Tuesday, December 12, 2006

ABOLITION (Juin 1987)



ABOLITION

L'archiprêtre de Hita disait déjà au quatorzième siècle que l'argent avait le pouvoir de « faire des vérités mensonges et des mensonges vérités ». Aujourd'hui pleinement développé dans le spectacle, ce pouvoir permet même de parler de « société sans argent » quand la valeur d'échange est à ce point présente partout qu'il deviendrait presque inutile de la représenter dans une monnaie. L'abstraction économique, qui taille les valeurs monétaires dans toute la vie sacrifiée, envisage aves la « monétique » d'accéder à son fonctionnement autonome, pure comptabilité de l'administration des choses et des hommes réifiés, expression directe d'une mesure de la soumission qui abolisse en tous cas de l'argent la puissance agitatrice.


Une publicité qui nous vante sous le nom de LIBERTEL « un nouvel art de vivre la banque » nous dit ainsi : « la magie, c'est de trouver de l'argent en une minute sans rien demander à personne ». En fait de magie, on savait depuis Marx que celle de l'argent était qu'en lui s'évanouissait le rapport social à la base de la formation de la valeur, et qu'il apparaissait comme « incarnation immédiate de tout travail humain ». Si sur cette magie déjà ancienne peut maintenant s'en greffer une nouvelle, c'est donc seulement que l'opacité des rapports sociaux s'est encore épaissie, et que l'apparition aliénée de la totalité du travail humain dans l'argent tend à s'évanouir à son tour pour laisser place, dans la gestion bureaucratisée et son instrumentation électronique, à une aliénation totale sans apparition. L'équivalence générale incarnée dans la monnaie, et manifestant une interdépendance générale, devient comme information stockée dans les machines du pouvoir l'objet d'une activité particulière, de moins en moins contrôlée par son « propriétaire » nominatif. Le salarié voit alors le prix de son travail lui échapper tout autant que son travail lui-même, pour circuler loin de lui entre les diverses bureaucraties qui gèrent sa survie. Et l'abstraction rendue ainsi plus abstraite encore en étant réduite au pur quantitatif est bien d'une certaine façon, dans sa circulation électronique, l'abolition du besion d'argent, « le vrai et l'unique besoin produit par l'économie politique », mais par une contrainte plus pesante où l'argent, le pouvoir de tout réduire à une abstraction, définit autoritairement ses propres besoins.

Tout cela est d'ailleurs proclamé haut et fort par la publicité, si on sait l'écouter. Celui qui peut, grâce à la magie du LIBERTEL, « trouver de l'argent en une minute sans rien demander à personne », c'est bien évidemment le cadre, l'employé modèle, celui auquel on n'a plus besoin de demander aucune garantie puisque l'on sait déjà tout de lui, de son « encaisse » : il a tout encaissé en effet et s'est si totalement livré à ceux qui tiennent les cordons de sa bourse qu'il n'a certes plus rien à leur « demander ». Sa marge de liberté a été calculée à son juste prix, au prorata de sa soumission : « vous avez obtenu le 20 janvier votre réserve LIBERTEL. Supposons qu'elle s'élève à 40 000 F soit environ deux mois de vos revenus... ». Cette réserve lui ayant été libéralement accordée pour s'ébattre dans le luxe de la consommation permise («... votre échéance d'impôts arrive, les vacances de Noël ont été coûteuses et le solde de votre compte chèque est bien modeste »), notre cadre va pouvoir répondre à l'angoissante question que lui posent ceux qui sont soucieux de le pressurer plus scientifiquement : « Comment faire pour ne pas désorganiser votre budget ? » Il lui suffira de gérer à domicile, sur son Minitel, sa « trésorerie », ses « finances », c'est-à-dire de calculer lui-même à quel taux il va être mangé, combien lui coûtera ce qu'autrefois, dans une époque moins libre, on aurait sans doute appelé vulgairement un « découvert ». Désormais couvert dans les limites exactes de son intégration, il peut rapporter instantanément chaque chose - un voyage en Egypte, une planche à voile - à sa mesure : son temps de travail, ses « revenus ». Car il doit tout à ses bienfaiteurs, et jusqu'à la satisfaction d'alléger quelque peu leur tâche en organisant lui-même en permanence le rééchelonnement de sa dette, pour aboutir inéluctablement au krach définitif que représentera la mise au rebut de sa force de travail. Bref ce « nouvel art de vivre la banque » n'est qu'une survie plus étroitement contrôlée par l'économie, où l'on habite un terminal d'ordinateur et où l'on circule par sauts de « puce » électronique, en fonction de la force motrice dont son argent plastique a été crédité.

