Saturday, September 30, 2006

PRÉLIMINAIRES POUR UNE DÉFINITION DE L'UNITÉ DU PROGRAMME RÉVOLUTIONNAIRE (20 juillet 1960)




I. Le capitalisme, société sans culture


1 — On peut définir la culture comme l’ensemble des instruments par lesquels une société se pense et se montre à elle-même ; et donc choisit tous les aspects de l’emploi de sa plus-value disponible, c’est-à-dire l’organisation de tout ce qui dépasse les nécessités immédiates de sa reproduction.

Toutes les formes de société capitaliste, aujourd’hui, apparaissent en dernière analyse fondées sur la division stable — à l’échelle des masses — et généralisée entre les dirigeants et les exécutants. Transposée sur le plan de la culture, cette caractérisation signifie la séparation entre le « comprendre » et le « faire », l’incapacité d’organiser (sur la base de l’exploitation permanente) à quelque fin que ce soit le mouvement toujours accéléré de la domination de la nature.

En effet, dominer la production, pour la classe capitaliste, c’est obligatoirement monopoliser la compréhension de l’activité productrice, du travail. Pour y parvenir, le travail est, d’un côté, parcellarisé de plus en plus, c’est-à-dire rendu incompréhensible à celui qui le fait ; de l’autre côté, reconstitué comme unité par un organe spécialisé. Mais cet organe est lui-même subordonné à la direction proprement dite, qui est seule à détenir théoriquement la compréhension d’ensemble puisque c’est elle qui impose à la production son sens, sous forme d’objectifs généraux. Cependant cette compréhension et ces objectifs sont eux-mêmes envahis par l’arbitraire, puisque coupés de la pratique et même de toutes les connaissances réalistes, que personne n’a intérêt à transmettre.

L’activité sociale globale est ainsi scindée en trois niveaux : l’atelier, le bureau, la direction. La culture, au sens de compréhension active et pratique de la société, est également découpée en ces trois moments. L’unité n’en est reconstituée en fait que par une transgression permanente des hommes hors de la sphère où les cantonne l’organigramme social, c’est-à-dire d’une manière clandestine et parcellaire.


2 — Le mécanisme de constitution de la culture se ramène ainsi à une réification des activités humaines, qui assure la fixation du vivant et sa transmission sur le modèle de la transmission des marchandises ; qui s’efforce de garantir une domination du passé sur le futur. Un tel fonctionnement culturel entre en contradiction avec l’impératif constant du capitalisme, qui est d’obtenir l’adhésion des hommes et de solliciter à tout instant leur activité créatrice, dans le cadre étroit où il les emprisonne. En somme, l’ordre capitaliste ne vit qu’à condition de projeter sans cesse devant lui un nouveau passé. Ceci est particulièrement vérifiable dans le secteur proprement culturel, dont toute la publicité périodique est fondée sur le lancement de fausses nouveautés.


3 — Le travail tend ainsi à être ramené à l’exécution pure, donc rendu absurde. Au fur et à mesure que la technique poursuit son évolution, elle se dilue, le travail se simplifie, son absurdité s’approfondit.

Mais cette absurdité s’étend aux bureaux et aux laboratoires : les déterminations finales de leur activité se trouvent en dehors d’eux, dans la sphère politique de la direction d’ensemble de la société.

D’autre part, au fur et à mesure que l’activité des bureaux et des laboratoires est intégrée au fonctionnement d’ensemble du capitalisme, l’impératif d’une récupération de cette activité lui impose d’y introduire la division capitaliste du travail, c’est-à-dire la parcellarisation et la hiérarchisation. Le problème logique de la synthèse scientifique est alors télescopé avec le problème social de la centralisation. Le résultat de ces transformations est, contrairement aux apparences, une inculture généralisée à tous les niveaux de la connaissance : la synthèse scientifique ne s’effectue plus, la science ne se comprend plus elle-même. La science n’est plus pour les hommes d’aujourd’hui une clarification véritable et en actes de leur rapport avec le monde ; elle a détruit les anciennes représentations, sans être capable d’en fournir de nouvelles. Le monde devient illisible comme unité ; seuls des spécialistes détiennent quelques fragments de rationalité, mais ils s’avouent incapables de se les transmettre.


4 — Cet état de fait engendre un certain nombre de conflits. Il existe un conflit entre d’une part la technique, la logique propre du développement des procédés matériels (et même largement la logique propre du développement des sciences) ; et d’autre part la technologie qui en est une application rigoureusement sélectionnée par les nécessités de l’exploitation des travailleurs, et pour déjouer leurs résistances. Il existe un conflit entre les impératifs capitalistes et les besoins élémentaires des hommes. Ainsi la contradiction entre les actuelles pratiques nucléaires et un goût de vivre encore assez généralement répandu trouve-t-elle un écho jusque dans les protestations moralisantes de certains physiciens. Les modifications que l’homme peut désormais exercer sur sa propre nature (allant de la chirurgie esthétique aux mutations génétiques dirigées) exigent aussi une société contrôlée par elle-même, l’abolition de tous les dirigeants spécialisés.

Partout, l’énormité des possiblités nouvelles pose l’alternative pressante : solution révolutionnaire ou barbarie de science-fiction. Le compromis représenté par la société actuelle ne peut vivre que d’un statu quo qui lui échappe de toutes parts, incessamment.


5 — L’ensemble de la culture actuelle peut être qualifiée d’aliénée en ce sens que toute activité, tout instant de la vie, toute idée, tout comportement n’a de sens qu’en dehors de soi, dans un ailleurs qui, pour n’être plus le ciel, n’en est que plus affolant à localiser : une utopie, au sens propre du mot, domine en fait la vie du monde moderne.


6 — Le capitalisme ayant, de l’atelier au laboratoire, vidé l’activité productrice de toute signification pour elle-même, s’est efforcé de placer le sens de la vie dans les loisirs et de réorienter à partir de là l’activité productrice. Pour la morale qui prévaut, la production étant l’enfer, la vraie vie serait la consommation, l’usage des biens. Mais ces biens, pour la plupart, ne sont d’aucun usage, sinon pour satisfaire quelques besoins privés, hypertrophiés afin de répondre aux exigences du marché. La consommation capitaliste impose un mouvement de réduction des désirs par la régularité de la satisfaction de besoins artificiels, qui restent besoins sans avoir jamais été désirs ; les désirs authentiques étant contraints de rester au stade de leur non-réalisation (ou compensés sous forme de spectacles). Moralement et psychologiquement, le consommateur est en réalité consommé par le marché. Ensuite et surtout, ces biens n’ont pas d’usage social, parce que l’horizon social est entièrement bouché par l’usine ; hors l’usine, tout est aménagé en désert (la cité-dortoir, l’autoroute, le parking…). Le lieu de la consommation est le désert. Cependant, la société constituée dans l’usine domine sans partage ce désert. Le véritable usage des biens est simplement de parure sociale, tous les signes de prestige et de différenciation achetés devenant d’ailleurs en même temps obligatoires pour tous, comme tendance fatale de la marchandise industrielle. L’usine se répète dans les loisirs sur le mode des signes, avec toutefois une marge de transposition possible, suffisante pour permettre de compenser quelques frustrations. Le monde de la consommation est en réalité celui de la mise en spectacle de tous pour tous, c’est-à-dire de la division, de l’étrangeté et de la non-participation entre tous. La sphère directoriale est le metteur en scène sévère de ce spectacle, composé automatiquement et pauvrement en fonction d’impératifs extérieurs à la société, signifiés en valeurs absurdes (et les directeurs eux-mêmes, en tant qu’hommes vivants, peuvent être considérés comme victimes de ce robot metteur en scène).


7 — En dehors du travail, le spectacle est le mode dominant de mise en rapport des hommes entre eux. C’est seulement à travers le spectacle que les hommes prennent une connaissance — falsifiée — de certains aspects d’ensemble de la vie sociale, depuis les exploits scientifiques ou techniques jusqu’aux types de conduite régnants, en passant par les rencontres des Grands. Le rapport entre auteurs et spectateurs n’est qu’une transposition du rapport fondamental entre dirigeants et exécutants. Il répond parfaitement aux besoins d’une culture réifiée et aliénée : le rapport qui est établi à l’occasion du spectacle est, par lui-même, le porteur irréductible de l’ordre capitaliste. L’ambiguïté de tout « art révolutionnaire » est ainsi que le caractère révolutionnaire d’un spectacle est enveloppé toujours par ce qu’il y a de réactionnaire dans tout spectacle. C’est pourquoi le perfectionnement de la société capitaliste signifie, pour une bonne part, le perfectionnement du mécanisme de mise en spectacle. Mécanisme complexe, évidemment, car s’il doit être au premier chef le diffuseur de l’ordre capitaliste, il doit aussi ne pas apparaître au public comme le délire du capitalisme ; il doit concerner le public en s’intégrant des éléments de représentation qui correspondent — par fragments — à la rationalité sociale. Il doit détourner les désirs dont l’ordre dominant interdit la satisfaction. Par exemple, le tourisme moderne de masse fait voir des villes ou des paysages non pour satisfaire le désir authentique de vivre dans tel milieu (humain et géographique) mais en les donnant comme pur spectacle rapide de surface (et finalement pour permettre de faire état du souvenir de ces spectacles, comme valorisation sociale). Le strip-tease est la forme la plus nette de l’érotisme dégradé en simple spectacle.


8 — L’évolution, et la conservation, de l’art ont été commandées par ces lignes de force. À un pôle, il est purement et simplement récupéré par le capitalisme comme moyen de conditionnement de la population. À l’autre pôle, il a bénéficié de l’octroi par le capitalisme d’une concession perpétuelle privilégiée : celle de l’activité créatrice pure, alibi à l’aliénation de toutes les autres activités (ce qui en fait la plus chère des parures sociales). Mais en même temps, la sphère réservée à l’« activité créatrice libre » est la seule où sont posées pratiquement, et dans toute leur ampleur, la question de l’emploi profond de la vie, la question de la communication. Ici sont fondés, dans l’art, les antagonismes entre partisans et adversaires des raisons de vivre officiellement dictées. Au non-sens et à la séparation établis correspond la crise générale des moyens artistiques traditionnels, crise qui est liée à l’expérience ou à la revendication d’expérimenter d’autres usages de la vie. Les artistes révolutionnaires sont ceux qui appellent à l’intervention ; et qui sont intervenus eux-mêmes dans le spectacle pour le troubler et le détruire.



II. La politique révolutionnaire et la culture

1 — Le mouvement révolutionnaire ne peut être rien de moins que la lutte du prolétariat pour la domination effective, et la transformation délibérée, de tous les aspects de la vie sociale ; et d’abord pour la gestion de la production et la direction du travail par les travailleurs décidant directement de tout. Un tel changement implique, immédiatement, la transformation radicale de la nature du travail, et la constitution d’une technologie nouvelle tendant à assurer la domination des ouvriers sur les machines. Il s’agit d’un véritable renversement de signe du travail qui entraînera nombre de conséquences, dont la principale est sans doute le déplacement du centre d’intérêt de la vie, depuis les loisirs passifs jusqu’à l’activité productive du type nouveau. Ceci ne signifie pas que, du jour au lendemain, toutes les activités productives deviendront en elles-mêmes passionnantes. Mais travailler à les rendre passionnantes, par une reconversion générale et permanente des buts aussi bien que des moyens du travail industriel, sera en tout cas la passion minimum d’une société libre. Toutes les activités tendront à fondre en un cours unique, mais infiniment diversifié, l’existence jusqu’alors séparée entre les loisirs et le travail. La production et la consommation s’annuleront dans l’usage créatif des biens de la société.


2 — Un tel programme ne propose aux hommes aucune autre raison de vivre que la construction par eux-mêmes de leur propre vie. Cela suppose, non seulement que les hommes soient objectivement libérés des besoins réels (faim, etc.), mais surtout qu’ils commencent à projeter devant eux des désirs — au lieu des compensations actuelles — ; qu’ils refusent toutes les conduites dictées par d’autres pour réinventer toujours leur accomplissement unique ; qu’ils ne considèrent plus que la vie est le maintien d’un certain équilibre, mais qu’ils prétendent à un enrichissement sans limite de leurs actes.


