Sunday, February 04, 2007

LA GRÈVE ASTURIENNE (G. DEBORD, 1963)


« Je joins à cette lettre quelques informations sur la récente grève des mineurs espagnols (dans les mines de charbon de la province des Asturies). C'est certainement l'événement le plus important de l'année pour le mouvement ouvrier en Europe. »

(Guy Debord à Toru Tagaki, le 28 octobre 1963.)


L'été de 1963 en Espagne fut marqué par une deuxième vague de l'attaque ouvrière contre le régime franquiste. La première réapparition menaçante du prolétariat espagnol — vingt-trois ans après la défaite d'abord de sa révolution, ensuite de la guerre civile contre le fascisme local et international — a été la grande vague de grèves au printemps de 1962. Malgré le fait que tout acte de grève soit hors la loi depuis la victoire de Franco, ces grèves, généralement victorieuses, qui se sont étendues dans la plus grande partie de l'Espagne, ont commencé dans les houillères des Asturies. Cette année, entre la dernière semaine de juillet et la fin de septembre, durant plus de soixante jours, les mineurs des Asturies ont organisé une grève qui pendant presque toute sa durée a réuni entre 40.000 et 50.000 travailleurs. Depuis le succès de 1962 l'agitation dans les mines asturiennes n'a jamais cessé. Des conflits portant sur les conditions de travail et des grèves ponctuelles se sont poursuivis continuellement. Cette fois, une grève spontanée, partie d'une seule mine de charbon, s'est étendue dans un esprit de solidarité partout dans la région minière des Asturies. Les métallurgistes de Miaros s'y étaient joints momentanément mais leurs revendications ont été vite satisfaites. Vers la fin du mouvement, quelques grèves ont éclaté parmi les mineurs du sud de l'Espagne (Río Tinto et Puertollano) tandis que l'agitation gagnait les travailleurs dans la région plombifère (Jaén). Cependant, à ce moment-là le mouvement asturien perdait de sa force et la grève ne s'est étendue ni en Catalogne où Barcelone est l'autre grand centre de l'industrialisation et du mouvement ouvrier en Espagne, ni au Pays basque ou à la région madrilène.

Les revendications des mineurs, plutôt affaiblis économiquement, portaient d'abord sur les salaires parce que la hausse du coût de la vie des seize derniers mois avait rongé les augmentations obtenues en 1962 ; mais elles ne se limitaient pas seulement à cet aspect. Elles s'appliquaient aussi aux conditions de travail, aux congés ; les métallurgistes de Miaros ayant obtenu un mois de congé par an, les mineurs ont tout de suite ajouté cette revendication aux leurs. La principale revendication des mineurs portait cependant sur le droit d'être représenté directement par leurs propres délégués, refusant le syndicat « vertical » de Franco qui est une organisation d'entreprise regroupant obligatoirement travailleurs et directeurs. En cela, la grève était directement politique, c'était une contestation de l'une des bases du régime que la bourgeoisie espagnole avait abandonné en 1936-39. C'était une lutte ouverte pour la dignité, donc une épreuve de force avec le régime détesté par tous les travailleurs espagnols.

Les formes de la lutte des mineurs asturiens montraient leur volonté d'indépendance. Chaque puits de mine a choisi son délégué, et en réunions clandestines ces délégués ont dirigé la grève. Ne reconnaissant pas le syndicat, les grévistes, pour présenter directement leurs revendications, ont envoyé au gouvernement de Madrid un groupe de mineurs atteints de silicose. Ces mineurs ont repété qu'ils n'avaient pas d'autres représentants qu'eux-mêmes.