Trouver de l'argent en une minute sans avoir à fournir en échange une marchandise, en général son travail, voilà qui serait en effet bien extraordinaire. Et si cela devenait commun, cela ne pourrait être que parce que se seraient effondrés tous les rapports sociaux dont l'argent est la mesure, et qu'avant que ne se perde jusqu'au souvenir de l'ancienne aliénation, on jouerait dans les rues avec ce fétiche devenu dérisoire. Mais en dehors de la proclamation publicitaire du communisme LIBERTEL, nous possédons par ailleurs assez d'indications concordantes pour être assurés que ce monde n'est aucunement parvenu à organiser la gratuité dans l'abondance (voir l'article Abondance). La société « sans billets » (cashless society) dont on nous décrit les beautés ne saurait donc être qu'une société dont la pénétration capillaire par le réseau informatique a atteint un tel point qu'en regard de cette omniprésence des instruments du calcul marchand la fugitive matérialisation de l'argent en monnaie apparaît désormais comme un obstacle ralentissant sa circulation et dépérit au profit de la comptabilité électronique où l'échange n'est plus anticipé, comme dans la forme monétaire, mais contrôlé en « temps réel ». Cependant ce n'est pas l'informatique qui, avec son argent électronique immatériel, rend les marchandises instantanément commensurables (entre elles, c'est-à-dire pour chacun avec son propre prix, son salaire), sans qu'elles aient besoin d'avoir leur valeur représentée en dehors d'elles, dans des espèces sonnantes, ou du moins palpables. C'est au contraire parce que l'occupation de l'espace-temps social par la marchandise permet de rapporter directement toutes les marchandises particulières à leur valeur commune, le temps de travail, qu'elles peuvent mesurer toutes ensemble leur valeur sans passer par la monnaie. Le temps-marchandise de la production dépouille ainsi ses divers déguisements consommables (services, loisirs) pour manifester crûment ses « caractères essentiels d'unités homogènes échangeables et de suppression de la dimension qualitative » (La Société du Spectacle). Et le « temps réel » de l'informatique, d'abord utilisé comme technique particulière de contrôle des flux marchands, trouve alors son champ d'application dans la société toute entière.

On a donc là une manière de réalisation bureaucratique de l'utopie des « bons horaires de travail » à laquelle Marx opposait qu'il était impossible d'abolir l'argent tant que la valeur d'échange restait la forme sociale des produits. Avec son délire monétique, le spectacle cherche à prouver qu'il est au moins possible d'abolir l'apparition de l'argent, le signe de la communauté sociale aliénée, au profit de son seul réseau de signaux hiérarchisés. Mais même pour prouver cela, il doit se conformer point par point à la description donnée par Marx de ce système bancaire dont les saint-simoniens voulaient faire la « papauté de la distribution ». Ne serait-ce que pour faire braire tous les ânes qui traitent Marx en chien crevé, quand ce n'est pas en agité du goulag, citons donc longuement ces pages des Manuscrits de 1844 où l'étique marxologie d'un Rubel veut voir une « une charge véhémente » plutôt q'une « analyse scientifique » ; car elles montrent parfaitement qu'il y a dans cette véhémence plus de science qu'il n'y en aura jamais dans tous les atermoiments et toutes les prudences professorales.