3 — La base de telles revendications aujourd’hui n’est pas une utopie quelconque. C’est d’abord la lutte du prolétariat, à tous les niveaux ; et toutes les formes de refus explicite ou d’indifférence profonde que doit combattre en permanence, par tous les moyens, l’instable société dominante. C’est aussi la leçon de l’échec essentiel de toutes les tentatives de changements moins radicaux. C’est enfin l’exigence qui se fait jour dans certains comportements extrêmes de la jeunesse (dont le dressage s’avère moins efficace) et de quelques milieux d’artistes, maintenant. Mais cette base contient aussi l’utopie, comme invention et expérimentation de solutions aux problèmes actuels sans qu’on se préoccupe de savoir si les conditions de leur réalisation sont immédiatement données (il faut noter que la science moderne fait d’ores et déjà un usage central de cette expérimentation utopique). Cette utopie momentanée, historique, est légitime ; et elle est nécessaire car c’est en elle que s’amorce la projection de désirs sans laquelle la vie libre serait vide de contenu. Elle est inséparable de la nécessité de dissoudre la présente idéologie de la vie quotidienne, donc les liens de l’oppression quotidienne, pour que la classe révolutionnaire découvre, d’un regard désabusé, les usages existants et les libertés possibles. La pratique de l’utopie ne peut cependant avoir de sens que si elle est reliée étroitement à la pratique de la lutte révolutionnaire. Celle-ci, à son tour, ne peut se passer d’une telle utopie sous peine de stérilité. Les chercheurs d’une culture expérimentale ne peuvent espérer la réaliser sans le triomphe du mouvement révolutionnaire, qui ne pourra lui-même instaurer des conditions révolutionnaires authentiques sans reprendre les efforts de l’avant-garde culturelle pour la critique de la vie quotidienne et sa reconstruction libre.


4 — La politique révolutionnaire a donc pour contenu la totalité des problèmes de la société. Elle a pour forme une pratique expérimentale de la vie libre à travers la lutte organisée contre l’ordre capitaliste. Le mouvement révolutionnaire doit ainsi devenir lui-même un mouvement expérimental. Dès à présent, là où il existe, il doit développer et résoudre aussi profondément que possible les problèmes d’une micro-société révolutionnaire. Cette politique complète culmine dans le moment de l’action révolutionnaire, quand les masses interviennent brusquement pour faire l’histoire, et découvrent aussi leur action comme expérience directe et comme fête. Elles entreprennent alors une construction consciente et collective de la vie quotidienne qui, un jour, ne sera plus arrêtée par rien.

Le 20 juillet 1960

P[ierre] CANJUERS (Daniel Blanchard), G[uy]-E[rnest] DEBORD ____________________________________________

« Que penses-tu de la plate-forme Préliminaires, etc. établie par Canjuers et moi, qui est en ce moment une base de discussion entre l’I.S. et certaines minorités marxistes du mouvement ouvrier ? » Guy DEBORD à Patrick STRARAM, 25 août 1960.

« Le 20 juillet a été publié, en France, un document établi par P. Canjuers et Debord, sur le capitalisme et la culture : Préliminaires pour une définition de l’unité du programme révolutionnaire. C’est une plate-forme de discussion dans l’I.S. ; et pour sa liaison avec des militants révolutionnaires du mouvement ouvrier. » « Renseignements situationnistes », Internationale situationniste, n° 5, décembre 1960




«Désir de révolution » : se pourrait-il que la charge énergétique de ce mot qui a, pendant plus de deux siècles, soulevé des peuples et fait sauter des édifices historiques séculaires se soit aujourd’hui exténuée au point de ne plus subsister que comme une escarbille au fin fond de la nostalgie de quelques individus ? À moins qu’on ne croie le repérer dans la fringale de nouveautés factices que le commerce et les médias s’acharnent à entretenir en nous et qui baptise si volontiers de révolution la plus minable des combines techniques ? Je pense que c’est là une illusion, ou du moins c’est le pari que je fais, car à parier sur la disparition de la révolution - et pourquoi pas sur la " fin de l’Histoire " -, je ne vois pas quels désirs, sinon les plus lâches, je pourrais bien espérer satisfaire. En revanche, parier sur la pertinence maintenue de l’idée de révolution requiert, faute de la « faire », d’accepter l’exigence qui lui est impérativement liée de radicalité de la pensée critique.

Illusion, peut-être au sens où on peut dire que le refoulement d’une pensée ne la fait qu’illusoirement disparaître. Et la force qui impose ce refoulement - censure, dénégation, scotomisation... -, c’est la terreur stalinienne, encore. Mais non plus directement, à vif, évidemment, puisque le stalinisme, grosso modo, est mort : par la hantise de son fantôme. Et l’ironie de l’époque veut que ce terrorisme stalinien soit aujourd’hui manié par ceux qui se rangent dans le camp des vainqueurs du stalinisme, ses dénonciateurs libéraux, ceux qui valident son imposture en reprenant à leur compte sa prétention, soutenue naguère à coups d’exécutions et de déportations par millions, de tirer sa légitimité de la révolution. Ainsi, à sa suite, dénient-ils le cours de l’Histoire, qui n’a pas engendré le totalitarisme - pas seulement stalinien - de la révolution, mais contre elle. Comme si la radicalité même du totalitarisme frappait d’interdit ou de malédiction la radicalité comme telle, à quoi qu’elle s’applique, et d’abord celle de la réflexion sur l’état des choses.

Ironie encore, si l’on veut : la censure imposée aujourd’hui à toute critique radicale par le fantôme du totalitarisme s’exerce au profit du régime qui, contre le totalitarisme, prétend avoir restauré la liberté et rouvert le champ de la pensée critique. Le libéralisme " démocratique " continue ainsi à toucher les dividendes de la guerre froide, et c’est à peine s’il a besoin d’entretenir ou d’encourager cette autocensure par les grossiers moyens habituels de la propagande. Positivement, la dénégation de la révolution revient à conférer à l’Occident capitaliste et libéral une sorte d’innocence historique qui l’exonère de tout rapport de filiation avec les courants qui ont engendré les monstres du XXe siècle. Il représenterait la normalité enfin atteinte de l’humain moderne. Arrêtez, nous dit-on, de craindre ou d’espérer un nouveau commencement - une révolution -, l’Histoire n’a plus qu’à être fignolée. La conscience n’a qu’à accommoder sur la surface des choses, leurs variations au jour le jour, s’accommoder, donc, de l’existant. Et surtout ne pas chercher à repérer les dynamiques communes qui sous-tendent à la fois le cours des sociétés libérales et celui qui a conduit aux divers totalitarismes.

On en aurait donc fini avec quelque deux siècles d’une démarche critique mue par l’idée de révolution et dont la figure pourrait se résumer en ce retournement par lequel l’état des choses se trouve dépouillé de sa nécessité, de son aura d’existant, et, envisagé comme " révolu ", laisse voir ce qu’il a d’intolérable, de dérisoire, d’impossible. Seulement, c’est le capitalisme lui-même, pour libéral et démocratique qu’il se donne, qui par sa violence impose l’idée de révolution, qui, dans les faits, se dénonce lui-même comme subversion et radicalise jour après jour, un siècle et demi après, l’analyse qu’en faisait Marx. Enterrer l’idée de révolution - ou ricaner en la qualifiant de " ringarde " : l’époque a les penseurs qu’elle mérite - est un jeu de dupes. En réalité, le seul choix que nous ayons est entre deux révolutions : ou bien subir la révolution capitaliste ou bien en concevoir et en promouvoir une autre qui s’y oppose. Mais ce qu’à mon sens il faut voir aussi, c’est que de reconnaître cela implique une rupture avec la perspective révolutionnaire telle que la traçait le marxisme : la révolution capitaliste était une étape préalable nécessaire à la révolution prolétarienne et ne pouvait déboucher que sur celle-ci. Avec une telle vision objectiviste et déterministe de la révolution, la rupture s’est, du reste, toujours marquée, tout au long du mouvement révolutionnaire, chez les socialistes utopistes, chez Marx lui-même, chez les anarchistes et plus récemment dans des courants ultra-minoritaires comme Socialisme ou barbarie, ou l’Internationale situationniste, mais aussi dans les mouvements les plus avancés des années soixante et soixante-dix.

Je ne veux pas ici chercher à justifier cette rupture, mais simplement remarquer qu’aux yeux d’un nombre croissant d’habitants de la planète, la poursuite de l’action du capitalisme apparaît tout simplement comme désastreuse - même si, dans leurs comportements quotidiens, ils contribuent à l’entretenir et semblent la cautionner. Et remarquer aussi que même les thuriféraires de l’époque hésitent à parler encore de progrès, sauf pour invoquer la médecine. À l’exaltant progrès, a succédé le morne fonctionnement, que n’oriente aucun sens, que ne propulse aucune histoire, mais seulement l’expression monotone d’une fonction, dans un organisme dont la perfection atteinte, c’est-à-dire sa forme machinique, équivaut à la mort, comme chez le Surmâle de Jarry, qui sur son vélo continue à battre les trains à la course alors qu’il est mort depuis longtemps. Et c’est cette idéologie même du fonctionnement, qui, sous son jour anodin, trahit la radicalité nihiliste du projet capitaliste.

Si cela ne nous apparaît plus comme la condition, l’épreuve à subir, pour accéder au bonheur et à la liberté (pour se référer aux promesses des révolutions américaine et française), la question se pose alors de façon poignante de savoir si nous désirons cela. Et si non, ce que nous désirons. Et si nous sommes prêts à assumer une condition qui, orpheline de la bonne vieille réalité objective ouvrant à exaucer les désirs des hommes, nous laisse avec ces désirs comme seule réalité qui nous soit propre, comme seule ressource énergétique pour agir. Seulement, nous devons savoir aussi que nos désirs ne peuvent être moins radicaux que ce qui les dénie : révolutionnaires, donc. Héritage de plus de deux siècles d’Histoire, la pensée de la révolution nous reste pour nous permettre de prendre la mesure des enjeux - de l’entreprise de domination et d’extermination de l’humain menée au moyen de la machinerie du capital et de la profondeur des désirs qu’il faudra assumer si nous voulons nous y opposer. Et poursuivre, reprendre peut-être cette invention continue que semble être l’« hominisation », ce commencement permanent. Le désir de révolution, oui, comme désir de mettre en ouvre la « faculté de commencer » qu’était la liberté pour Hannah Arendt.


Daniel BLANCHARD, « Invention continue », L'Humanité, 23 mai 2001


MANIFESTE (17 mai 1960)



Une nouvelle force humaine, que le cadre existant ne pourra pas dompter, s’accroit de jour en jour avec l’irrésistible développement technique, et l’insatisfaction de ses emplois possibles dans notre vie sociale privee de sens.

L’aliénation et l’oppression dans la société ne sauraient être aménagées, sous aucune de leurs variantes, mais seulement rejetées en bloc avec cette société même. Tout progrès réel est évidemment suspendu à la solution révolutionnaire de la crise multiforme du présent.

Quelles sont les perspectives d’organisation de la vie dans une société qui, authentiquement, « réorganisera la production sur les bases d’une association libre et égale des producteurs » à L’automatisation de la production et la socialisation des biens vitaux réduiront de plus en plus le travail comme nécessité extérieure, et donneront enfin la liberté complète à l’individu. Ainsi libéré de toute responsabilité économique, libéré de toutes ses dettes et culpabilités envers le passé et autrui, I’homme disposera d’une nouvelle plus-value, incalculable en argent parce qu’impossible â réduire à la mesure du travail salarié: la valeur du jeu, de la vie librement construite. L’exercice de cette création ludique est la garantie de la liberté de chacun et de tous, dans le cadre de la seule égalité garantie avec la non-exploitation de l’homme par l’homme. La libération du jeu, c’est son autonomie créative, dépassant l’ancienne division entre le travail imposé et les loisirs passifs.