La solidarité de tous les travailleurs de la région s'est constamment manifestée. Comme en 1962, ceux qui n'ont pas participé a la grève ont subi l'injure des grains de blé (nourriture pour les poulets, symbole de la lâcheté) jetés devant leurs portes. Les pêcheurs de Bilbao, après leur journée de travail en mer, ont organisé des heures supplémentaires de pêche afin de donner du poisson aux mineurs. Ceux des mineurs qui sont encore en possession d'un petit terrain cultivé l'ont travaillé avec d'autres camarades et en ont partagé les produits. Les petits commerçants de la région ont soutenu la grève en distribuant, individuellement, de la nourriture aux travailleurs de leur quartier. À ce propos, les mineurs asturiens disent que l'argent recueilli pour eux à l'étranger en 1962 ne leur a jamais été distribué ; qu'il est resté chez les bureaucrates de Prague (staliniens) ou de Toulouse (socialistes en exil), pour le financement de leur propagande. Ils exigent qu'on verse l'argent directement aux familles des grévistes.

Le rôle des anciennes organisations politiques du prolétariat espagnol, toutes plus ou moins gravement discréditées par leurs erreurs pendant la révolution et la guerre civile, est actuellement très limité alors que toutes (anarchistes, staliniens, socialistes, P.O.U.M.) possèdent encore des réseaux clandestins. Les plus actifs en rapport avec le mouvement des Asturiens semblent avoir été d'une part l'Alliance syndicale, constituée par des anarchistes militants et des socialistes mais comptant beaucoup de jeunes travailleurs qui n'adhèrent pas à ces idéologies précises, ec d'autre part le F.L.P. (Front de libération populaire), qui est une organisation récente de style castriste, dont le recrutement initial s'est fait surtout parmi les intellectuels et les étudiants. Le Parti communiste est particulièrement méprisé parmi le prolétariat à cause de sa politique d'union avec toutes les classes d'Espagnols — y compris la bourgeoisie monarchiste — afin d'obtenir pacifiquement et de manière « démocratique », le remplacement de la dictature franquiste. Le Parti communiste tend donc à garantir au capitalisme que le changement politique essentiel ne risquera pas d'être révolutionnaire. Cette directive politique est abondamment diffusée en espagnol par Radio Prague.

En 1962, le gouvernement franquiste, effrayé par l'ampleur des grèves, avait tenté aussi longtemps que possible d'en cacher l'existence. Finalement il dut non seulement admettre l'existence de grèves illégales mais aussi celle des augmentations de salaires. La répression fut limitée après la fin de la grève à la déportation d'un petit nombre de travailleurs militants. Cette fois l'existence de la grève fut admise tout de suite par le gouvernement. Mais elle fut justifiée techniquement par la crise mondiale des mines de charbon en raison des nouvelles sources d'énergie, crise qui est réelle partout en Europe (attestée par les grèves récentes des mineurs français et des mineurs belges dans le Borinage) et particulièrement en Espagne où les niveaux d'extraction ne sont pas rentables, surtout dans la perspective de l'intégration économique européenne. Les autorités ont réagi d'abord par une série de lock-out, tout en proposant un débat sur l'avenir global des mines avec le syndicat. Les mineurs ont refusé un tel débat. Lors de chaque réouverture officielle des mines (on a fait quelques tentatives irrégulières et ridicules pour rouvrir les mines ; après un certain temps ce fut chaque lundi), la direction a dû convenir qu'il n'y avait pas assez de mineurs pour organiser les équipes de travail et a déclaré un nouveau lock-out. En même temps que le gouvernement laissait la grève s'enliser par l'épuisement des ressources financières des travailleurs, il a exercé tout son pouvoir pour enrayer une extension de la grève qui risquait de le renverser. Ses armes furent non seulement des concessions économiques (à Miaros) mais aussi une répression policière d'une extrême violence. Certains mineurs ont été arrêtés et emprisonnés. Beaucoup ont été torturés.

Parallèlement à cette répression, qui était autant que possible cachée, mais qui a déjà suscité la protestation publique d'un certain nombre d'intellectuels espagnols, le gouvernement franquiste a organisé des procès spectaculaires contre la menace anarchiste. Cinq anarchistes militants ont été arrêtés après — ou parfois avant — des attentats par explosifs d'une très faible puissance, pour manifester contre le tourisme sous une dictature (l'afflux de touristes venus du reste de l'Europe augmente chaque année et constitue un apport essentiel à l'économie franquiste). Deux anarchistes espagnols ont été exécutés par le garrot (supplice délibérément médiéval). Trois jeunes Français ont été condamnés de quinze à trente ans de prison.

