and an aesthetical way to activate human beings.

Nash : Divided we stand. It is of importance in cultural life that space is given to people with alternative ideas. Other rules than those within the Trade Unions must be applied within art. On the Trade Union banners it was stated: "United we stand". This lead to victory within many areas. If we are to produce a prosperous cultural life, and not the present day version limited by the authorities, then the slogan must become : "Divided We Stand".

Aspekt, Numéro 3 (Copenhagen, 1963). Translated by Jakob Jakobsen





CO-RITUS

Kunst er pop - Co-ritus er kunst - Uenighed gør stærk

Interview med situationisterne : Jørgen Nash og Jens Jørgen Thorsen.

Nash : Situationismen er ikke en ny isme i kunsten, - den er en måde at handle og leve på. En beherskelse af øjeblikket og udnyttelse af alle dets muligheder. Der findes vel endnu ingen situationistisk kunst, men der findes situationister som arbejder kunstnerisk med livsproblemerne, et forsøg på at finde en ny og mere nærværende kunst. Når situationisterne er blevet slået i hartkorn med folk, der laver nye kunstretninger, er det vel fordi, at den internationale situationisme i særlig grad har fået tilslutning fra tre kategorier: billedmagere, forfattere og arkitekter. Det skyldes først og fremmest situationisternes bestræbelser på at ændre det konforme sterile miljø som f.eks. en storby.

Hvordan er situationisternes forhold til samfundet ?

Thorsen : Samfundets ændring er betinget af de kulturelle muligheder. Et klassisk eksempel er Marx og Hegel. Det centrale i situationismen er menneskets forhold til de skabende kræfter, som det var tanken at realisere ved at organisere skabende øjeblikke. Den situationistiske tanke er baseret på en brug af kunsten og de skabende kræfter i kunsten direkte i det sociale miljø.

Der findes en fransk og en skandinavisk Situationistisk Internationale henholdvis 1. og 2. Situationistiske Internationale. 1. Situationistiske Internationale ønskede en unitær organisering af byen og mente, at med en freudiansk metode kunne de skabe muligheder for en ny byplan, en arkitektur der var lavet efter indre ønsker hos mennesket. Ønsker de kunne finde ved at lade det passere hurtigt gennem vekslende miljøer det ikke kendte, og så ytre sig. Man hævdede at der ikke fandtes nogen situationistisk kunst. Vi mener situationismen er kunst, og - det skabende menneske (kunstneren) må involvere den sociale situation. Vi mener ikke, at livets organisering er et statistisk spørgsmål (reklamebranchen bruger også statistik), men at det er et spørgsmål om den kunstneriske skaben, situationernes nyorganisering. Derfor siger vi situationismen er kunst. Kunst kan kun skabes gennem eksperimental virksomhed (coritus, koncerten med den spirale labyrint i Malmøs rådhushal, Coritus i århus studenterforeninig og diverse plankeværksaktioner, er nogle af vore eksperimenter).

Parisersituationisterne havde den ide som i øvrigt ligger tæt op ad den dialektiske materialisme, at omgivelserne skaber mennesket. Vi mener i modsætning hertil, at det er den stadige realisering af nye muligheder for en mellemmenneskelig udfoldelse, der er livets kilde. Vores relation til marxismen og til den radikal-liberale vestlige samfunds-tanke, er at vi opererer med en indre fornyelse af begge systemer på en gang, fordi begge systemer er ved at træde ind i samme fase, den består af to ting :

1. En konformisering, der i østen er en politisk og kulturel ensretning, og i vesten en skematisk reklame-forbrugerisme.

2. En stigende velstand, der gør mennesket i stigende grad mere økonomisk frit. (Den udvikling skyldes hverken marxisme eller liberalismen, men er et produkt af den tekniske udvikling).

I udgiver et tidsskrift "drakabygget" for kunst mod atombomber, paver og politikkere ?