L’Eglise a brûlé autrefois les prétendus sorciers pour réprimer les tendances ludiques primitives conservées dans les fêtes populaires. Dans la société actuellement dominante, qui produit massivement des pseudo-jeux désolés de non-participation, une activité artistique véritable est forcément classée dans la criminalité. Elle est semi-clandestine. Elle apparaît sous forme de scandale.

Qu’est-ce, en effet, que la situation ? C’est la réalisation d’un jeu supérieur, plus exactement la provocation à ce jeu qu’est la présence humaine. Les joueurs révolutionnaires de tous les pays peuvent s’unir dans l’I.S. pour commencer à sortir de la préhistoire de la vie quotidienne.
Dés maintenant, nous proposons une organisation autonome des producteurs de la nouvelle culture, indépendante des organisations politiques et syndicales qui existent en ce moment car nous leur dénions la capacité d’organiser autre chose que l’aménagement de l’existant.

L’objectif le plus urgent que nous fixons à cette organisation, au moment où elle sort de sa phase expérimentale initiale pour une première campagne publique, est la prise de l’U.N.E.S.C.O. La bureaucratisation, unifiée à l’échelle mondiale, de l’art et de toute la culture est un phénomène nouveau qui exprime la parenté profonde des systèmes sociaux coexistants dans le monde, sur la base de la conservation éclectique et de la reproduction du passé. La riposte des artistes révolutionnaires à ces conditions nouvelles doit être un nouveau type d’action. Comme l’existence même de cette concentration directoriale de la culture, localisée dans un seul bâtiment, favorise une mainmise par voie de putsch; et comme l’institution est parfaitement dépourvue de possibilité d’un usage sensé en dehors de notre perspective subversive, nous nous trouvons justiflés, devant nos contemporains, à nous saisir de cet appareil. Et nous l’aurons. Nous sommes résolus à nous emparer de l’U.N.E.S.C.O., même si ce n’était que pour peu de temps, car nous sommes sûrs d’y faire promptement un ouvrage qui restera, pour éclairer une longue période de revendications, le plus signiflcatif.

Quels devront être les principaux caractères de la nouvelle culture, et d’abord en comparaison de l’art ancien ?

Contre le spectacle, la culture situationniste réalisée introduit la participation totale.

Contre l’art conservé, c’est une organisation du moment vécu, directement.

Contre l’art parcellaire, elle sera une pratique globale portant à la fois sur tous les éléments employables. Elle tend naturellement à une production collective et sans doute anonyme (au moins dans la mesure où, les œuvres n’étant pas stockées en marchandises, cette culture ne sera pas dominée par le besoin de laisser des traces). Ses expériences se proposent, au minimum, une révolution du comportement et un urbanisme unitaire dynamique, susceptible de s’étendre à la planète entière, et d’être ensuite répandu sur toutes les planètes habitables.

Contre l’art unilatéral, la culture situationniste sera un art du dialogue, un art de l’interaction. Les artistes –avec toute la culture visible– en sont venus a être entièrement séparés de la société, comme ils sont séparés entre eux par la concurrence. Mais avant même cette impasse du capitalisme, I’art était essentiellement unilatéral, sans réponse. Il dépassera cette ère close de son primitivisme pour une communication complète.

Tout le monde devenant artiste à un stade supérieur, c’est-à-dire inséparablement producteur - consommateur d’une création culturelle totale, on assistera à la dissolution rapide du critère linéaire de nouveauté. Tout le monde étant, pour ainsi dire, situationniste, on assistera a une inflation multidimensionnelle de tendances, d’expériences, d’ « écoles » radicalement différentes, et ceci non plus successivement mais simultanément.

Nous inaugurons maintenant ce qui sera, historiquement, le dernier des métiers. Le rôle de situationniste, d’amateur-professionnel, d’anti-spécialiste est encore une spécialisation jusqu’au moment d’abondance économique et mentale où tout le monde deviendra " artiste ", à un sens que les artistes n’ont pas atteint: la construction de leur propre vie. Cependant, le dernier métier de l’histoire est si proche de la société sans division permanente du travail, qu’on lui nie généralement, alors qu’il fait son apparition dans l’I.S., la qualité de métier.

A ceux qui ne nous comprendraient pas bien, nous disons avec un irréductible mépris: « Les situationnistes, dont vous vous croyez peut-être les juges, vous jugeront un jour ou l’autre. Nous vous attendons au tournant, qui est l’inévitable liquidation du monde de la privation, sous toutes ses formes. Tels sont nos buts, et ils seront les buts futurs de l’humanité. »


Le 17 mai 1960.

M. BERNSTEIN,
CONSTANT,
G.-E. DEBORD,
E. EISCH,
L. FISCHER,
A. FRANKIN,
A. JORN,
A. KHATIB,
A. KOTANYI,
K. LINDELL,
G. MELANOTTE,
J. NASH,
R. NELE,
J. OVADIA,
G. PINOT-GALLIZIO,
H. PREM,
G. STADLER,
H. STURM,
A. TROCCHI,
G. WUERICH,
M. WYCKAERT,
H.-P. ZIMMER.

« Manifeste », Internationale Situationniste, numéro 4, juin 1960 (Comité de Rédaction : CONSTANT, Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

ORIGINALITÉ ET GRANDEUR (SUR LE SYSTÈME D'ISOU)




Isidore Isou, réfutant les écrits d'un de ses amis d'une période récente, qu'il nomme sobrement X pour ne pas lui faire une publicité imméritée, déclare dans le n° 10 de Poésie Nouvelle (premier trimestre 1960) :

« L'un des plus mesquins mensonges de l'auteur de Grammes, c'est de parler de mon système philosophique général alors que :

a) ce système, je ne l'ai jamais publié, et que

b) X n'est pas prophète ou cartomancienne pour le deviner.

Si nombre de mes camarades qui travaillent avec moi depuis des années, de Pomerand à Lemaître, ont essayé de deviner ce système général (et sans le pouvoir ont au moins l'honnêteté de se taire sur cette question), comment le superficiel X, qui me connaît à peine, pourrait-il le saisir ?... L'unique chose que M. Grammes peut savoir de mon Ordre intellectuel est que celui-ci accorde aux créations de chaque domaine une valeur essentielle, déterminante, par rapport aux autres valeurs. Or, c'est ce que font aussi les X successifs qui, après m'avoir connu, n'ont d'autre désir suprême que de devenir des créateurs. Donc, 'íunique lumière que X a de mon système aboutit à son effort conscient ou inconscient de le suivre, alors que, justement, l'ignorance de l'ensemble de ce système le conduit à l'incapacité réelle de créer et à l'obligation de remplacer cette création par des ragots et des prétentions mensongères sur ce qu'il ignore... C'est seulement en acceptant la hiérarchie créatrice du seul mouvement d'avant-garde contemporain - appelé d'un nom général « lettrisme » - en assimilant franchement la vérité novatrice du passé immédiat et du présent, en reconnaissant ouvertement les formes d'évolution future des disciplines esthétiques, que l'on travaillera vraiment pour l'histoire de la culture et pour la place de chaque réalisateur dans cette histoire. » (Souligné par A.J.)

L'argumentation d'Isou est construite sur cette erreur fondamentale selon laquelle la connaissance d'un système ne serait possible qu'après avoir connu toutes les conséquences de l'application du système ; idée poussée à l'extrême en impliquant le témoignage du rapport individuel initiatique pour arriver à détecter le système, et l'importance de l'utilisation particulière que le maître peut faire de son propre système. En fait, le système est une méthode. C'est la méthode de coordination des positions, des états. Et, puisque les positions ne changent pas, les systèmes, ou les méthodes positionnelles, sont toujours détectables en analysant une combinaison prise au hasard dans le système.

Le système d'Isou n'est pas un système scientifique, puisqu'il n'y a pas plusieurs systèmes scientifiques. Si le système d'Isou avait été un système scientifique, il n'aurait pu être « le système d'Isou » mais seulement l'application, par Isou, du système scientifique à un domaine donné. Le système d'Isou nécessite Isou. C.est un système de rapports entre sujet et objet. Ce système est une optique. Il ne faut être ni prophète ni cartomancienne pour le déchiffrer ; il faut être complètement détaché. Je ne connais pas Isou, et je viens de prendre connaissance de son système. L'ordre dans lequel il arrange les événements historiques est une chose extrêmement amusante et intéressante, parfaitement nouvelle dans l'optique européenne : il mesure toutes les valeurs en perspective chinoise, alors que les valeurs depuis la Renaissance ont été constamment mesurées en perspective centrale.



Perspective chinoise et perspective occidentale (la flèche dans le rectangle A indique le déplacement habituel du regard).

C'est aujourd'hui un fait assez généralement reconnu que le temps est une dimension comme les autres, à traiter comme celles de l'espace. L'existentialisme s'oppose au système classique en prétendant que l'instant est l'unique valeur. Isou s'oppose à cela en établissant une petite gamme de valeurs entre le passé immédiat et le présent (ce que fait aujourd'hui Isou). Isou se place comme une grandeur dans sa propre perspective. Ceux qui s'occupent, avec le retard obligatoire du suiveur, de ce qu'Isou a déjà fait, sont plus petits, et diminuent, de Lemaître à Pomerand, pour arriver enfin au point zéro où se trouve le pauvre Monsieur X qui, dans le système d'Isou, est le rien du tout, le nul, le non-lieu historique (mais c'est le non-lieu de l'espace historique d'Isou, ce qui explique l'importance accordée par Isou à la description répétée de ce néant, de cette personnification de l'anonymat). Si l'on prolonge les lignes de perspective au-delà de ce point zéro, l'histoire s'agrandit de nouveau vers le passé pré-isouien, et plus les grandeurs s'éloignent dans le passé, plus elles sont reconnues par Isou, sans critique, et caractérisées selon leur réputation lourdement scolaire (Homère, Descartes, etc.). Ceci est l'ordre hiérarchique d'Isou du côté du passé ; et du côté du futur, où il compte en tout cas se voir reconnaître pour l'éternité une place créative centrale, il attendra qu'un système encore plus grand le remplace, et en même temps le confirme. De sorte qu'il admet, « afin de mieux établir les possibilités de durée d'une section díavant-garde », la fameuse formule de Breton sur « la naissance d'un mouvement plus émancipateur ». Rien n'est plus confortable que d'attendre ainsi ses successeurs. Mais chaque « avant-garde » va vers le vieillissement et la mort sans voir ses successeurs, parce que la succession ne s'est pas faite en ligne directe, mais par la contradiction.

Perspective chinoise d'Isou.

Le système de valorisation d'Isou ayant été ainsi précisé, on est obligé de poser un problème essentiel : s'agit-il d'un système religieux, ou bien artistique ? Si Isou n'a pas encore publié le fin mot de son système, ce doit être parce qu'il n'est pas capable de prendre une décision sur ce point. À lire le développement de sa pensée dans le matériel accessible, il semble que l'on puisse discerner un glissement par lequel le côté religieux et cultuel remplace de plus en plus le côté artistique ; l'aspect hiérarchique devient plus important que le mouvement de la perspective chinoise.

Il faut toujours, pour s'orienter, et par ce fait pour mesurer, dans une dimension quelconque, trouver un point zéro, le point de départ ou d'origine, d'où procède toute gradation. Mais la question se pose alors : le point zéro d'Isou est-il fixé dans líhistoire, à la manière de la naissance du Christ comme point d'origine de notre calendrier ? Isou devient alors toujours plus grand à mesure qu'il avance. Ou bien sa perspective chinoise se déplace-t-elle historiquement à travers le temps ? Dans ce cas, Isou se voit diminué de plus en plus pour devenir le point zéro d'une nouvelle avant-garde, et après seulement accéder à l'agrandissement du passé. La question revient donc à dire : le système d'Isou peut-il être employé comme méthode par d'autres, ce qui agrandirait l'importance de son système, mais devrait diminuer l'importance de sa personne ? On a l'impression qu'il voudrait bénéficier des deux avantages, mais ceci est impossible avant qu'il ait détruit et renouvelé tout ce malheureux système. On ne peut théoriquement exclure cette éventualité. Isou touche presque à une telle découverte dans ses réflexions récentes sur la prodigalité, par lesquelles il se trouve obligé d'admettre la supériorité des pratiques situationnistes sur le système lettriste. La contradiction insurmontée sur cette question religieuse, et le double jeu obligé à ce propos, a contribué à dissoudre plus vite l'avant-garde réellement groupée autour d'Isou vers 1950. Elle se retrouve, dégradée en farce, dans l'éternelle discussion d'Isou avec Maurice Lemaître (cf. le même numéro de Poésie Nouvelle), ce dernier constituant depuis des années à lui tout seul « le groupe lettriste » d'Isou.

