Tuesday, January 30, 2007

CORRESPONDANCE Guy DEBORD - Raoul HAUSMANN (mars 1963 - avril 1966)



CORRESPONDANCE (Debord-Hausmann ; extraits)

Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges / Haute-Vienne

le 24 mars 1963

Monsieur,

J'écris un livre sur le Néodadaisme, cette exploitation sans vergogne d'une situation qui était actuelle il y a 40 ans. Évidemment, j'ai dû me mettre en relation avec M. Kunzelmann du mouvement SPUR, qui m'a confirmé que ce mouvement a des liens avec DADA. Alors, je me suis procuré deux numéros de l'Internationale Situationniste, et dans le No.5 j'ai trouvé une citation d'une lettre de Schwitters à moi, datant de 1947, où il fait allusion au lettrisme, qui n'est pas autre chose qu'une imposture. Si Isidore Isou prétend être le premier à avoir fait des poèmes lettristes, qu'il prenne connaissance des récits de Ball dans son Journal de 1916 et des déclarations de Schwitters dans G de 1923. Quant à M. Lemaître, il a publié dans UR de 1947, un dessin qu'il a simplement calqué sur un dessin d'un Indien nord-américain, publié en 1912 dans le livre de Danzel Les Origines de l'Ecriture (Anfänge der Schrift) que je possede. Toute la peinture des Lettristes n'est qu'une imitation de mes Poèmes-Affiches et Tableaux-Écriture de 1918 à 1923.

Mais pour revenir à mon nouveau livre, qui paraitra en Allemagne, je voudrais savoir par vous, quelle est votre position envers Dada et le Néodadaisme, dans votre revue je ne peux pas le distinguer, ni même vos propres idées. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir me donner des renseignements précis.

Pourquoi « Situationnisme » ? Car une situation est : pénible, dangereuse, ennuyeuse, bête, insignifiante, sans importance et elle peut être comprise comme on veut, situation ne dit RIEN.
Quelles sont vos relations avec le No.2 The Situationist Times que Noël Arnaud m'a envoyé il y a quelque temps?

Veuillez accepter mes salutations distinguées

Raoul HAUSMANN


***


Paris, le 31 mars 1963

Monsieur,

En réponse à votre lettre du 24 mars, je vous envoie aujourd'hui une collection de la revue Internationale Situationniste. Je crois que nous y avons expliqué notre position à l'égard du dadaïsme et de son imitation réactionnaire d'aujourd'hui, principalement dans le numéro 2, pages 6-7-8 ; dans le numéro 6, pages 12 et 13 ; dans le numéro 7, pages 20 à 23 ; dans le numéro 8, page 11 – ce relevé n'étant pas limitatif.

Pour résumer, nous caractérisons le dadaïsme comme le moment révolutionnaire qui domine la culture de l'époque (et qui, en dépit de ses motivations négatives, a apporté une masse d'innovations dont s'est abondamment servi ce qui s'appelle actuellement l'art moderne). Au contraire, tout néo-dadaïsme se trouve être maintenant une reprise – plus ou moins dissimulée en paroles – de l'allure formelle du dadaïsme assorti d'une idéologie, d'une « justification » qui sont toujours réactionnaires (en jouant ouvertement sur ce fonds réactionnaire, comme Mathieu ; ou en l'enveloppant de quelque brume, comme plusieurs des « nouveaux réalistes »).

Le cas de Spur est plus ambigu. Quelque temps liés au mouvement situationniste, mais jamais réellement intégrés, les spuristes n'ont à vrai dire jamais suffisamment dépassé l'état d'ignorance qui est solidement organisé dans l'Allemagne actuelle à propos de tous les mouvements culturels ou politiques d'avant-garde antérieurs à 1933. Une part de l'aspect dadaïste de Spur était sûrement une façon – innocente, ignorante – de renouer avec une certaine violence (insuffisante, à notre avis), plutôt qu'une exploitation délibérée du néo-dadaïsme. Dans leur activité présente, et à venir, je ne sais jusqu'à quel point cette petite violence même peut se survivre.

