Saturday, December 20, 2008

LES DERNIERS JOURS DE POMPÉÏ (DAHOU & DEBORD, 30 juin 1955)

Si l’exposition des monnaies gauloises de la rue d’Ulm a excité l’indignation des nationalistes les plus bornés, dont les Gaulois étaient auparavant la propriété exclusive, elle avait cependant été montée dans le seul but de combattre le réalisme-socialiste, issu de la tradition plastique gréco-latine, en lui opposant une certaine conception de l’art moderne-éternel, incomplètement figuratif, que les initiés peuvent reconnaître dans la décoration des cavernes, les poupées Hopis, les monnaies gauloises et les plus récentes théories de M. Charles Estienne.

Dédé-les-Amourettes, toujours à l’affût d’un casse idéologique facile, était naturellement engagé. Avec l’espoir de redorer sa raison sociale par une nouvelle dose de primitivisme. On sait que le primitivisme est pour lui ce que Bogomoletz est pour d’autres.

La construction dualiste qui cherche à opposer une « tendance éternelle » de l’art à une autre est aussi bête que l’ensemble de la pensée occultiste, également chère aux mêmes personnes.

Comme le plus plat traditionalisme, le plus artificiel irréalisme étaient déjà l’apanage de la théorie réaliste-socialiste, les deux mauvaises causes sont à présent en lutte sur le même terrain, avec les mêmes armes, qui sont précisément celles de l’idéalisme petit-bourgeois. Chacun défend fièrement l’ancienneté et l’éternité de ses normes.

On peut en juger par l’article de M. Pierre Meren (« Opération Art Gaulois ») dans le numéro 65 de La Nouvelle Critique. Pour M. Meren toutes les tentatives dites « modernes » rejoignent nécessairement les courants artistiques primitifs parce qu’elles témoignent de la même impuissance de l’homme devant un monde dont les ressorts lui échappent. Mais au lieu de se rendre compte que, si ces tentatives sont l’expression historiquement nécessaire d’une aliénation moderne de l’homme, leur dépassement ne sera rien d’autre qu’un art intégral au niveau des ressources qu’il s’agit aujourd’hui de se soumettre, Meren se borne à prescrire le remède qui s’est souverainement manifesté à Athènes et dans l’Europe de la Renaissance.

La même esthétique a d’ailleurs des références supplémentaires puisqu’elle a été la matière première de tous les sous-produits d’abrutissement artistique réservés au peuple par la bourgeoisie, depuis que celle-ci, obligée par les progrès de la technique à instruire ses futurs employés, a dû mettre au point la falsification de cette instruction, des manuels scolaires à la presse quotidienne.

Ces futilités, de gauche et de droite, seront vite corrigées par l’histoire. Ces entreprises ont ceci de commun que leur programme révèle à suffisance leur néant, et dispense même d’aller voir le travail.

À ce propos, il est bon d’avouer que nous ne sommes pas allés au Musée Pédagogique de la rue d’Ulm depuis mai 1952. À cette époque, faisant d’une pierre deux coups, nous nous y étions rendus après la manifestation contre Ridgway pour interrompre un ridicule Congrès de la Jeune Poésie – la dernière exhibition de ce genre dans Paris, à notre connaissance – et plusieurs cars de police appelés par la direction du Musée avaient été nécessaires pour défendre cette Jeune Poésie contre notre critique.

D’autres mauvais coups ont pu depuis lors choisir le même cadre officiel et pédagogique. On ne nous reverra plus dans ce bouge, quand bien même sa recherche de l’avant-garde irait jusqu’à exposer de la fausse monnaie utilisable.

Mohamed DAHOU, G.-E. DEBORD.
Mohamed DAHOU & G.-E. DEBORD, « Les Derniers jours de Pompéï », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 21, 30 juin 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

LA BIBLE EST LE SEUL SCÉNARISTE QUI NE DÉÇOIVE PAS CECIL B. DE MILLE


Personne ne se souvient de la projection de quelques films lettristes en 1952, la Censure y ayant mis à l’instant bon ordre. Nous cesserons désormais de le regretter puisque tout le monde peut voir le dernier film de M. Norman Mac Laren qui, d’après ses déclarations, paraît en avoir repris l’essentiel de la présentation formelle. Venant à la fin d’une longue carrière toute de labeur et de dévouement à la cause des films éducatifs de l’U.N.E.S.C.O., Blinkity Blark a valu à son créateur l’admiration méritée d’un 8e Festival de Cannes qui fut, à ce détail près, aussi morne que prévu. Et, nous-mêmes, nous le félicitons chaleureusement de nous apporter la preuve de ce que, malgré les interdictions diverses, les plus scandaleuses innovations font leur chemin jusqu’au sein des organismes officiels de la propagande de nos ennemis.