L'inconvénient du système díIsou est de placer le point zéro comme point divin dans le passé, tout en se plaçant lui-même comme objet sacré. Ce n'est pas par hasard que la perspective chinoise se retrouve dans une idéologie secrètement tentée par le bouddhisme. Le système classique, au contraire, plaçait le point zéro, divin, au centre de la perspective du futur, et le sacré dans l'anti-monde radiant vers l'infini, outre le point extrême de la réalité. La démarche artistique est une systématisation des faits qui ignore elle-même son système. Quand celui-ci s'est dévoilé, établi, la valeur artistique est toujours chassée ailleurs (la vision innocente s'est renversée en principes). De même que les riches recherches « lettristes » (au sens commun du mot) des manuscrits de la fin du Moyen-Âge ont été éliminées par l'imprimerie (diffusion quantitative de l'écriture, à travers une élimination des variables), de même la trouvaille, par la Renaissance, de la perspective centrale, a achevé radicalement l'art chrétien dont les variables étaient éliminées par cette organisation-type de l'espace chrétien. En effet, la perspective centrale, si on la transpose dans la dimension du temps, représente exactement la métaphysique chrétienne, l'au-delà étant dans le futur imaginaire, balisé par deux points successifs : la mort et le Jugement Dernier. Les utopistes ont remis cette perspective sur terre (dans le futur historique), et l'inspiration artistique dans les temps modernes est essentiellement un utopisme futuriste.


Double perspective de l'Europe classique.

On pourrait aussi comparer la perspective chinoise d'Isou avec la perspective du moi-zéro (identité divin-sacré), l'optique du subjectivisme rayonnant de Vilhelm Bjerke-Petersen, si typique de la pensée scandinave, et voir les avantages importants du système d'Isou sur ce terrain. On peut enfin évoquer une perspective moderne qui considère le développement quantitatif de grandeur. C'est l'optique purement scientifique, caractérisée par son point d'origine dans le passé, point zéro d'un commencement temporel. C'est cette optique que nous trouvons actuellement confirmée au niveau cosmique avec la théorie de l'univers en expansion. Le socialisme scientifique est lié à cette optique. Mais l'ensemble de cette question serait trop vaste, parce q'íil y a beaucoup de nouvelles optiques qui se créent maintenant.



Perspective de V. Bjerke-Petersen (optique mystique de l'identité passé-présent-futur).

Le problème religieux díIsou se complique en outre d'une perplexité sur le thème suivant : « Je suis dieu, ou bien parce que dieu, c'est la jeunesse ; ou bien parce que je suis Isou, le point d'origine ». Il doit choisir entre son originalité personnelle et celle d'un système qu'il a créé, et qui l'exclut automatiquement, à la fin de la jeunesse, de la sphère de l'originalité. Les réserves que l'on commence à sentir chez Isou contre son propre système s'expliquent trop facilement. On vieillit, mon ami !

La divinisation du passé immédiat est la divinisation des vieux (la vieille génération), ce qui s'associe, dans l'emploi dynamique de la perspective chinoise d'Isou, à son concept de la jeunesse sacrée. (« Nous entrerons dans la carrière... »). Ainsi donc avec l'âge, Isou voit la nouvelle jeunesse commencer à l'abattre, en vertu de son propre système, et il s'enfuit vers des lieux plus assurés, protégés par les livres de Breton. On voit le drame : c'est justement le lettrisme qui a dépassé le surréalisme. De sorte qu'il vient revendiquer sa part de retraite dans l'immortalité littéraire. Quelle fête ! Sacrée jeunesse ! Elle revient tout le temps, et c'est toujours la même chose. J'avais dévoilé le truc dans La Roue de la Fortune livre écrit en 1948.

Il est temps de prendre conscience de l'insuffisance de tous les systèmes de perspective édifiés à partir de la géométrie classique. Beaucoup d'erreurs découlent d'une grande illusion des savants modernes : la distinction entre géométrie « classique » et « moderne » étant faite, croire que l'on peut garder l'autonomie de la géométrie classique et l'enseigner comme si cette géométrie et celle qui l'a dépassée étaient simultanément vraies. Dans la géométrie d'Euclide, et ceci a été transmis à des systèmes non-euclidiens, le point se définit comme un endroit spatial sans dimension spatiale. On a négligé ce fait que le point dépourvu de dimensions spatiales représente pourtant, à cause de sa durée, la dimension temporelle. Le point est ainsi l'introductian de la dimension du temps dans l'organisation spatiale, ce qui est la base d'une nouvelle géométrie élémentaire. (C'est par cette nouvelle étude du point que l'on peut comprendre la situation comme oeuvre spatio-temporelle étrangère aux propriétés anciennes de l'art). Quand le point était considéré comme une pure idée, la géométrie était infectée de métaphysique, et se prêtait aux plus vaines constructions de la métaphysique. Il n'en restera rien.

La création humaine ne ressemble pas à cette sorte de jardin à la française qu'Isou voudrait respectueusement embellir ; et dont il croit être parvenu à occuper définitivement le centre simplement parce que, prêchant inlassablement dans le vide, il préconise (c'est dans sa terminologie, « l'ouverture d'un nouvel amplique ») de tout reproduire symétriquement, de l'autre côté d'Isou.


Asger JORN, « Originalité et grandeur (sur le système d'Isou) », Internationale Situationniste, numéro 4, juin 1960 (Comité de Rédaction : CONSTANT, Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Friday, September 29, 2006

À PROPOS DE QUELQUES ERREURS D'INTERPRÉTATION (juin 1960)


Il faut reconnaître à l'étude de Robert Estivals, sur ce qu'il appelle le système situationniste (Grammes, numéro 4) l'honnêteté d,une recherche d'information exacte, encore très peu commune quand il s'agit de l'I.S. Ce qui incite à signaler les causes de la transformation de son effort critique en incompréhension globale. Celle-ci éclate dans l'incohérence de ses appréciations, puisqu'il reproche à la théorie situationniste sa « mégalomanie » - sans que soit définie davantage la grandeur en question - et même, plus bizarrement, son « érudition courte » ; pour en arriver à la conclusion générale qu'« elle a bien toutes les caractéristiques qui font les créations authentiques ».

Estivals n'est certainement pas gêné par un manque quantitatif de connaissances, mais par un niveau de pensée insuffisant. Ceci concerne, aussi bien qu'Estivals, tous les « avant-gardistes » qui décident de dépasser l'esthétique bourgeoise en se servant des instruments conceptuels de la bourgeoisie.

En effet, l'analyse d'Estivals découvre que la situation construite, parce qu'elle participe d'une interaction entre un comportement humain et l'environnement qu'il modifie, est à coup sûr un dualisme philosophique hérité d'Auguste Comte. Estivals décide lui-même (page 24) que « le situationniste crée librement sa situation... suspendue à sa propre volonté », et l'idée de « libre-arbitre » qu'il nous prête dominerait notoirement tout notre jugement de l'art moderne. Il est étrange qu'Estivals n'ait pas reconnu, dans ses lectures, comment nous avons d'abord lié ce jugement de l'art moderne à la lutte de classes ; au retard de la révolution. Étrange aussi qu'il ramène au dualisme une méthode qui est devenue assez courante depuis qu'Engels, explicitant une thèse très célèbre de Marx, écrivait : « La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ne peut être considérée, et comprise rationnellement, qu,en tant que pratique révolutionnaire ». Cependant, Estivals avoue ses infirmités idéologiques en notant que, parce qu'elle se fonde sur une « perspective synthétique », « la conception situationniste... ne peut entrevoir la réalité historique faite des domaines fondamentalement séparés... » (p. 26). C'est moi qui souligne cette affirmation d'Estivals, et de tant d'autres, car elle éclaire abondamment son point de vue, qui est à l'opposé du nôtre. « Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans la science », comme dit Lukács. Et ce qui manque à Estivals, puisqu'il paraît que ce n'est pas l'érudition, cíest la dialectique.

Il faut croire qu'Estivals est bien attaché à la métaphysique car, pour lui, « la notion de moment conduit à une opposition à la vision traditionnelle de l'histoire, par suite à la métaphysique et à la morale qui en découlaient, qu'elle remplace par une autre, issue évidemment d'elle-même ». Sommés, de toute manière, de se reconnaître dans une métaphysique ou une autre, où vont donc les situationnistes ? D'après Estivals, c'est la métaphysique du « présentéisme » qui a notre faveur. Pourquoi ? Parce que nous rejetons en bloc les notions, bien curieusement amalgamées, « d'évolution, de progrès, d'éternité, qui sont la foi moderne depuis la fin du XVIIe siècle » (p. 22). Cette apparition de l'éternité à la fin du XVIIe siècle évoque presque l'humour d'un titre de J.L. Borges : Nouvelle réfutation du temps. Mais Estivals ne plaisante pas. La situation n'a pourtant jamais été présentée comme un instant indivisible, isolable, au sens métaphysique de Hume, par exemple ; mais comme un moment dans le mouvement du temps, moment contenant ses facteurs de dissolution, sa négation. Si elle met l'accent sur le présent, c'est dans la mesure où le marxisme a pu formuler le projet d'une société où « le présent domine le passé ». Cette structure du présent qui connaît son inévitable disparition, qui concourt à son remplacement, est plus éloignée d'un « présentéisme » que l'art traditionnel, qui tendait à transmettre un présent hypostasié, extrait de sa réalité mouvante, privé de son contenu de passage.

La métaphysique et l'éternité qui encombrent Estivals s'accompagnent naturellement d'une surestimation résolue de la création idéaliste individuelle. Dans le cas de la création « situationniste », il est assez bon pour m'en attribuer personnellement, et tout de suite, la plus belle part. Il me semble que ceci veut dire qu'Estivals est encore largement influencé par le système idéologique d'Isou, dont il a fait une insuffisante critique « sociologique », dans la fausse clarté du raisonnement mécaniste.

Témoignant plus que tout autre de la dissolution de la culture contemporaine, l'art qu'Isou a proposé est le premier art du solipsisme. Dans les conditions d'une expression artistique de plus en plus unilatérale et séparée, et complètement abusé par elles, Isou est parvenu à la suppression théorique du public, portant par là à l'absolu - qui est la mort et l'absence - une des tendances fondamentales de l'activité artistique ancienne. C,est ainsi qu'il annonçait dans son deuxième Mémoire sur les forces futures des arts plastiques et sur leur mort (paru dans la revue Ur, 1951) : « On créera chaque jour des formes nouvelles ; on ne se donnera plus la peine de les prouver, d'expliciter leur résistance par des oeuvres valables »... « Voilà des trésors possibles », dira-t-on. « Voilà des chances pour des oeuvres séculaires ». Mais personne ne se penchera pour ramasser une pierre. On ira plus loin afin de découvrir d'autres « sources séculaires » qu'on abandonnera, à leur tour, dans le même état de virtualité inexploitée. Le monde dégorgera de richesses esthétiques dont on ne saura quoi faire. » L'aveu involontaire de la disparition des arts, chez Isou, est un reflet de la réelle disparition des arts. Mais Isou qui se découvre placé, par hasard, ou par un trait de son génie, à un point zéro de la culture, s'empresse de meubler ce vide, par une culture symétrique qui va fatalement se rouvrir, après qu'elle ait été réduite à rien, avec des éléments similaires aux anciens. Et, profitant de l'aubaine pour devenir le seul créateur définitif de cette néo-culture, Isou prend des concessions toujours plus loin sur les terrains artistiques qu'il n'occupera pas. Isou, produit d'une époque d'art inconsommable, a supprimé l'idée même de sa consommation. Il n'a plus besoin de public. Il n,a besoin que de croire encore à la présence d'un juge caché - presque rien, sa variante personnelle de « Dieu spectateur » - juge d'un petit tribunal extérieur au temps dont la seule fonction reste d'homologuer les titres de propriété d'Isou, éternellement.