Marx remarque tout d'abord que trompés par la disparition de la matérialité du « pouvoir étranger », de l'aliénation, les saint-simoniens voient dans le « système bancaire », dans le crédit, « une abolition progressive de la séparation de l'homme et des objets, du capital et du travail, de la propriété privée et de l'argent, de l'argent et de l'homme - la fin de la séparation de l'homme d'avec l'homme ». Aujourd'hui que cette illusion de désaliénation n'est plus la marotte d'une secte mais se trouve propagée par toutes les officines spectaculaires qui pressent chacun de s'investir et de se mettre en valeur, elle apparaît bien, dans toute la grossièreté publicitaire de son inversion comme « une déshumanisation d'autant plus infâme et plus poussée que son élément n'est plus la marchandise, le métal, le papier, mais l'existence morale, l'existence sociale, l'intimité du cœur humain elle-même ; que sous l'apparence de la confiance de l'homme en l'homme, elle est la suprême défiance et la totale aliénation ». Ce qui est à chaque instant calculé et recalculé par les machines de l'abstraction marchande, le crédit accordé à chacun, c'est l'usage que l'économie a de lui, la garantie que sa non-vie offre à ses exploiteurs. Et Marx de s'exclamer, ici malheureusement presque désuet dans son appel à l'indignation : « Pensez à ce qu'il y a d'abject dans le fait d'estimer un homme en argent, comme c'est le cas avec le crédit. » Aujourd'hui l'homme ainsi estimé peut pousser l'abjection jusqu'à arborer lui-même son prix, avec la fierté du cadre exhibant son chapelet de cartes de crédit, les gris-gris qui assurent qu'il fait bien partie des élus du royaume de la marchandise. Mais en tout cas personne ne peut songer à se dérober à ce « jugement que l'économie politique porte sur la moralité d'un homme » ; il doit s'appliquer à tous les niveaux de la hiérarchie de la dépossession parce face à la concentration bureaucratique de la richesse sociale il n'y a plus que des débiteurs et que le crédit est partout présent comme « l'intermédiaire commode de l'échange, c'est-à-dire l'argent lui-même élevé à une forme tout à fait idéale ».

Ainsi un ouvrage décrivant pour le compte du « Groupement des Cartes Bancaires » la dématérialisation de l'argent peut-il envisager que dans un avenir proche la « carte à puce » devienne « l'intermédiaire obligé de tous nos dialogues avec l'environnement » (L'Argent invisible, l'ère des flux électroniques). Ce n'est assurément pas le caractère obligé qui manquera à cet intermédiaire, mais quel que soit le procédé technique adopté, la dépendance créée ne sera de toute façon qu'une nouvelle forme de cette dépendance mutuelle et généralisée d'individus indifférents qui est le contenu de l'argent. Si celui-ci s'exprime électroniquement comme information sur chaque consommateur c'est qu'avec la généralisation du salariat et la concentration de la décision économique la gestion du crédit peut elle-même être centralisée. « Ce n'est pas l'argent qui s'abolit dans l'homme au sein du système de crédit ; c'est l'homme lui-même qui se change en argent, autrement dit l'argent s'incarne en l'homme ». Combien chacun incarne d'argent, c'est-à-dire combien de travail social peut-il faire s'échanger, voilà ce que le crédit estime et met en cartes. Et « quant à celui qui n'a point de crédit, il n'est pas jugé simplement comme un pauvre, mais en outre, et moralement, comme quelqu'un qui ne mérite ni confiance ni estime, comme un paria, un homme malfaisant » ; bref, comme un traître à l'économie. Il devra subir « l'humiliation de s'abaisser à mendier le crédit du riche », sous les diverses formes impersonnelles qu'il adopte aujourd'hui, et qui sont censées mesurer objectivement s'il y a encore quelque profit à tirer de lui. Pour trouver grâce auprès de l'économie, il faut entrer dans le système de la tromperie réciproque, et faire de toute son existence une publicité pour sa valeur marchande. Car chacun est comptable de tous les moments de sa vie envers leur estimation économique : « Grâce à cette existence toute idéale de l'argent, l'homme est en mesure de pratiquer le faux-monnayage non pas seulement sur une autre matière, mais encore sur sa propre personne : forcé de faire de la fausse monnaie avec sa propre personne, il doit simuler, mentir, ect., pour obtenir du crédit ; ainsi, le crédit devient, aussi bien du côté de celui qui accorde la confiance que de celui qui la sollicite, un objet de trafic, de tromperie et d'abus réciproques. » Nos lecteurs reconnaîtront là aisément toutes les carpettes qui, du plus infime des lèche-moquettes au battant à la Tapie, doivent sans cesse bluffer pour soutenir le cours de leur valeur fiduciaire. Enfin « il apparaît avec éclat qu'à la base de cette confiance selon l'économie politique se trouvent la méfiance, le calcul méfiant pour savoir s'il faut ou non accorder le crédit ; l'espionnage des secrets concernant la vie privée du demandeur, ect. » Et l'on ne saurait rien ajouter d'essentiel à cette conclusion en décrivant dans le détail les instruments dont ce contrôle policier s'est aujourd'hui doté.