« Cette fois, au lieu de peindre sur pellicule transparentes, j’ai utilisé une bande complètement noire, sur laquelle j’ai gravé des images à l’aide d’un couteau, d’une aiguille à coudre et d’une lame de rasoir. Par la suite, je les ai coloriées à la main avec des peintures cellulosiques... Rejetant la méthode visuelle qui fait d’un film une suite automatique et inexorable de vingt-quatre images par seconde, j’ai éparpillé sur la bande opaque qui se trouvait devant moi, une image ici, une image là, laissant délibérément noire la plus grande partie du film. » (Déclaration de Norman Mac Laren, citée par M. Maurice Thiard, dans Le Progrès, le 5 mai 1955.)




« La Bible est le seul scénariste qui ne déçoive pas Cecil B. De Mille », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 21, 30 juin 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

LE BOEUF GRAS (30 juin 1955)

Plus que jamais soucieux d’imiter en toute chose nos singuliers contemporains, et très frappés par leur obstination à se glorifier mutuellement, les collaborateurs de la revue Les Lèvres Nues se sont constitués en jury afin de décerner mensuellement un nouveau prix : LE PRIX DE LA BÊTISE HUMAINE.


Ce prix sera attribué après coup à tout homme ou toute femme ayant témoigné par quelque mode d’expression ou quelque action que ce soit d’un effort assidu pour se maintenir à l’ombre de l’intelligence.


Le prix étant purement honorifique, il ne sera souillé d’aucune opération de caractère pécuniaire.
Les lauréats seront régulièrement proposés aux faveurs du public par la voie de la presse.


Déjà, le 1er juin 1955, réuni en séance solennelle, le jury a décidé à l’unanimité de décerner le premier Prix de la Bêtise Humaine, à titre ex aequo, à



MONSIEUR ANDRÉ MALRAUX
pour l’ensemble de son œuvre esthétique, et à
MONSIEUR LE ROI BAUDOUIN
pour son voyage au Congo (« belge »).




« Le Boeuf gras », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 21, 30 juin 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

LA GLOIRE ET LE BAVEUX (30 juin 1955)



L’échotier Jean-François Devay ayant insinué dans Paris-Presse qu’un roman publié dernièrement aux éditions Gallimard par un jeune auteur « ... pourrait bien être l’œuvre honteuse d’un de ses copains lettristes », nous signalons que ce bruit est, lui aussi, dénué de tout fondement.


Nous tenons la très grande majorité des « œuvres » qui paraissent actuellement en France pour effectivement assez « honteuses ». Nous n’avons aucune relation avec les gens qui ne pensent pas comme nous.


L’étalage d’un tel fanatisme semble inspirer à l’infini des petits mensonges qui tiennent peut-être lieu de revanche ?


« La Gloire et le baveux », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 21, 30 juin 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

DE L'AMBIANCE SONORE DANS UNE CONSTRUCTION PLUS ÉTENDUE (J. FILLON, 30 juin 1955)






De l’inspiration originelle et simultanée des primitifs à la symphonie conditionnée, l’art musical a exploité toutes les veines instrumentales.


Mais, tels les arts majeurs, la musique n’a su éviter l’empirisme : phases de transcription et d’imitation (les éléments déchaînés, vent, océan, etc., l’arche de Noé, et plus récemment les multiples pseudo-reproductions du matériel ferroviaire), plaisanteries qui perdirent tout leur sel à l’apparition du premier phonographe, puisque dès lors s’offrait la possibilité d’entendre de vrais animaux ou une vraie locomotive, si l’on tenait vraiment à en entendre, au lieu de tenter de l’exprimer d’une manière plus ou moins confuse.