Le « système de création » d'Isou est un système de plaidoieries, une composition de son dossier aussi étendue que possible, pour défendre sur chaque point son domaine idéal contre la mauvaise foi et la chicane d'un éventuel concurrent à la création, qui essaierait de s'en faire reconnaître frauduleusement une parcelle. Rien ne restreint la souveraineté d'Isou, sauf le fait que ni le tribunal ni le code de procédure n'existent en dehors de son rêve.

Cependant, ce système n'a pas été appliqué tout à fait purement, parce que le propos de constituer dans le siècle un mouvement avant-gardiste a conduit Isou à réaliser, presque accidentellement, plusieurs expériences réelles de la décomposition artistique contemporaine (livres « métagraphiques », cinéma). Je crois qu'Estivals, en réfutant Isou au nom de líobjectivité la plus évidente, n'a pas assez nettement distingué le secteur de l'activité pratique du lettrisme, entre 1946 et 1952 au moins, et le secteur de l'aliénation idéaliste ; les rapports et les contradictions entre eux. De sorte que, quand il envisage les positions situationnistes - non sans avancer plusieurs considérations partielles et même des hypothèses qui, dans le détail, sont justes - il est encore, pour l'ensemble, victime de sa conception mystifiée de la création avant-gardiste foncièrement idéaliste, qu'il accepte comme telle dans tous les cas (et dont il critique seulement l'exagération, la propension au délire). Comme il lui faut ramener tout à un individu, qu,il exhortera ensuite à rester modeste, Estivals crée au besoin son créateur : « Isou ne faisait du roman tridimensionnel qu,un bouleversement partiel d'une branche de la création artistique. Debord trouve dans la situation, composée de toutes les activités humaines, le moyen de les bouleverser toutes à la fois. » Je m'en vois encore assez loin, tout de même. Et je ne pense pas le faire seul.

Cela vaut-il la peine de le redire ? Il n'y a pas de « situationnisme ». Je ne suis moi-même situationniste que du fait de ma participation, en ce moment et dans certaines conditions, à une communauté pratiquement groupée en vue d'une tâche, qu'elle saura ou ne saura pas faire. Accepter la notion de dirigeant, même en direction collégiale, dans un projet comme le nôtre, signifierait déjà notre démission. L'I.S. est évidemment composée d'individus fort divers, et même de plusieurs tendances discernables dont le rapport de force a déjà varié quelquefois. Son activité tout entière, sans conteste, est seulement pré-situationniste. Nous ne défendons d'aucune manière des « créations » qui appartiendraient à quelques-uns, et encore moins à un seul de nous : au contraire, nous trouvons très positif que les camarades qui nous rejoignent aient déjà atteint par eux-mêmes une problématique expérimentale qui recoupe la nôtre. Le plus sûr symptôme du délire idéaliste est d'ailleurs la stagnation des mêmes individus, se soutenant ou se querellant des années autour des mêmes valeurs arbitraires, parce qu'ils sont seuls à les reconnaître comme règles d'un pauvre jeu. Les situationnistes les laissent à leurs élevages de poussière. Estivals a surestimé leur intérêt, jusqu'à en tirer des critères de jugement inapplicables ailleurs, peut-être parce que l'optique trop étroitement parisienne de son travail sur la période « avant-gardiste » récente grossit trop ces détails. Une telle connaissance des anecdotes doit au moins lui faire savoir que je n'ai jamais considéré comme un motif de m'occuper des gens les rapports de subordination qu'ils étaient capables d'entretenir avec moi. Mais d'autres goûts.


G.-E. DEBORD, « À propos de quelques erreurs d'interprétation », Internationale Situationniste, numéro 4, juin 1960 (Comité de Rédaction : CONSTANT, Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Thursday, September 28, 2006

SIGNAL POUR COMMENCER UNE CULTURE RÉVOLUTIONNAIRE EN ISRAËL (juin 1960)


Le concept même de situation construite est continuellement faussé par l'existence d'une psychose quotidienne qui plonge l'être humain dans un pathos d'irrémédiable médiocrité. Il faut lutter contre la médiocrité, contre le juste milieu des passifs et des soi-disant progressistes qui se contentent de croupir dans leur verbiage adynamique. Il faut dès maintenant s'atteler à la révolution permanente des esprits, frapper les imaginations, détourner les attentions des psychoses et de la presse jaune, être en somme des « agents provocateurs ».

Le paradoxe atroce de notre civilisation actuelle est que les puissances d'argent seules possèdent, ont à leur disposition, les moyens techniques les plus modernes, et qu'elles emploient ces moyens uniquement pour « faire de l'argent », brasser des millions afin de profiter ensuite stupidement, bourgeoisement, bestialement de leurs loisirs. Et les masses sont subjuguées par leur manque de désirs, et la dictature paternaliste des syndicats qui ont remplacé le patron, le maître de forges d'il y a cinquante ans.



En Israël, pays en devenir, les forces en gestation ont beaucoup de mal à s'exprimer parce que les problèmes du « comment-vivre » s'imposent à l'individu de façon crucifiante. Celui-ci, encore lié à des atavismes ancestraux qui engourdissent jusqu'à son subconscient, ne songe plus - ne peut songer - qu'à l'immédiat, c'est-à-dire aux moyens propres à améliorer son confort. Le peuplement s'est effectué par apport d'éléments humains en majorité primitifs, et la fusion a voulu s'accomplir par le don d'un confort américain ; confort en un sens obligatoire et même forcé. On a donné au pauvre type abruti par un dogme rigide (que l'on 'íattache à maintenir par l'enseignement des suprêmes bêtises de la Bible), et en les parant d'une auréole vert-de-grisée de socialisme et de libéralisme, des machines à laver, des réfrigérateurs, des logements hideux. On a poursuivi en haut lieu la cimentation d'un syndicalisme à l'américaine, qui est farouchement opposé à toute tentative libératrice, et se méfie de l'intellectualité des gens conscients. Les cloisons étanches sont en place, et les castes bien délimitées.

Il n'y a pas même de conflits de classes dans ce nouveau pays qui se veut socialiste et qui n'est que forgé par une nouvelle classe de dirigeants placés par les circonstances, et l'abnégation de quelques milliers, à la tête díune nation embryonnaire dont les éléments divers sont en train d'être nivelés et, surtout - quand ils ne sont pas achetés - dépersonnalisés.

On aurait pu s'accrocher à un espoir, plus solide que le désir verbal ou le souhait d'un avenir meilleur, si avait jailli d'ici quelque art particulier et révolutionnaire, qui aurait alimenté une source de créations. Là encore, la déception est vive. L'artiste qui veut créer du nouveau, qui veut briser l'ossature d'un judaïsme restrictif, part.

Un barbarisme israélien commence, cependant, à se former, et c'est sur lui que nous comptons. Il appartient à la nouvelle génération : garçons bronzés et filles émouvantes. La faune des villes est pourrie. La campagne, c'est-à-dire le kibboutz et la colonisation agricole coopérative, va de l'avant, malgré tout. Les nouvelles industries établies depuis la Fondation ont donné et donnent naissance à un prolétariat. Mais inconscient. Mais robot.





Le jeune paysan se détache de ses aînés fatigués, tandis que le jeune prolétaire s'automatise, et se voit vidé de son âme jour après jour.

La conscience révolutionnaire d'Israël ne pourra venir que de la terre ; du désert, du Néguev coloré ; de l'effort. La conscience révolutionnaire d'Israël viendra aussi de l'intelligence, de quelques esprits raisonnables et toujours en mouvement. Le futur d'Israël s'ébauche. Il commencera lorsque l'impact de forces nouvelles, que l'on entrevoit à des indices certains, se répercutera dans l'esprit des Israéliens. Il ne faut s'arrêter à aucun modernisme.

Dans la société vraiment révolutionnaire, le nouveau se détruira lui-même.



Jacques OVADIA, « Signal pour commencer une culture révolutionnaire en Israël », Internationale Situationniste, numéro 4, juin 1960 (Comité de Rédaction : CONSTANT, Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

LA FIN DE L'ÉCONOMIE ET LA RÉALISATION DE L'ART (juin 1960)


Le temps n'est pas autre chose pour l'homme qu'une succession de phénomènes en un point d'observation de l'espace, cependant que l'espace est l'ordre de coexistence des phénomènes dans le temps, ou le processus.

Le temps, c'est le changement qui n'est concevable que sous forme de mouvement en progression dans l'espace, tandis que l'espace est le stable qui n'est concevable que dans la participation à un mouvement. Ni l'espace ni le temps ne possèdent une réalité, ou valeur, hors du changement, ou processus, c'est-à-dire hors de la combinaison active espace-temps. L'action de l'espace-temps est le processus, et ce processus est lui-même le changement du temps en espace et le changement de l'espace en temps.

Nous voyons, ainsi, que l'augmentation de qualité, ou résistance contre le changement, est due à 'íaugmentation quantitative. Elles marchent ensemble. C'est ce développement qui est le but du progrès socialiste : l'augmentation de la qualité par l'augmentation de la quantité. Et il admet que cette double augmentation est forcément identique à la diminution de la valeur, de l'espace-temps. C'est cela la réification.

La grandeur qui détermine la valeur, c'est l'espace-temps, l'instant ou événement. L'espace-temps qui est réservé à l'existence de l'espèce humaine sur la terre manifeste sa valeur en événements. Pas d'événements, pas d'histoire. L'espace-temps d'une vie humaine, c'est sa propriété privée. C'est la grande découverte de Marx, dans la perspective de la libération humaine, mais en même temps le point de départ des erreurs des marxistes, parce qu'une propriété ne devient valeur qu'en se réalisant, en se libérant, en s'utilisant, et ce qui fait de l'espace-temps d'une vie humaine une réalité, c'est sa variabilité. Et ce qui fait de l'individu une valeur sociale, c'est sa variabilité de comportement par rapport aux autres. Si cette variabilité est devenue privée, exclue de la valorisation sociale, comme c'est le fait dans le socialisme autoritaire, l'espace-temps de l'homme est devenu irréalisable. Ainsi le caractère privé des qualités humaines (les « hobbies ») est devenu une dévalorisation encore plus grande de la vie humaine que la propriété privée des moyens de production puisque l'inutile est, dans le déterminisme socialiste, inexistant. Le socialisme, au lieu d'abolir le caractère privé des propriétés, n'a fait que l'augmenter à l'extrême, rendant l'homme même inutile et socialement inexistant.

Le but du développement artistique, c'est la libération des valeurs humaines, par la transformation des qualités humaines en valeurs réelles. Et c'est là que commence la révolution artistique contre le développement socialiste, la révolution artistique qui est liée au projet communiste...

La valeur de l'art est ainsi une contre-valeur par rapport aux valeurs pratiques, et se mesure en sens inverse de celles-ci. L'art est 'íinvitation à une dépense d'énergie, sans but précis en dehors de celui que le spectateur lui-même peut y apporter. C'est la prodigalité... On s'est pourtant imaginé que la valeur de l'art était dans sa durée, sa qualité. Et l'on a cru que l'or et les pierres précieuses étaient des valeurs artistiques, que la valeur artistique était une qualité inhérente à l'objet en soi. Alors que l'oeuvre 'íart n'est rien que la confirmation de l'homme comme essentielle source de valeur...