Cependant, la magie de la valeur monétaire, la toute puissance de sa vie immatérielle, si elle a son versant sordidement répressif et policier, a aussi en compensation son versant, dirons-nous, onirique et presque poétique. Car après la banque à domicile c'est maintenant la bourse qui s'inviterait sans plus de façons et viendrait hanter ceux qui décidément ne sont nulle part chez eux, et chez eux moins que partout ailleurs. Le salarié, déjà soulagé de ses quelques sous et du souci d'avoir à trouver lui-même comment les dépenser, se verrait donc télématiquement branché sur de plus vastes flux financiers, et pourrait ainsi participer à la circulation mondiale des capitaux en y déversant généreusement le reliquat de signes comptables que les prélèvements automatiques lui auraient éventuellement laissés. Les mêmes pompes à phynance informatisées permettraient, après lui avoir fait passer sous les yeux, pour respecter les formes, le prix de son travail, de mobiliser instantanément son évanescent pécule, lui-même assez évanescent. Car quand on sait un peu ce qu'est aujourd'hui ce marché financier, une telle proposition devrait plutôt être accueillie avec effroi s'il restait au cadre quelque chose du bon sens, au moins dans le sordide, du petit-bourgeois. Cependant l'aberration a sa logique, et il est assez normal que la perte de contrôle sur les signes de l'équivalent général informatisé soit complétée, pour les privilégiés de la dépossession, par une contemplation enthousiaste de la ronde sans fin qui fait tourner ces signaux à travers le monde. Le télématique racket qui envisage de ratisser scientifiquement ce qui ne peut plus guère être appelé l'épargne peut ainsi être accepté comme un progrès, grâce auquel chacun connaîtrait devant son écran l'ivresse du coup de bourse. De la stupeur du krach il n'est évidemment jamais question.

Ce progrès dans la circulation de l'abstraction a en effet, au-delà du boursicotage démocratisé, un aspect plus franchement réjouissant, celui de venir amplifier, avec ses ressacs spéculatifs répercutés d'un bout à l'autre de la planète, une instabilité monétaire qui croît irrépressiblement depuis 1971, année où la convertibilité du dollar a été abolie, et où donc, pour la première fois en temps de paix, on a assisté à la disparition de toute monnaie internationale de référence. L'accouplement monstrueux de la télématique et des flux de capitaux n'est pas seulement une technique de collecte marginale, mais se trouve au centre de cette « révolution financière » qui a permis depuis quelques années la naissance du seul marché parfait que l'on ait jamais vu, un marché mondial de capitaux dématérialisés. Cette perfection a déjà montré quelques-unes de ses beautés, on est en droit d'en espérer d'autres. Et peut-être même le savoureux spectacle d'un naufrage financier mondial. La même magie qui devrait nous permettre de trouver de l'argent en une minute sans rien demander à personne fonctionne apparemment mieux pour permettre à d'autres de le faire disparaître en grande quantité, sans que personne puisse comprendre exactement comment. Ainsi a-t-on appris un beau matin que la firme Volkswagen avait d'un seul coup perdu l'équivalent de son bénéfice annuel à la suite d'une escroquerie qui serait en fait plutôt une spéculation malheureuse sur le dollar. Ce cas limite de volatilité des capitaux, jusqu'à leur volatilisation pure et simple, illustre assez bien, avec les rocambolesques piratages des « raiders » de Wall Street, le genre de perfection dont est susceptible un marché où l'arbitraire effrené est la norme, et où le capital, plutôt que de se déposer en investissements, préfère courir sans cesse à travers le monde à la recherche de profits spéculatifs.