L'ampleur des luttes asturiennes et la répression qui continuent actuellement vont certes peser lourd sur les suites de la crise du franquisme. Les mineurs asturiens occupent une place inoubliable dans l'histoire de l'Espagne moderne. En 1934, leur insurrection armée leur a permis de prendre le pouvoir dans toute la région, et ce n'est qu'après une semaine d'opérations militaires menées principalement par l'armée coloniale espagnole que la Commune asturienne fut vaincue. Cet affrontement armé avait été, dans les deux camps, le prélude à la guerre civile générale, au cours de laquelle la génération précédente de ces mêmes mineurs asturiens devinrent les fameux dinamiteros des batailles de Madrid et de Guadalajara.

Les mineurs asturiens sont donc au centre des contradictions de l'Espagne actuelle. En elles-mêmes leurs revendications actuelles sont à la fois acceptables et inacceptables. Elles sont en principe acceptables par le capitalisme moderne (droit de grève et droit de pression syndicale pour l'augmentation régulière des salaires). Mais, dans la période où nous nous trouvons, la modernisation du capitalisme espagnol (avec l'aide du capital américain) est assez avancée pour qu'on puisse considérer que la base sociale de la classe dominante a été profondément modifiée depuis 1936. La prédominance est passée des propriétaires aux capitalistes industriels. Ceux-ci, construisant une nouvelle industrie orientée vers un rôle compétitif dans le Marché commun européen, n'arrivent pas à trouver dans la superstructure du régime franquiste un pouvoir adapté à leur activité et à leur profit maximum. (Les déclarations de la faction moderne du clergé espagnol en faveur des grévistes, précisément en 1962, exprimaient les intérêts de cette modernisation capitaliste ; l'octroi d'un mois de congé est également caractéristique.) Cependant, il est très difficile de remplacer en douceur le pouvoir du régime franquiste, qui est principalement l'exercice du pouvoir politique par la caste militaire, par les forces de la répression qui ont brisé la révolution prolétarienne. Le gouvernement franquiste ne peut devenir démocratique en soi, et ce régime restant le mode de gouvernement, les revendications des mineurs demeurent inacceptables. Toute liberté de la classe ouvrière est inacceptable pour un pouvoir dont la fonction n'a été rien d'autre que la suppression de cette liberté.

Le remplacement du pouvoir franquiste est donc mis en péril justement par la pression de la classe ouvrière que le régime franquiste, actuellement, pousse vers des mesures radicales. Les travailleurs sont la force principale qui peut balayer le régime franquiste, mais alors ils ne le feront pas pour établir un capitalisme plus moderne et une démocratie formelle, comme en Allemagne ou en France. En Espagne, les mémoires conservent une grande force politique parce que l'évolution politique, dès à présent arriérée, a été entravée, mise en hibernation, depuis la victoire de Franco. Tandis qu'une fois de plus l'évolution économique amène l'Espagne, dans des conditions spéciales, à un rendez-vous avec le capitalisme mondial et ses problèmes.

La montée actuelle du prolétariat espagnol n'a pas encore réussi à produire une organisation révolutionnaire adaptée à ses nouvelles possibilités, et cette absence a naturellement nui à l'extension du mouvement à toute l'Espagne, extension qui suffirait à détruire le régime franquiste et avec lui tout l'ordre social qui ne pourrait pas dépasser le niveau du régime franquiste. Mais en même temps, le fait que la classe ouvrière espagnole n'est pas dirigée par un parti réformiste ou stalinien aggrave la position des intérêts capitalistes modernes, réduit leur marge de possibilités de travail, aboutit à une contradiction explosive. Dans son incapacité permanente à organiser un pouvoir adapté à ses fins, la classe dominante espagnole prononce contre elle-même un jugement que le prolétariat peut rendre exécutoire.

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