Le retour aux primitifs, en faisant appel à certaines formes de jazz, paracheva la décadence ; depuis Satie la musique survivait en tant que distraction facile, ou en tant que métier. Mais la faillite arriva à un stade tel que l’on assista à une course aux nouveaux instruments, ou le plus souvent à la complication de ceux existant. La progression artistique, au lieu de s’effectuer dans le sens de la création simultanée, s’était abâtardie par des apports médiocres tendant à la spécialisation.


Il faut dès le commencement des notions plus subtiles. La création consiste dans la recherche des sujets accessibles aux nouveaux matériaux, c’est-à-dire dans la trouvaille de prétextes inusités.
La composition réside dans la poursuite des expressions futures, plus proches des sujets qui, de ce fait, sauront les exprimer plus activement.


L’élaboration assumera l’acquisition de SONS inouïs. Il y aura la faculté d’écouter, parce que l’attention ne devra plus se fixer pour la compréhension, mais pour saisir la beauté jusque-là restée hermétique. Aux entités musicales habituelles succéderont des séquences syncopées mettant en valeur des vibrations choisies pour leur cadence, leur intensité, ou leur timbre. La cohérence harmonique et le synchronisme aisé sont autant de facteurs parasitaires qu’il faudra abolir. Mais est-ce de la musique ? Telle sera la question posée, la nouveauté apportant chaque fois avec elle ce sentiment de violation, de sacrilège – ce qui est mort est sacré, mais ce qui est neuf, c’est-à-dire différent, voilà qui est pernicieux.


Non, ce n’est plus de la musique. Le règne du cornet à piston a pris fin en même temps que celui du tailleur de pierre.


La différence entre les arts augmente la confusion. Aussi ne distinguera-t-on plus les arts forts, mais un art maître les absorbant : l’art du béton par exemple. Dans le même ordre la nouvelle architecture déterminera une plastique sonore (par l’emploi des ondes moléculaires) qui s’identifiera au décor. On assistera alors à la découverte de climats bouleversants.


L’art n’est plus une belle chose rendue par des moyens, mais de beaux moyens qui rendent occasionnellement quelque chose.


Jacques FILLON, « De l'ambiance sonore dans une construction plus étendue », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 21, 30 juin 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

LE GRAND CHEMIN QUI MÈNE À ROME (30 juin 1955)


L’intérêt et les discussions soulevés presque partout par le film de Federico Fellini Le Grand Chemin (La Strada) ne se conçoivent que dans la perspective d’un extrême appauvrissement simultané du Cinéma et de l’intelligence critique des intellectuels bourgeois.

Les uns veulent y voir un nouveau néoréalisme, comme on dit une Nouvelle-nouvelle Revue Française ; d’autres pâment d’admiration en reconnaissant une sorte de sous-produit des mimiques de Chaplin dans le personnage de Gelsomina ; presque tous sont aveugles à propos des répugnantes intentions idéalistes d’un film qui constitue une apologie de la misère matérielle et de tous les dénuements, une invitation à la résignation particulièrement bien venue politiquement dans l’Italie d’aujourd’hui où le chômage, les bas salaires et cette salope de Pie XII exercent une action conjuguée pour créer en série le personnage de Zampano.

On sait bien que l’idéalisme mène toujours à l’Église, ou aux divers succédanés qui la remplacent dans les superstructures de la société actuelle. Dans le cas de Fellini la chose est si claire qu’il en convient lui-même sans rougir : « Je sais bien qu’une idée pareille risque de n’être pas bien accueillie en une époque où l’on préfère donner comme remède aux souffrances actuelles seulement des solutions abstraites, mais, après La Strada, j’espère qu’une fois encore, les solutions humaines et spirituelles seront bien reçues », déclare-t-il le 14 juin à un correspondant du Figaro à Rome, pour préparer la récidive annoncée sous le titre Il Bidone, et il ne craint pas d’en rajouter : « ... Et le film s’achèvera sur la présomption d’un autre enfer imminent post mortem. J’aimerais que, après avoir vu ce film, les hommes se trouvent davantage prédisposés au bien. »

L’évidence n’empêche même pas un crétin comme Robert Benayoun – déjà capable, en octobre 1954, de signer le tract Familiers du Grand Truc par lequel ses amis, alors surréalistes, nous signalaient à l’attention de la police – d’écrire dans le n° 13 de Positif :

« La Strada a été pris par quelques-uns pour un film chrétien, sous prétexte qu’une scène s’y passe dans un couvent. Le fou rire me prend devant cette méprise. »

Rideau.