De même que la dégradation de la nature est bien plus profonde que tout ce que l'on nous en laisse supposer, le délabrement des mécanismes qui régulaient autrefois les rapports intercapitalistes est bien plus avancé que ce que l'on veut bien nous en laisser apercevoir. Car là aussi ceux qui savent ce qu'il en est ne le disent pas, et ceux qui parlent ne savent rien. Pourtant il échappe de plus en plus souvent aux « décideurs » des confidences angoissées sur la réalité incontrôlable de ce système financier international qui devrait être le garant et la mesure de tous les processus économiques. L'un de ces experts soupire : « On ne sait plus avec certitude qui emprunte à qui ni qui prête à qui » (cité par H. Bourguinat, Les Vertiges de finance internationale). Un autre renchérit : « Tout le monde s'échange ses dettes, et l'on finit par ne plus savoir qui est en bout de chaîne, qui est créancier et qui est débiteur » (Dynasteurs, mars 1987). Voilà une ignorance dont quelques aventuriers de la finance peuvent avantageusement tirer profit, mais à laquelle cependant personne ne veut réellement mettre fin : l'enchevêtrement inextricable des dettes et la circulation électronique ultra-rapide d'un crédit que personne ne peut garantir exprime clairement, dans le langage de la pathologie financière équipée informatiquement, une fuite en avant comparable, en ce qui concerne le cours forcé de l'abstraction économique, à ce qu'est dans l'ordre de sa matérialisation autoritaire le développement d'une industrie nucléaire. Forme idéale de l'argent, le crédit connaît une inflation qui est elle-même « idéale », illusion nominale de la richesse que le capitalisme se donne à lui-même. La démultiplication artificielle des profits spéculatifs repose ou plutôt dérape sur un emballement du découvert que le système se voit contraint de s'accorder à lui-même toujours plus libéralement pour compenser les profits qu'il ne parvient pas à réaliser dans la circulation des marchandises.