La révolution capitaliste a été essentiellement une socialisation de la consommation. L'industrialisation capitaliste apporte à l'humanité une socialisation aussi profonde que la socialisation proposée par les socialistes - celle des moyens de production. La révolution socialiste est l'accomplissement de la révolution capitaliste. L'unique élément à enlever au système capitaliste est l'épargne, parce que la richesse de la consommation a déjà été éliminée par les capitalistes eux-mêmes. Trouver aujourd'hui un capitaliste dont la consommation dépasse les plus mesquines exigences, c'est bien rare. La différence de train de vie entre un grand seigneur du XVIIe siècle et un grand capitaliste de l'époque de Rockefeller est grotesque, et va s'aggravant toujours.

La richesse dans la variabilité de la consommation a été économisée par le capitalisme, parce que la marchandise n'est rien d'autre qu'un objet d'usage socialisé. C'est pour cela que les socialistes évitent de s'occuper de l'objet d'usage.

La socialisation de l'objet d'usage, qui permet de le considérer comme une marchandise, a trois aspects principaux :

a) Seul, l'objet d'usage d'un intérêt commun, désiré par une assez grande quantité de gens, peut servir comme marchandise. La marchandise idéale est l'objet désiré par tous. Pour ouvrir la voie à la production industrielle vers une telle socialisation, le capitalisme devait détruire l'idée de la production individuelle et artisanale, la prétendre « formalisme » ;

b) Pour que l'on puisse parler de marchandise, il faut avoir une quantité d'objets exactement pareils. L'industrie ne s'occupe que des objets en série, en fabrication de plus en plus nombreuse ;

c) La production capitaliste est caractérisée par une propagande de la consommation populaire qui atteint une puissance et un volume incroyables. La réclame pour une production socialiste n'est que la conséquence logique de la réclame pour une consommation socialisée.

La monnaie est la marchandise complètement socialisée, indiquant la mesure de valeur commune à tout le monde...




La socialisation constitue réellement un système bâti sur l'épargne absolue. Considérons, en effet, l'objet d'usage. Nous avons indiqué que l'objet d'usage devient une marchandise au moment où il devient immédiatement inutile, où le lien causal entre consommation et production est rompu. Seul, un objet d'usage transformé en épargne, mis en dépôt, devient marchandise, et ceci seulement dans le cas où il existe quantité d'objets d'usage en dépôt. Ce système du stockage, qui est la racine de la marchandise, n'est pas éliminé par le socialisme, au contraire : le système socialiste est fondé sur la mise en dépôt de toute la production sans exception, avant sa distribution, dans le but d'assurer un contrôle parfait de cette distribution.

Jusqu'à maintenant, on n'a jamais analysé l'accumulation - le dépôt ou l'épargne - dans sa propre forme, qui est celle du récipient. Le dépôt se fait en fonction du rapport entre récipient et contenu. Nous avons remarqué, au début, que la substance, souvent nommée contenu, n'est rien d'autre que le processus ; et, sous forme de contenu, elle signifie une matière en dépôt, une force latente. Mais nous l'avons toujours considérée à partir de sa propre forme stable. La forme d'un récipient, elle, est une forme contraire à la forme de son contenu ; sa fonction est d'empêcher le contenu d'entrer en processus, sauf dans des conditions contrôlées et limitées.



La forme-récipient est ainsi quelque chose de bien différent de la forme de la matière en soi, où il n'y a jamais rien que la forme du contenu ; ici l'un des termes se trouve mis en contradiction absolue avec l'autre. C'est seulement dans le domaine biologique que le récipient devient fonction élémentaire. Toute la vie biologique a évolué, pour ainsi dire, en opposant des formes-récipients aux formes de la matière. Et le développement technique suit le même chemin ; et tous les systèmes de mesure, de contrôle scientifique, sont des mises en rapport de formes objectives avec des formes-récipients.

Les formes-récipients sont établies comme contradiction des formes mesurées. La forme-récipient cache normalement la forme du contenu, et possède ainsi une troisième forme : celle de l'apparence. Ces trois formes ne sont jamais clairement distinguées dans les discussions sur la forme...

L'argent est la mesure du temps dans l'espace social... L'argent est le moyen d'imposer la même vitesse dans un espace donné, qui est celui de la société. L'invention de la monnaie est à la base du socialisme « scientifique », et la destruction de la monnaie sera à la base du dépassement du mécanisme socialiste. La monnaie est l'oeuvre d'art transformée en chiffres. Le communisme réalisé sera l'oeuvre d'art transformée en totalité de la vie quotidienne...

C'est la bureaucratie qui apparaît, partout où elle se manifeste (dans le capitalisme, dans le réformisme, dans le pouvoir dit « communiste ») comme la réalisation de la socialisation contre-révolutionnaire commune, d'une certaine manière, aux divers secteurs rivaux du monde actuel. La bureaucratie est la forme-récipient de la société : elle bloque le processus, la révolution. Au nom du contrôle de l'économie, la bureaucratie économise sans contrôle (pour ses propres fins, pour la conservation de l'existant). Elle a tous les pouvoirs, sauf le pouvoir de changer les choses. Et tout changement se fait d'abord contre elle...

Le communisme réel sera le saut dans le domaine de la liberté et des valeurs, de la communication. La valeur artistique, contraire de la valeur utilitaire (appelée ordinairement matérielle) est la valeur progressive parce qu'elle est la valorisation de l'homme lui-même, par un processus de provocation.

La politique économique a montré, depuis Marx, ses impuissances et ses retournements. Une hyper-politique devra tendre à la réalisation directe de l'homme.


ASGER JORN, « La fin de l'économie et la réalisation de l'art », Internationale Situationniste, numéro 4, juin 1960 (Comité de Rédaction : CONSTANT, Asger JORN, Helmut STURM, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)



Ce texte est extrait díune brochure de Jorn : Critique de la politique économique, qui vient díêtre éditée dans la série des « Rapports présentés à l'I.S. » (Bruxelles, mai 1960).

Saturday, September 16, 2006

CHINE : VIÉNET, « MAO : ARRÊTS SUR IMAGES » (septembre 2006)


« Le gouvernement central a reconnu que le nombre de conflits sociaux est passé de 58.000 en 2003 à 74.000 en 2004. »
(19 janvier 2006.)
« Des “petits” Tiananmen ne cessent de se produire et de se reproduire de nos jours. Les officiels les appellent “incidents de masse”. L’attitude des autorités consiste à étouffer ces mouvements par des moyens “doux”, ou “durs” si nécessaire, auquel cas l’Armée peut être mobilisée pour réprimer. La récente répression armée dont ont été victimes les villageois de Dongzhou, dans la province de Guangdong, en est une tragique illustration. Le nombre croissant des outrages aux droits des personnes commis par les autorités provoque une multiplication des réactions de défense chez les gens. L’an dernier, plus de 80.000 incidents de ce genre, impliquant des dizaines, des centaines ou des milliers de personnes, ont eu lieu. C’est un toutes les cinq minutes. »
(Bao Tong, 2 juin 2006.)
« La Chine a connu l’an passé 50.000 conflits ou manifestations dus à des problèmes environnementaux, soit 136 en moyenne chaque jour, indiquait un officiel le mois dernier. Le ministre de la Protection de l’environnement, Zhou Shengxian, estime que ces conflits dus à la pollution progressent de 30 % par an. »
(6 juin 2006.)
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"Mao, 30 ans après sa mort –– en Chine et en France" est un sujet de dissertation que les enseignants d'histoire en terminale opportunément proposeront à leurs lycéens le mois prochain : la récente parution du Mao, une histoire méconnue de Jung Chang & Jon Halliday, et la programmation cette semaine sur Arte du récent documentaire de Philipp Short, alimenté par des sources chinoises officielles, faciliteront des travaux dirigés scolaires.

De plus, ces deux nouveautés "trente ans après" permettront de parler aux lycéens de méthodologie : comment "plus de trente ans avant", dans l'instant, il était possible de comprendre l'essentiel et de le faire connaître :

En 1971, Simon Leys pour avoir écrit Les habits neufs du Président Mao fut condamné par les sinologues français à ne jamais enseigner en France.


Pour avoir été son éditeur, et avoir récidivé en publiant quelques autres titres, depuis devenus des classiques, et surtout pour avoir réalisé le film Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires, je fus à deux reprises exclu du c.n.r.s., à l'unanimité, par sa section 38.

Comme ces deux titres se comparent sans rougir malgré leur grand âge aux oeuvres précitées, ne souffrent pas du tout d'être relus et revus, "trente ans après", on peut suggérer qu'ils soient également versés aux travaux pratiques des lycéens si les proviseurs ne sont pas trop mao-prudents et n'anticipent pas sur ce qu'aurait dit, il y a trente ans, l'inspecteur général Geismar lorsqu'il était maoïste.

Un rapide sondage dans les dossiers pédagogiques qui se trouvent, çà ou là, incite à offrir quelques balises pour de tels travaux pratiques en classe, et à faire rebondir, pour leurs parents, le débat là où on ne l'attend pas, où il convient pourtant de le développer :

Un enseignement inepte de l'histoire et de l'actualité chinoises ont conduit la diplomatie, l'industrie et le commerce français depuis un siècle et demi à des déboires et souvent des désastres. Du Sac du Palais d'été de Pékin par Napoléon III (palais magnifique construit par des jésuites européens), à la coûteuse tentative ratée de s'emparer de Formose par Jules Ferry, à la destruction par l'amiral Courbet de l'arsenal de FuZhou (à peine construit par un autre polytechnicien ), jusqu'à la déconfiture du TGV à Taiwan, ou autres échecs commerciaux, ou scandales, il y a une continuité que des lycéens peuvent analyser, textes sur table, avec leurs enseignants.

Tout comme, en sens contraire, les succès de Cogema à Taiwan, il y a vingt ans, et de Framatome en Chine, à la même époque, qui se lisent en milliards d'euros, offrent la preuve qu'il n'y a pas de fatalité dans le bilatéral franco-chinois.


Ne pourront pas comprendre ceux qui ne peuvent pas non plus imaginer que la France construise au FuJian une paire de réacteurs franco-allemands brûlant les combustibles usés/recyclés des centrales taiwanaises et alimentant Taiwan, autant que le réseau du Fujian, en électricité.

Les proviseurs en douteraient-ils ? Le Moniteur du 30 août 1858 publiait après la prise de Tianjin (Tientsin) un télégramme du baron Gros, ambassadeur plénipotentiaire allant ouvrir une ambassade de France derrière les baïonnettes et avant de brûler le Palais d'été avec Cousin-Montauban et Lord Elgin : "Les voeux de l'Empereur sont exaucés en Chine. Ce vaste empire s'ouvre au christianisme et presque entièrement au commerce ...". En novembre 1994, l'ambassadeur de France en Chine signera une célèbre dépêche pour dénier que Framatome puisse jamais contracter en gré à gré un répétition du contrat de Daya Bay. Un mois plus tard, la Chine signait le contrat de Ling'ao.

Entre ces deux dates, entre ces deux ambassadeurs, une côterie de sinologues, catholiques-maoistes pour la plupart, une intéressante exception française subventionnée, vont effectivement brouiller les cartes pour les industriels français.

Mao avait asséné à un ministre de Charles de Gaulle (André Bettencourt, qui n'avait pas su quoi lui répondre ...) que la France n'avait – depuis Dien Bien Phu pilonné par des mortiers chinois – plus aucun rôle à jouer en Asie. Trente ans après sa disparition, pleurée par un si grand nombre de Français, peut-on évaluer ce qu'il reste de Mao et du rôle du maoisme, en France et dans les relations franco-chinoises, dans leurs trop modeste bilan économique ?

Guy Sorman a proposé au Quai d'Orsay d'offrir dix bourses de troisième cycle à des étudiants chinois pour étudier, cas par cas, l'histoire du maoïsme français dans l'université et dans les institutions.

Le Figaro a invité un maoiste repenti à offrir son cas à leur analyse. Je m'en réjouis d'autant plus que dans Chinois, encore un effort ... j'avais brocardé André Glucksman (dans la version américaine, c'est Bernard-Henri Lévy qui était punaisé) et que le film semble avoir eu un effet positif sur lui.