« Le Grand chemin qui mène à Rome », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 21, 30 juin 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

BELGIQUE, PETITE AMÉRIQUE (L. RANKINE, 30 mai 1955)



Ce ne sont pas les J.G.S. effervescents et malappris, ni les sournois lecteurs de L’Observateur, ralliés au P.S.B. « parce qu’il n’y a que là qu’on puisse faire quelque chose », qui pourront influencer ou seulement tendre à gauchir l’orientation d’un parti socialiste qui n’est plus que le parti de millions de fesses d’épiciers, tiraillés entre le doublon coopératif ou la carte syndicale, entre l’espoir d’une « permanence » et la pension à 75 % du salaire moyen.

Au meeting du 1er mai à Liège, André Renard, secrétaire national de la F.G.T.B. – l’analogue de F.O. en France, mais avec plus d’omnipotence et moins de souplesse – a lancé un appel incendiaire à la grève générale pour le 11 juin prochain en vue de contrecarrer la manifestation sociale chrétienne prévue ce jour-là contre les projets Collard, qui portent atteinte, bien faiblement, à l’enseignement confessionnel. Ce Renard, qui se prend pour John Lewis, comme le moindre lainier de Verviers ou le plus microscopique industriel de la Basse-Meuse se donnent des airs à la Pierpont-Morgan, a fait la preuve de son « révolutionnarisme » de salon lors de la grève de 1950, à propos de la liquidation de l’affaire royale. En ce temps-là, parlant du siège de la F.G.T.B. aux ouvriers venus dans les rues de Liège, il les renvoya chez eux, les assurant du départ de Léopold III qui, depuis lors, vit au palais de Laeken... Il est vrai qu’aujourd’hui la « question scolaire » offre l’avantage d’opérer le détournement de la force syndicale et d’enterrer le fameux plan des nationalisations, impossible à réaliser sous le gouvernement actuel socialo-libéral, mais qui pourrait être, s’il était mis en action, le prélude d’une unité d’action efficace entre la F.G.T.B. et les organisations syndicales chrétiennes. La question scolaire divise les forces ouvrières au profit de la seule majorité anticléricale, majorité où la réaction libérale se taille encore un beau crépuscule.
Léonard RANKINE, « Belgique, petite Amérique », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 20, 30 mai 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)
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MESSAGE PERSONNEL
À l’inconnu de la rue du Tage. Faut-il aller te chercher ?

« LES MÉCANISMES DE LA FASCINATION » (30 mai 1955)


Le 10 mai, Mohamed Dahou, entrant par inadvertance à la Galerie Craven comme on y présentait une exposition de trente peintres abstraits, eut la surprise de reconnaître dans l’assistance un certain nombre de policiers en bourgeois.

Il sortit aussitôt, non sans avoir mis en garde les personnes présentes.
« « Les Mécanismes de la fascination » », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 20, 30 mai 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

L'ARCHITECTURE ET LE JEU (DEBORD, 30 mai 1955)



Johan Huizinga dans son Essai sur la fonction sociale du jeu établit que « ... la culture, dans ses phases primitives, porte les traits d’un jeu, et se développe sous les formes et dans l’ambiance du jeu ». L’idéalisme latent de l’auteur, et son appréciation étroitement sociologique des formes supérieures du jeu, ne dévalorisent pas le premier apport que constitue son ouvrage. Il est vain, d’autre part, de chercher à nos théories sur l’architecture ou la dérive d’autres mobiles que la passion du jeu.

Autant le spectacle de presque tout ce qui se passe dans le monde suscite notre colère et notre dégoût, autant nous savons pourtant, de plus en plus, nous amuser de tout. Ceux qui comprennent ici que nous sommes des ironistes sont trop simples. La vie autour de nous est faite pour obéir à des nécessités absurdes, et tend inconsciemment à satisfaire ses vrais besoins.