Situationist Times, c'est seulement un titre pris au mouvement situationniste, pour faire les pires sottises publicitaires. Parmi les responsables, hormis un qui a été avec nous quelque temps, il n'y a que des gens que nous n'avons même jamais voulu rencontrer. Noël Arnaud est évidemment du nombre. A propos des références de votre lettre concernant le lettrisme (sur les points précis que vous citez, j'admets votre jugement), peut-être est-il bon de vous signaler que la revue Ur, à ma connaissance, a paru en 1951 et non en 1947 ?

« Situationnisme », nous n'en voulons pas, nous rejetons explicitement le mot, nous nous refusons à la doctrine. Nous avons voulu définir – commencer à expérimenter, autant que possible – une activité pratique situationniste. Au sens : créant des situations ; des moments si l'on veut dire autrement. Des environnements et des actes, en interaction. Vous êtes bien sévère pour le concept de situation, puisque vous trouvez toute situation pénible et insignifiante. On peut répondre : les situations dans la vie se présentent « spontanément », automatiquement comme cela, le plus souvent. Pas toujours : certaines peuvent nous plaire. Si on les construisait librement, elles seraient sans doute moins insignifiantes. C'est à essayer. Nous sommes en tout cas en complète rupture avec toute l'avant-garde officielle et reconnue qui s'est fait connaître depuis la guerre.

Veuillez accepter mes salutations distinguées. Et aussi, quel que puisse être votre jugement sur l'I.S., veuillez croire à toute mon estime pour votre Courrier Dada, et la grande époque dont il traite.

Guy DEBORD


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Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges / Haute-Viennele

5 avril 1963

Cher Monsieur,

J'ai reçu hier les 8 numéros de votre revue I.S.

Je vous en remercie, ainsi que de votre si gentille et si sérieuse lettre du 31 mars, qui se distingue si favorablement des lettres de M. Kunzelmann, qui se moque du Dadaïsme - sans le connaître - et qui m'insulte personnellement - sans rien savoir de moi.

À cause du Dadaisme, permettez-moi quelques remarques : le monde paraissait inébranlable et assuré pour toujours, lorsqu'éclata la guerre de 1914. Ensuite survint la Révolution russe et la chute de l'Empire allemand (car le changement de régime en Allemagne n'était pas une révolution).

Alors que Dada en Suisse était une émeute esthétique (voir le Journal de Hugo Ball), la reprise de Dada à Berlin en 1918 était fondée sur des conflits humains et sur des expériences psychologiques, que nous avons définis dans notre revue Die Freie Strasse de tendance anti-freudienne.

C'était une sïtuation révolutionnaire poétique dans une situation plus large, révolutionnaire elle aussi, mais pas du tout poétique. Car il s'agissait, par le nouveau système socialiste, de liquider le danger communiste en distribuant 300.000 places dans l'Administration, et c'est pourquoi un si grand nombre d' Allemands optèrent pour le Socialisme.

Malgré tout, cette situation poétique de dada à Berlin représentait un effort singulier, qui surpassait le stade de Zürich et de Paris. Cependant, le mouvement dadaïste à Berlin, combattu par les autres tendances dadaïstes et sans la possibilité réelle de se mettre en avant de la situation allemande, dut abandonner ses efforts créateurs en 1921.

Cette situation particulière du Club Dada de Berlin n'a, jusque-là jamais été assez clairement évoquée. Je m'efforce de le faire dans mon nouveau livre Chances ou fin du Néodadaisme.
Il est vain de vouloir faire revivre une Situation, qui était valable il y a 45 ans. Et surtout, lorsque les gens qui s'occupent de cette « restauration » ne sont que des cuistots qui ne savent pas cuire.

Vous avez naturellement raison, le fascicule UR des lettristes a paru en 1951. Je les possède.
En vous souhaitant d'être capable de « créer » des situations, je vous envoie l'expression de ma sympathie.

Raoul HAUSMANN


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Paris, le 22 avril 1963

Cher Monsieur,

(...)

Nous serons très intéressé par votre prochain livre (1). Nous pensons comme vous que tout ordre qui paraît « inébranlable et assuré pour toujours » peut se disloquer très vite quand viennent certaines périodes favorables. Et les décorateurs - de tous les styles - de cet ordre s'évanouissent alors avec lui.