Dans une situation où l'équivalent général abstrait de la richesse sociale devient ainsi encore plus abstrait, parce que cette richesse est elle-même fort douteuse, un financier peut remarquer d'un air chagrin que la première fonction de la monnaie devrait être de « faciliter les échanges et non de les dominer », et que « le signe (l'argent) et la réalité (la marchandise, le produit) obéissent désormais à des lois différentes... » (J. Peyrelevalde, président de la banque Stern, Le Monde, 17 avril 1987). Ces gémissements d'un réalisme bourgeois anachronique, comme toutes les lamentations dénonçant l'irréalité par trop flagrante du boom financier, veulent ignorer que celle-ci exprime en fait la réalité économique la plus profonde, la démesure d'une concentration de la richesse sociale qui se pousuit en dehors de tout usage, obéissant aux lois insensées qu'édicte la domination perpétuée de la valeur d'échange. Ce que l'actuel directeur du Fonds Monétaire Internationale appelle « l'énorme surplomb d'un secteur financier proliférant qui recouvre de son ombre l'économie réelle » (Dynasteurs, mars 1987) est donc bien plutôt l'énorme surplomb de l'économie marchande qui recouvre de son ombre la vie réelle, quand elle ne l'écrase pas en s'effondrant par pans entiers. Pour retrouver une mesure, un usage social défini autoritairement, pour restaurer des lois capables de juger tout cela, les réformateurs doivent se tourner une fois de plus vers l'Etat, le « sauveur en dernier recours ». Mais qui sauvera ce sauveur, alors que les Etats sont eux-mêmes partout, comme emprunteurs et investisseurs, enfoncés jusqu'au cou dans le flot des endettements qui permettent l'auto-valorisation artificielle de l'abstraction monétaire ? Hegel voyait déjà en son temps la marchandise, le mouvement autonome du non-vivant, « comme la bête sauvage qui appelle la main ferme du dompteur » ; et l'on a vu depuis se succéder sur la scène historique nombre d'apprentis dompteurs, ou de doctes experts en domptage, dont l'enseignement est bien résumé par Keynes déclarant que le système bureaucratique totalitaire « ne renferme ni ne saurait renfermer, en ce qui concerne la technique économique, aucun élément utile auquel nous ne puissions recourir, si jamais nous le décidions, dans le cadre d'une société demeurant conforme aux idéaux du bourgeois britannique » (Laisser-faire and Communism, cité par Paul Mattick, Marx et Keynes). Ces idéaux du bourgeois britannique étaient effectivement fort peu de chose, mais quoique ce ne soit pas ici le lieu de tenter d'évaluer précisément les rapports actuels de la bête sauvage et son dompteur étatique, il est certain qu'ils font parfois penser que c'est plutôt la main sénile de celui-ci qui appelle les mâchoires de celle-là. En tous cas l'image que donne cette mêlée confuse ne ressemble guère au portrait idéal de la bureaucratie comme « classe universelle » qui, « dégagée du travail direct en vu des besoins », « s'occupe des intérêts généraux, de la vie sociale ». Elle évoque plutôt, à la manière de la fin de La Ferme des animaux, une danse macabre de l'Etat et de la marchandise où l'on ne sait plus très bien qui est la bête sauvage et qui est le dompteur. Mais où l'on sait toujours qui est piétiné sans fin.

La confusion des politiques étatiques et de leurs vélléités d'ordre économique est telle qu'un commentateur quelconque peut en faire la remarque, à l'occasion du dernier en date des « sommets » périodiquement chargés d'y mettre fin : « On veut stimuler la demande intérieure aux Etats-Unis grâce à la diminution des dépenses publiques (et donc des emprunts pour les financer). On presse la République fédérale et le Japon de relancer leurs économies respectives par une augmentation des dépenses budgétaires (et donc des emprunts). Aucune opération médiatique ne parviendra à venir à bout de la contradiction .» (Paul Fabra, Le Monde, 7-8 juin 1987). On comprend donc qu'un système désormais incapable de se comprendre lui-même préfère contempler les machines qui lui représentent la magie de son fonctionnement incontrôlable comme pure rapidité de la circulation de l'abstraction en regard de laquelle toute perception humaine est déficiente : « Certains jours, les ordinateurs eux-mêmes travaillent à plusieurs vitesses. Quand la fébrilité s'empare du marché, ils s'inscrivent en phase de « marché accéléré » (fast market) : les échanges sont si rapides que les prix inscrits sur les écrans ne sont annoncés que comme approximatifs. » (Le Monde, 21-22 décembre 1986.)

On voit alors que si la puissance de l'argent n'est pas abolie là où on le dit, mais au contraire renforcée comme contrainte policière, elle rencontre en même temps dans son autonomie même, comme calcul bureaucratique de la survie planifiée, sa limite et sa contradiction. Son arbitraire éclate alors au niveau le plus élevé de l'abstraction, dans la démence de la fiction financière où réapparaît comme irrationnalité mondiale ce qui est rationalisé, c'est-à-dire réprimé, partout, à la base de la société. Car tous les progrès et toutes les inconséquences d'un tel système ne peuvent être que nouvelle régression et nouvelle conséquence de la dépossession.


Texte paru en juin 1987 dans le fascicule 11 du tome I de l'Encyclopédie des nuisances, non signé (comme c'était l'usage dans cette revue) et réécrit par le comité de rédaction (cf. les Oeuvres de Guy Debord parues chez Quarto Gallimard, page 1582).

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