Ces besoins et leurs réalisations partielles, leurs compréhensions partielles, confirment partout nos hypothèses. Un bar, par exemple, qui s’appelle « Au bout du monde », à la limite d’une des plus fortes unités d’ambiance de Paris (le quartier des rues Mouffetard-Tournefort-Lhomond), n’y est pas par hasard. Les événements n’appartiennent au hasard que tant que l’on ne connaît pas les lois générales de leur catégorie. Il faut travailler à la prise de conscience la plus étendue des éléments qui déterminent une situation, en dehors des impératifs utilitaires dont le pouvoir diminuera toujours.

Ce que l’on veut faire d’une architecture est une ordonnance assez proche de ce que l’on voudrait faire de sa vie. Les belles aventures, comme on dit, ne peuvent avoir pour cadre, et origines, que les beaux quartiers. La notion de beaux quartiers changera.

Actuellement déjà on peut goûter l’ambiance de quelques zones désolées, aussi propres à la dérive que scandaleusement impropres à l’habitat, où le régime enferme cependant des masses laborieuses. Le Corbusier reconnaît lui-même, dans L’urbanisme est une clef, que, si l’on tient compte du misérable individualisme anarchique de la construction dans les pays fortement industrialisés, « ... le sous-développement peut être tout autant la conséquence d’un superflu que celle d’une pénurie ». Cette remarque peut naturellement se retourner contre le néo-médiéval promoteur de la « commune verticale ».
Des individus très divers ont ébauché, par des démarches apparemment de même nature, quelques architectures intentionnellement déroutantes, qui vont des célèbres châteaux du roi Louis de Bavière à cette maison de Hanovre, que le dadaïste Kurt Schwitters avait, paraît-il, percée de tunnels et compliquée d’une forêt de colonnes d’objets agglomérés. Toutes ces constructions relèvent du caractère baroque, que l’on trouve toujours nettement marqué dans les essais d’un art intégral, qui serait complètement déterminant. À ce propos, il est significatif de noter les relations entre Louis de Bavière et Wagner, qui devait lui-même rechercher une synthèse esthétique, de la façon la plus pénible et, somme toute, la plus vaine.

Il convient de déclarer nettement que si des manifestations architecturales, auxquelles nous sommes conduits à accorder du prix, s’apparentent par quelque côté à l’art naïf, nous les estimons pour tout autre chose, à savoir la concrétisation de forces futures inexploitées d’une discipline économiquement peu accessible aux « avant-gardes ». Dans l’exploitation des valeurs marchandes bizarrement attachées à la plupart des modes d’expression de la naïveté, il est impossible de ne pas reconnaître l’étalage d’une mentalité formellement réactionnaire, assez apparentée à l’attitude sociale du paternalisme. Plus que jamais, nous pensons que les hommes qui méritent quelque estime doivent avoir su répondre à tout.

Les hasards et les pouvoirs de l’urbanisme, que nous nous contentons actuellement d’utiliser, nous ne cesserons pas de nous fixer pour but de participer, dans la plus large mesure possible, à leur construction réelle.

Le provisoire, domaine libre de l’activité ludique, que Huizinga croit pouvoir opposer en tant que tel à la « vie courante » caractérisée par le sens du devoir, nous savons bien qu’il est le seul champ, frauduleusement restreint par les tabous à prétention durable, de la vie véritable. Les comportements que nous aimons tendent à établir toutes les conditions favorables à leur complet développement. Il s’agit maintenant de faire passer les règles du jeu d’une convention arbitraire à un fondement moral.


Guy-Ernest DEBORD, « L'Architecture et le jeu », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 20, 30 mai 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)

RÉDACTION DE NUIT (30 mai 1955)



Le tract Construisez vous-mêmes une petite situation sans avenir est actuellement apposé sur les murs de Paris, principalement dans les lieux psychogéographiquement favorables.

Ceux de nos correspondants qui auront pris plaisir à coller ce tract peuvent en réclamer d’autres à la rédaction de Potlatch.


« Rédaction de nuit », Potlatch. Bulletin d'information du groupe français de l'Internationale lettriste, numéro 20, 30 mai 1955 (Rédacteur en chef : M. DAHOU, 32 rue de la Montagne-Geneviève, Paris 5e.)