Bien cordialement à vous,

Guy DEBORD

(1) Chances ou fin du néo-dadaïsme (qui ne paraîtra pas)


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Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges / Haute-Vienne

le 17 avril 1966

Cher Monsieur Debord,

J'ai lu avec beaucoup d'intérêt dans le No 10 de l'Internationale situationniste l'article de Khayati sur « Les mots captifs », et j'ai été tres satisfait par les explications qu'il apporte sur Dada, car j'étais un des fondateurs du Club Dada de Berlin.

J'étais de 1916 à 1924 collaborateur de la revue Die Aktion pour un Socialisme anti-autoritaire et toujours opposé aux facilités avec lesquelles la plupart des Dadaïstes traitait ce renouveau révolutionnaire.

En tout cas, l'article de Khayati exprime un point de vue qu'il fallait formuler depuis longtemps aujourd'hui où tant de futilités se font jour à cause du 50ième « anniversaire de Dada ».

J'ai fait une traduction de cet article en Allemand, que j'enverrai a un ami de la revue A-Z pour un art progressif, qui habite en Colombie, et à plusieurs amis en Allemagne.

Évidemment, j'indique l'auteur et la revue I. S.

Veuillez accepter, cher Monsieur Debord, avec mes remerciements, mes salutations les meilleures

Raoul HAUSMANN


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Paris, le 25 avril 1966

Cher Monsieur,

Je vous remercie vivement de votre lettre du 17 avril. Nous connaissons bien sûr votre rôle dans le dadaïsme allemand ; de sorte qu'aucune approbation de nos thèses sur cette question centrale ne pourrait être pour nous aussi précieuse que la vôtre.

Après l'oubli organisé, la reconnaissance officielle actuelle du dadaïsme ne nous paraît être qu'un moment d'un processus prévisible, moment qui vient avec l'émiettement de la culture et des idéologies qui ont régné pendant une quarantaine d'années de réaction généralisée. La prochaine crise révolutionnaire qui pourra mettre totalement en question le monde que vous avez affronté (et son développement ultérieur) reconnaîtra toute la vérité du dadaïsme.

Nous mêmes, nous approfondirons autant que possible ce problème historique , c'est-à-dire : d'intérêt immédiat. Nous avons trouvé dans votre livre Courrier Dada une partie des rares informations déjà disponibles. Savez-vous où il est aujourd'hui possible de consulter la revue Die Aktion ? Vous m'aviez parlé, dans une précédente lettre, d'un nouveau livre sur le dadaïsme auquel vous travailliez. J'espère que nous le verrons bientôt paraître.

S'il vous était possible de me communiquer un exemplaire de la traduction que vous faites du texte de Khayati, nous serions heureux d'en disposer pour une des publications en allemand que nous tentons parfois.

Veuillez recevoir, cher Monsieur, le témoignage de notre sympathie et de notre admiration (toutes choses que la rumeur publique nous accuse, assez inexactement, de n'accorder à personne).

Guy DEBORD


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Raoul Hausmann
6 rue Neuve Saint-Étienne
87 Limoges

le 26 Avril 1966

Cher Monsieur Debord,

Je vous remercie beaucoup de votre gentille lettre et de votre compréhension en ce qui me concerne.

Concernant la revue Die Aktion je sais seulement qu'un groupe de mes amis à Berlin a conservé tous les numéros, car évidemment en tant que revue communiste elle fut brûlée par les nazis.
Je veux écrire à Berlin afin de savoir de quelle manière on pourrait vous donner des informations sur les textes qu'il y avait dedans.

D'autre part, je crois que le Schiller-Museum de Marbach en possède aussi, au moins une partie, je vais écrire au Dr. Raabe qui dirige le musée.

Ci-joint la traduction que j'ai faite du texte de Mustapha Khayati, j'espère qu'elle vous servira.

Je n'ai évidemment pas de chances de publier un nouveau livre sur Dada, surtout pas en Allemagne.

Mais dans les revues Phases et Edda paraîtront certaines de mes explications.

Je vous envoie mes meilleures salutations

Raoul HAUSMANN

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