Nash : Det er et organ, hvor de anti-autoritære tendenser i situationismen træder frem. Man har sagt, vi har vendt os imod katolikkerne og velfærdsstaten, - det er ikke rigtigt---- vi har bekæmpet fjender af den fulde ytrinsfrihed i kulturlivet. Med paver mener vi ikke alene pave Paul i Rom, - ham på hæmoridepuden, ---- men også pave Knud i Humlebæk, - ham på den store smøreost. Velfærdsstaten i den skandinaviske udformning har situationisternes sociale sympati. Det er kun godt, at arbejdstiden er blevet forkortet. Det groteske ligger i, at der derved er opstået fritidsproblemer. Det skyldes efter situationisternes mening, at man har overladt ikke blot den kunstneriske ytringsfrihed, men også den menneskelige ytringsfrihed til monopolsystemerne. I de kommunistiske lande overtog arbejderne produktionsmidlerne, men de frie kunstnere fik et spark i røven af kommissærene. I vesteuropa og amerika er det kulturentreprenørene (den kulørte kulturs højborg Gutenberghus og dets kultur kommissærer i Antoniegades politistation, Jens Fredrik Lavær fra fjernsynet og pamperen Peder Nørgård med hele sin stjernebajer-karriere på radiohuset, der sidder de og administrerer forlag, filmsselskaber, bladhuse og kunstudstillinger, der er opdelt i dels de statsanerkendte, og dels de der ikke passer autoriterne.

Man har spurgt efter, hvem der skulle overtage de kunstneriske "produktionsmidler". Alle disse vidunderlige tekninske opfindelser som radio, tv, film, rotationspresse, offsett maskine osv. De burde naturligvis ikke blot være kunstnerens lejetøj, som de teknisk lærte at betjene. Alle disse ting er opfundet for at blive brugt af den spirituelle intelligens, og ikke af en samling kulturentrepenører eller kommissærer, der både i øst og vest er talerør for et mægtigt kontrolapparat af åndelige døvstumme og farveblinde paradeheste. Vores sidste aktion på strøget havde mottoet - den ukontrollerede kunst, og den viser hvilke muligheder, der er når kunstneren overtager de rettigheder, der ellers er okkuperet af reklamen. Erik Knudsens kampagne mod Radio Mercur, reklameindustrien osv., var en sympatitilkendegivelse for alt det autoritære f. eks. Statsradiofonien. Jeg mener, at kan en kunstner ikke få lov at ytre sig gennem et program i den monopoliserede radio, da skulle der være muligheder for ham at samarbejde med den teknieke intelligens, - - radioamatøren som pirat i æteren. Og kan han ikke komme til orde i de autoriserede blade og tidsskrifter uden at blive underkastet censur, da må han starte sit eget. Det vigtigste er at han ikke resignerer, - det vil sige holder sin kæft med det han har på hjertet.

Hvad er publikums stilling i coritus ?

Thorsen : Publikums stilling er umulig i Co-ritus. Co-ritus vil afskaffe begrebet publikum, - ikke som fluxus, ved at kede dem væk eller gøre dem til grin med en tør fortynding af europæisk teatertableau, men ved at gøre publikum medskabende. Ved at realisere ideen om at kunsten ikke er noget, der enten foregår i kunstneren eller tilskueren, men er det spil, der foregår mellem menneskene, bidrager vi til en fornyelse af begreberne kunst, skabelsesproces og social etablering. Den etablering kunsten har for øjeblikket, gør at den er en højere udviklingsform for pop. Derfor har vi lavet det frække slagord, som selvfølgelig ikke helt passer, at kunst er pop, Co-ritus er kunst. At gøre et menneske til tilskuer er at klippe nosserne af ham. Vi bar ikke noget imod pop eller reklame, jeg holder meget af mælk selv om der reklameres for det. Vi er imod de former som giver frihed til poppen og ikke til kunsten. Vi har det våben mod pop, som anti-popfolkene ikke har, og det viste vi på Strøget og i Møntergade, hvor politiet gjorde alt for at stoppe det. Anti-popfolkene er ufarlige teoretikere, og reklamebranchen, f. eks. Politiken har levet bravt af dem.

Skal kunsten være etisk, æstetisk eller aktiviserende ?

Thorsen : Begrebet etik bidrager til problematikken om hvordan man ak-tiviserer sig selv og til tider andre. Begrebet æstetik er lanceret i så mange forklædninger, at det både kan betyde etik og aktivisering. Jeg kan derfor ikke forstå spørgsmålet på anden måde end at spørgeren selv mener, at kunst er aktivisering, vi er derfor i dette spørgsmål enige: kunst er både en etisk og æstetisk aktivisering af mennesket.

Nash: Uenighed gør stærk. Det er vigtigt for kulturlivet, at der er plads for anderledes tænkene. Der må gælde andre regler i kunstlivet end i fagforeningsverdenen. På fagforeningfanerne stod rigtigt:"Enighed gør stærk". Det førte til sejr på mange områder. Skal man skabe et rigt kulturliv, og ikke det nuværende af autoriteterne begrænsede, så må det være ved "uenighed gør stærk".