Revenons en Chine pour l'introduction aux travaux pratiques des lycéens : à Pékin, depuis le bocal en verre où certains pensaient l'avoir enfin relégué, bocal visité par nombre de pélerins, Mao a lancé un anathème contre Deng Xiaoping et ses partisans, que l'on peut ainsi résumer : "Vous avez tout jeté la plus grande partie du maoïsme pour vos quatre modernisations, mais vous n'oserez pas toucher à mon mausolée dont la démolition serait perçue comme le lancement de la cinquième modernisation, la démocratie. Pour m'éliminer du paysage, oseriez-vous célébrer Wei Jingsheng et oseriez vous demander comme Mandela One man, one vote ? ".

Pour réveiller au fond de la classe ceux qui veulent préparer HEC, faire du commerce en Chine sans apprendre le chinois, le professeur d'histoire peut alors tenter une diversion. Les affaires des grandes entreprises françaises en Chine ne vont pas très bien, pour la plupart.

Dix années passées dans l'université à ferrailler contre les sinologues catholiques-maoistes, les disciples de l'inénarrable Jean Chesneaux de la Paroisse étudiante, puis le double d'années à représenter des entreprises industrielles dans le monde chinois, me permettent d'écrire que tous les échecs depuis trente ans des industriels français dans la Chine, au sens le plus large en y incluant Formose, ont leur explication, en amont dans une perversion de la formation des personnels appelés à y travailler.

La présente opinion pourrait donc figurer dans les pages saumon du Figaro-économie, comme introduction à une série décapante sur les trop modestes performances de l'industrie française en Chine, et les moyens d'y remédier : Accrochez-vous au pinceau, on retire l'échelle ! La France n'a pas été la première, loin de là, à reconnaître la Chine, et rétablir des relations diplomatiques avec Pékin, en 1964, mais elle ne fut pas non plus la dernière. Pourtant son score en matière commerciale est bien modeste si on le rapporte aux flatteries politiques et diplomatiques françaises depuis 1964. En fait elles dissimulent une profonde absence de formation linguistique, historique et politique des fonctionnaires et des commerçants, et une carence quasi totale de l'université à propos des affaires chinoises – à de rares exceptions près.



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En septembre 1971, donc, dans la Bibliothèque asiatique paraissait les Habits neufs du Président Mao. Le premier tirage fut épuisé avant le premier compte-rendu positif dans la presse. Pour qu'il paraisse, la rédaction du Nouvel Observateur de l'époque exigea qu'un maoïste vienne équilibrer de manière hostile la critique favorable rédigée par Etiemble. Ce premier des titres de Simon Leys expliquait, de manière limpide et sensée, une histoire pleine de bruit et de fureur qui, trente ans après, n'a pas encore décanté en France.


L'ouvrage de référence sur la Chine – en ce temps-là – était un best-seller d'un normalien, maoïste à sa façon, Quand la Chine s'éveillera ..., un titre inspiré par le livre de Jack Belden, citant la phrase célèbre de Napoléon. Alain Peyrefitte avait dédié, entre autres, son reportage au Préfet Papon.

[L'allusion réveillera l'un des lycéens issu de l'immigration dont le grand'oncle quitta Bordeaux en train pour l'allemagne, et son condisciple dont un oncle fut jeté dans la Seine en octobre 1961. Ils s'endormaient au fond de la classe au fond de la classe, et auraient préféré un film avec Shu Qi dans le rôle de Marie-Olympe de Gouges, ce que je comprends].

Brocardé sur ce point dans l'introduction de Révo. cul. dans la Chine pop. l'auteur fit disparaître cette dédicace encombrante dans les éditions suivantes mais ne remit jamais vraiment en cause son analyse initiale. Il convient de ressortir des médiathèques des lycées ce best-seller oublié d'un ministre, qui fut le directeur politique du Figaro, pour en confronter les angéliques aberrations à tout ce que la Chine a depuis révélé sur les horreurs du maoïsme. Pour rassurer les lycéens d'aujourd'hui sur l'équilibre gauche-droite dans l'erreur, leur professeur retrouvera la citation où Daniel Cohn-Bendit se croyait obligé de dire du bien des communes populaires (trente millions de morts de faim).

En septembre 1976, il y a trente ans, aucune télévision n'avait osé préparer de "nécro" de Mao . Il était probablement immortel pour les secrétaires de rédaction. A la grande surprise des maoistes, normaliens ou pas, un était pourtant disponible grâce à Hélène Vager (la productrice de Bôf) et de Charle-Henri Favrod (producteur du Chagrin et la pitié) : sans le moindre récitatif par un tiers, Mao y prononçait en personne, en 26 minutes, sa nécro pour une soirée-débat sur Antenne 2. Il s'était suffisamment déboutonné devant les gardes rouges, qui avaient fébrilement transcrit ses phrases à l'emporte-pièce, pour que le procédé fonctionne bien, sur des images qui étaient à l'époque en grande partie inédites. Le , dont le Président Valéry Giscard venait de saluer l'extinction, clignota donc toute la soirée. Et ce court métrage fut la sélection française de la compétition courts-métrages du Festival de Cannes suivant.

Sur une saillie malencontreuse du boute-en-train Joris Ivens, un cinéaste stalinien, mettant au défi les participants au débat télévisuel de citer le nom d'un seul prisonnier politique dans la Chine maoïste, l'émission fit la part belle au livre , le dazibao du groupe Li YiZhe qui venait de paraître en traduction française et que les techniciens lisaient dans la régie. Du coup l'Express consacra les jours suivants plus de place aux dissidents chinois emprisonnés qu'au défunt de Sollers & Kristeva, et de tant de normaliens rue d'Ulm, confits dans leur dévotion, comme François Jullien, mais tellement malheureux depuis que Lin Biao et Mme Mao ne s'entendaient plus.

L'émission et les remous autour du livre contribuèrent à la libération des auteurs de ce samizdat chinois, enfermés non loin de l'endroit où Deng Xiaoping avait été incarcéré, autorisé malgré tout à vivre avec sa famille, à faire lui-même la toilette de son fils (hémiplégique, après avoir préféré sauter par la fenêtre que de continuer à être torturé par les gardes rouges préférés de Serge July).
Quelques semaines plus tôt, en décembre 1975, sur Antenne 2 également, un polytechnicien madame-mao-phile avait exigé le micro, dans une émission en direct où il n'était pas invité, puis quitté le plateau de manière théâtrale, applaudi par un groupe de militants maoïstes, pour expliquer que, ministre français, il ne pouvait tolérer – sur une chaîne de télévision d'Etat – d'entendre dire "Mme Mao" et non pas la "camarade Jiang Qing", et encore moins qu'on prédise que "Deng Xiaoping allait envoyer Mme Mao au couvent dès la disparition du Grand timonier".


Avec une intelligence de l'évènement qui restera sa marque, pendant la trentaine d'années suivantes, sur la diplomatie et l'université françaises, le Dr Jean-Luc Domenach du Céri, dans l'instant, félicita le ministre Lionel Stoléru : selon ses meilleures sources, "le camarade Deng Xiaoping et la camarade Jiang Qing, réconciliés, oeuvr(ai)ent désormais à l'édification du socialisme en Chine". Mais le camarade Domenach du Céri négligea de prévenir les intéressés de sa prédiction, et l'histoire prit un autre tour : Mme Mao fut jugée publiquement – une première en Chine pour un dirigeant déchu de ce calibre – condamnée à mort et autorisée à se suicider quelques années plus tard.

Peu après cette arrestation (qui contraria tant le camarade Domenach du Céri), Chinois encore un effort pour être révolutionnaires fut – en 1977 – à Cannes le film français de la Quinzaine des réalisateurs, mais toujours dans une ambiance plus que réticente, celle de l'intelligentsia madame-maoiste du temps : Pierre Kast qui, autant que Georges Charensol, appréciait ce long-métrage, fut amené à faire le coup de poing pour défendre le film contre ses détracteurs.


Pour faire court, disons que trente années avant le long docu de Short, trente ans avant le Mao de Chang & Halliday, l'histoire de la révo. cul. et de son contexte était résumée, dans l'instant même de l'arrestation de la la "bande des quatre", en deux heures et en couleurs, avec de la musique d'époque, plus les superbes voix de Thierry Lévy et de Jacques Pimpaneau, et pas mal de citations incontestables, d'images rares, avec une verdeur de langage empruntée à Mao soi-même, soutenue par une analyse marxiste tendance-Groucho, un montage qui n'a pas eu d'équivalent depuis.

Le film expliquait, et Mme Mao le rappela durant son procès, qu'ils étaient cinq dans la Bande des quatre. Il se terminait sur une très simple question : combien de temps faudrait-il à Deng Xiaoping pour pousser Hua Guofeng hors de la Cité interdite, et prendre sa revanche sur Mao ?

Il n'en fallait pas plus à un autre vertueux sinologue catho-mao pour présenter des excuses formelles à l'Ambassade de Chine et expliquer que l'auteur du film, déshonorant le c.n.r.s. en serait chassé puisqu'il était – à n'en plus douter – un suppôt de Deng Xiaoping.

L'assistant réalisateur (sous un pseudo) du film, un chômeur méritant et, à l'évidence, futur bon journaliste, ayant été recruté par François Fejto pour devenir le correspondant de l'AFP à Pékin, un tir de barrage fut organisé par les cathos-maos qui voulaient contrôler non seulement la diplomatie et l'université mais aussi les médias. L'AFP passa outre, elle s'en porta bien, bénéficiant ainsi d'une excellente couverture du "mur de la démocratie" par Francis Deron, tout comme le Monde par la suite qui, souhaitant dissiper la coûteuse (cent mille lecteurs en moins) image khmer-rouge et philomaoiste diffusée par Patrice de Bouc et Alain de Beer, recruta le premier journaliste français, basé en Chine, à avoir fait l'effort d'apprendre le chinois avant son départ.

Trente ans après, faut-il ressortir ces noms oubliés de maoïstes mondains, leurs bourdes et ces bassesses ? et pourquoi celles-là plutôt que mille autres ? Assurément c'est plus qu'utile, c'est pédagogique : pendant trente ans, la France universitaire va persévérer dans l'erreur, et la perversion, sur la Chine. Ce sera l'âge d'or des prébendes pour les disciples de Jean Chesneaux, de Léon Vandermeersch, de Domenach du Céri, empêchant Simon Leys (Pierre Ryckmans) d'enseigner en France, laissant dépérir la bibliothèque / centre de recherche / du Général Guillermaz à l'Ecole des hautes études –– et passant de mauvais messages aux entreprises.

Même si de nombreuses traductions littéraires de qualité émergent, l'étude de l'histoire et celle de l'économie chinoises vont laisser à désirer pendant trente ans. Par exemple, peu d'universitaires comprendront et expliqueront le rôle que Taiwan va être amenée à jouer dans la modernisation de la Chine, et comment les entreprises françaises doivent reprendre pied dans cette île, comme sur un tremplin, vers la Chine – malgré le Quai d'Orsay de Mme Morel et de M. Manac'h.

[Une thèse svp ! Pour le moins un mémoire de maîtrise, financé par l'Institut français des relations internationales. On écrit des articles sur des cuisiniers, et des thèses sur des romanciers, pourquoi n'écrirait-on pas des thèses sur des diplomates en ressortant leur prose des bureaux d'ordre du Quai ? ].

En fait l'une de ces entreprises, et pas des moindres, attendra pour ouvrir un bureau à Taipei que Li Peng, le PM chinois de l'époque, lui suggère de ne pas négliger le marché taiwanais !

En 2006, la situation a-t-elle évoluée ? Pas tant que cela, et pas dans le bon sens : le Dr Domenach du Céri est devenu une sorte d'aumônier de l'ambassade de France en Chine, comme un commissaire politique qui aurait posé son col romain de coté sur sa tête, comme un béret, mais sans oublier sa baguette de pain sous le bras : désigné dans un télégramme diplomatique vers l'ambassade de France comme le représentant direct de Lionel Jospin en république populaire de Chine, les institutions universitaires et le Quai d'Orsay ont cotisé pour son expatriation. Malheureusement pas assez , car une équipe sinologique de recherche concurrente a pompé de son coté près de 300 000 euros pour une étude poly-thématique, et multi-disciplinaire, sur les supplices chinois [peut-on encore dire après cela que l'université manque d'argent ?].

De temps à autre, à Pékin ou Shanghai, des hommes-d'affaires français en Chine sont invités à payer leur écot pour un repas-débat avec ce subtil directeur de conscience, et l'entendre raconter la fin de l'histoire maoïste rédigée en mouillant son encre avec l'eau bénite de la revue Esprit-es-tu-là ? On devine quelles mauvaises affaires font ces hommes-d'affaires-là.

Trente ans après, la Chine ayant entre-temps publié des milliers de pages de dénonciation des crimes et massacres de la révo. cul., et réhabilité ses victimes les plus célèbres, comme le ministre de la défense Peng Dehuai, le Président de la République Liu Shaoqi, et tant d'autres, torturés à mort sur ordre de Mao, on peut encore en France écumer dans les médias les objurgations de dizaines d'éminences en tous genres qui ont réclamé et contient à réclamer une "révolution culturelle" (sic) en France, dans leur ministère, dans leur industrie.

Il ne peut y avoir ni d'ignorance ni d'ambiguïté de la part de ces ministres, managers, ou maîtres-à-penser : l'expression "révolution culturelle" n'a jamais été utilisée avant son invention par Mao, ni depuis, si ce n'est pour désigner la sanglante et catastrophique "contre-révolution anti-culturelle" , stigmatisée par Souvarine .

En Chine, parler de révolution culturelle c'est comme évoquer Oradour-sur-Glane en France, en multipliant par 6 années, et quelques millions de victimes. L'expression n'existe donc que pour résumer une guerre civile, une tragédie, dont les horreurs ont été dévoilées par la Chine elle-même, de manière officielle et documentée, accessible à tous les étrangers qui souhaitent en prendre connaissance, en français ou en anglais, pas seulement en chinois.

C'est la Chine qui offre à Short les images très fortes de Peng Dehuai, le ministre de la défense, battu à mort sous l'objectif de plusieurs caméras, et de Liu Shaoqi, le président de la république battu avant d'aller mourir de faim et de mauvais traitements dans une cave.

Pour ceux qui voudraient se constituer un florilège didactique, et c'est sans doute la cas de tous les enseignants d'histoire et d'économie en classes terminales, il suffit de rechercher sur le web des expressions (françaises) comme "faut une révolution culturelle" ou "révolution culturelle est nécessaire". La moisson est sidérante, trente années après la mort de Mao et, dans la foulée, de la condamnation à mort de son épouse, de la condamnation par le gouvernement chinois de la révo. cul., dans son ensemble et dans tous ses détails.

Dans un océan de citations restituées par internet, retenons en deux prises au hasard sur la toile, aberrantes mais significatives : imagine-t-on ces deux orateurs-là réclamant "un Treblinka, un Auchwitz, pour résoudre nos/leurs problèmes" ?

Edgar Morin dans l'Humanité, il n'y a pas si longtemps : "Il faut une révolution culturelle qui reprenne les aspirations du socialisme sur d’autres notions de base que celles de la pensée de Marx".

François Fillon, devant Nicola Sarkozy, lors de l'Université d'été des Jeunes Populaires, La Baule, septembre 2005 : "Une révolution culturelle est nécessaire dans le pays ! ".

Plus cocasse : un Garde des sceaux aurait appelé de ses voeux une révolution culturelle au ministère de la justice, mais le temps manque pour interroger le service de presse de la place Vendôme sur la manière dont les enfants de magistrats auraient dénoncé leurs parents, les procureurs été battus à coup de ceinturons, la boucle du bon coté, par les greffières invitées, sous peine d'être elle-mêmes cognées et entassées dans les placards à balais, après s'être trémoussées avec les matons sur l'air de "la danse de la loyauté", avoir brulé les livres de la bibliothèque, etc.

Comme pour me servir la soupe, ou m'inviter de manière provocante à y tenir une chronique régulière, le secrétaire de rédaction des pages saumon du Figaro d'avant hier titre que l'Express va connaître sa "révolution culturelle" car cet hebdomadaire a été racheté par un Belge !

Six mois avant le trentième anniversaire de la mort de Mao, malgré l'insistance de de Pierre-André Boutang, qui préparait alors la production du documentaire vidéo de Short qui sort cette semaine en dvd, le patron de Arte refusera non seulement la programmation de Chinois encore un effort ... mais simplement de laisser ses collaborateurs, et l'habituelle commission de sélection, visionner ce classique ... dont la version américaine se gaussait de son Chairman lorsque celui-ci était maoïste.

Et l'INA, qui a co-produit le film, n'en retrouvera – en six mois – ni l'affiche, ni la fiche dans son catalogue, et encore moins une copie. Heureusement le négatif existe encore.

J'ai donc proposé à Pierre Haski, nouveau responsable de la rédaction de Libération, qui fut un bon correspondant de presse à Pékin, de lui offrir le film et d'en glisser un dvd le 9 septembre, date anniversaire, dans chaque numéro de son quotidien. C'était également dans mon esprit un hommage à Hélène Hazéra quand elle tenait la chronique des chansons dans Libé. Depuis qu'il a visionné le film, cet agréable convive ne m'a plus jamais invité à déjeuner.

Au Nouvel Observateur, le responsable des dvd(s), du moins se présente-t-il comme tel, a été plus franc en expliquant que Chinois ... passera plus facilement à la Cinémathèque de Shanghai que dans son hebdomadaire.

Trente ans après, c'est donc un délai raisonnable pour un décantation, pour comparer, (toujours les anti-sèches de classes terminales) deux biographies de Mao disponibles en français dont tout le monde parle : celle de Phil Short, qui a été autorisée puis traduite en Chine, et celle de Chang & Halliday qui ne l'est pas encore officiellement mais y circule.

La biographie par Short a fait l'objet par son auteur d'une adaptation télévisuelle qui a bénéficié d'un appui méritoire d'organismes officiels chinois, non seulement de l'accès à quelques témoins haut de gamme pour des interviews, mais aussi de vieilles bandes d'actualités rarissimes dont beaucoup méritent un "arrêt sur image", pour des commentaires détaillés qui malheureusement prendraient trop de place ici, mais seront bienvenus dans le TD des classes terminales, ou dans les cours d'histoire aux Langues'O.

Plus tard que les journalistes qui disposaient d'un dvd depuis deux semaines, j'ai découvert ce long documentaire lors de sa programmation hier et avant-hier sur la chaîne franco-allemande. Malgré les méritoires efforts de Boutang pour tirer sa production vers le haut, Short est décevant, pas du tout à la hauteur des images que la production lui a confiées, ni des efforts documentaires que des organismes chinois officiels ont consenti en sa faveur. En s'incrustant dans le paysage (comme Benny Hill parodiant CNN) Short n'ajoute vraiment rien à l'histoire du montage cinématographique, et ses propos affadissent le sujet.

Je recommande sincèrement aux lycéens précités de visionner, en toute objectivité, ce long documentaire de quatre heures, et d'écouter attentivement son commentaire pour en proposer un contrepoint. Si ce n'est pour Short, du moins pour Boutang qui a réuni les images et, en quelque sorte, les offre au détournement :

Je suggère aux lycéens concernés et à leurs enseignants, de repasser dans un deuxième temps les mêmes images, mais en coupant le son, sans le commentaire du journaliste anglais, et de vérifier comment faire coïncider telle ou telle séquence avec telle ou telle page des Habits neufs du Pt Mao de Simon Leys (désormais en Bouquins chez Laffont), de la Tragédie de révolution chinoise d'Harold Isaacs (Gallimard), de l'Histoire du PCC de Guillermaz (Payot), et du Mao, une histoire inconnue de Chang & Halliday (Gallimard).

L'épisode du "Pont de LuDing" sera un exercice facile pour les lycéens et le premier que les enseignants pourront utiliser pour leurs travaux pratiques : Short dispose du film de propagande tourné par des comédiens, offert par la Chine. Short s'est rendu sur place. Sur internet, et dans Chang & Halliday, on trouve l'explication offerte par Deng Xiaoping à des visiteurs américains : l'évènement n'a pas eu lieu : c'est un chromo des services de propagande pour créer une mythologie utile à l'enthousiasme des masses, et de Serge July. Pour surtout éviter de raconter ce que fut la Longue marche et ce que furent les luttes au sein du PCC, la mythologie maoïste a lancé des ballons qui dégonflent avec le temps.

En regardant, avec intérêt, cette séquence de Short je repensais à une célèbre photo d'un reporter américain où l'on voyait dans la Chine de l'autre guerre civile (pas la guerre civile maoiste) une dame grassouillette rigolant, devant un étalage de boisseaux de riz. Je ne garantis pas le poids de riz, mais tout le reste (et la photo peut se retrouver) et surtout l'impression écoeurante que m'avait laissée cette commerçante repue avec, en premier plan, à ses pieds, un enfant famélique, en train de mendier.

En constituant l'iconographie du Mao, Réalités d'une légende, de Guikovaty, il y a plus de trente ans, j'avais retrouvé à New York la planche contact du photographe. C'était du Doisneau devant l'hôtel de ville de Paris (avec le célèbre baiser de deux comédiens) : le gosse était indiscutablement maigre et mal nourri, mais la commerçante repue souriait à l'objectif parce que la prise de vues traînait et que le photographe avait du mal à trouver son angle et à cadrer le gosse, déplacé sur le devant de l'étalage pour la bonne pose –– qui fit le tour du monde.

Pour nombre des précieuses archives du Short, on a également envie de redonner les détails de la "planche contact intégrale" de tout ce que le Parti lui a fourni. Ces détails sont disponibles. Ils sont intéressants. Ils méritent d'être expliqués en classe et de dépasser le "son d'Arte".

L'oeuvre de Short a été initialement soutenue par un organisme officiel chinois qui a fourni, et peut-être même vendu [on est sous le socialisme aux couleurs du marché], un bonne partie de la documentation. Mais le dvd une fois visionné on peut penser que les camarades responsables du département concerné vont se demander comment se repasser cette pomme de terre chaude : un docu-vidéo riche de documents historiques bruts exceptionnels, accompagnés d'interviews dont certaines feront date (celle de la fille de Liu Shaoqi en particulier) qui permet à tout propriétaire d'un Mac en Chine de réaliser sa version et son commentaire, tout comme les lycéens français et élèves de la classe d'histoire des Langues'O. vont le faire, cet article en mains, j'espère.

Qu'on ne se méprenne pas, je ne fais pas mine d'être irrité par le commentaire de Short. Je trouve vraiment affligeant que "trente ans" après, riche de documents qu'en 1976 on ne pouvait absolument pas sortir de Chine, où d'ailleurs on entrait pas, Short en dise moins et moins bien que Leys en 1971, et que l'histoire de ce despote épouvantable soit si mal racontée.

Dans le même temps, Mao continue à grincer des dents , coincé dans sa chasse en cristal, contre Deng Xiaoping et ses successeurs. Pour les lycéens, ou jeunes profs d'histoire, qui veulent se lancer dans le cinéma, à peu près à l'âge où je l'ai fait, il y a trente ans c'est donc facile et plus rapide : FinalCut Pro sur Mac a remplacé la table de montage 35mm et les colleuses avec leur odeur d'acétone. Ne parlons pas des effets spéciaux qui sont désormais à la portée de tous.

Les documents sont là, plus nombreux et même offerts par le Parti communiste chinois. L'histoire a un peu décanté, même si le sinologues français sont en retard. On peut voyager en Chine (ce qui n'était pas le cas à l'époque). Et les lycéens peuvent même encore utiliser le Dr Domenach du Céri comme tête à claques. Je leur offre un titre avec mes meilleurs voeux pour le Short revisité, re-commenté et re-monté : La malédiction de la momie.


René VIÉNET, « Mao : arrêts sur images », Le Figaro, 7 septembre 2006