LETTRE DE LOIN (Ivan CHTCHEGLOV, 1964)
Ivan CHTCHEGLOV
Ivan Chtcheglov a participé aux recherches qui sont à l’origine du mouvement situationniste, et son rôle y a été irremplaçable, dans les premières esquisses théoriques comme dans la conduite pratique (les expériences de dérives). Sous le nom de Gilles Ivain, il avait rédigé dès 1953 — ayant alors dix-neuf ans — le texte intitulé Formulaire pour un urbanisme nouveau, qui a été publié, par la suite, dans le premier numéro d’Internationale Situationniste. Ayant passé les cinq dernières années dans une clinique psychiatrique, où il est encore, il n’a repris contact avec nous que bien longtemps après la formation de l’I.S. Il s’emploie actuellement à rectifier, en vue d’une réédition, son écrit de 1953 sur l’architecture et l’urbanisme. Les lettres dont les lignes qui suivent sont extraites ont été adressées, dans le courant de la dernière année, à Michèle Bernstein et Guy Debord La condition qui est actuellement faite à Ivan Chtcheglov peut être ressentie comme une des formes toujours plus différenciées que revêt, avec la modernisation de la société, ce contrôle de la vie qui a mené, en d’autres temps, à la Bastille pour athéisme, par exemple, ou à l’exil politique.
Je suis dans un milieu privilégié pour étudier le groupe et les fonctions des individus dans un groupe.
La dérive (au fil des actes, avec ses gestes, sa promenade, ses rencontres) était exactement à la totalité ce que la psychanalyse (la bonne) est au langage. Laissez-vous aller au fil des mots, dit l’analyste. Il écoute, jusqu’au moment où il dénonce ou modifie (on peut dire détourne) un mot, une expression ou une définition. La dérive est bien une technique, et presque une thérapeutique. Mais comme l’analyse sans rien d’autre est presque toujours contre-indiquée, de même la dérive continuelle est un danger dans la mesure où l’individu avancé trop loin (non pas sans bases, mais…) sans protections, est menacé d’éclatement, de dissolution, de dissociation, de désintégration. Et c’est la retombée dans ce que l’on nomme « la vie courante », c’est-à-dire en clair « la vie pétrifiée ». Dans cette mesure, je dénonce maintenant la propagande pour une continuelle dérive du Formulaire. Oui, continuelle, comme le jeu de poker à Las Vegas, mais continuelle pour un temps, réservée au dimanche pour les uns, à une semaine en bonne moyenne ; un mois, c’est beaucoup. Nous avons pratiqué, en 1953-1954, trois ou quatre mois ; c’est la limite extrême, le point critique. C’est miracle si nous n’en sommes pas morts. Nous possédions une mauvaise santé de fer.
Un facteur — qui ne vérifie que trop bien nos théories élémentaires — a joué énormément : pendant plusieurs années, la clinique était installée dans un château avec gargouilles, machicoulis, épaisses portes de bois clouté, planchers (et non pas mosaïques, plus hygiéniques), haute tour, mobilier partiellement ancien, cheminées armoriées, etc. Mais depuis, on a reconstruit une clinique moderne. Certes, c’est plus pratique à entretenir, mais à quel prix ! Il est pratiquement impossible de lutter contre l’architecture. On dit de plus en plus « la clinique » à la place du « château », et « malades » au lieu de « pensionnaires ». Et tout est du même goût… Les mots travaillent.
Je viens, bien à la légère, d’accepter le rôle du boucher dans « L’Ampelour » d’Audiberti. Petit rôle. Mais la fatigue ! Rien de plus fatigant que de monter sur scène quand on est malade.
Dans mes bons moments, lorsque je revois toute l’insuffisance de ce Formulaire, qui pourtant était parfait, je m’arrache les cheveux. Et autant pour les numéros d’I.S. On pourrait faire tellement mieux avec un peu :
De temps — de chance — de santé — d’argent — de réflexion.
(Et aussi) de bonne humeur — de cœur à l’ouvrage — d’amour — et de précaution.
Mais l’entourage ! Les courants ! Les autres ! Les bifurcations ! C’est compliqué.
Et c’est toujours la demande démente du monde : ayez du génie, oui, mais en vivant comme nous. Ils sont fous. Et ils vont encore me coller une nouvelle étiquette dans leur dossier.
Puisque nous en sommes au potlatch somptuaire, voici un titre :
Des êtres se rencontrent, de J.A. Schade, le plus grand roman du vingtième siècle, et de loin, introuvable malheureusement. Sauf, peut-être, par petite annonce. Il se termine par la petite chanson « que nous chantions quand nous étions enfants » :
Les riches, ça marche en voiture,
Les pauvres, à pied.
Nous, nous nous amusons.
C’est dur d’être dans le trou, et de connaître l’enjeu. Je suis devenu, moi aussi, un symbole, et même ici, ils l’ont compris. Passera, passera pas, reviendra à sa langue ou reperdra la mémoire ?
Mais j’ai beau faire de l’angoisse, je voudrais orienter mon texte davantage dans le sens du bonheur ; et Chirico est certes un précurseur en perspectives architecturales, mais en perspectives architecturales angoissantes. Nous trouverons d’autres choses plus gaies. Ou alors montrer et dénoncer l’angoisse chez Chirico. Mon texte n’était pas assez clair.
Il ne reste plus qu’à sortir malade, vu l’impossibilité de se soigner en clinique… On s’en doutait bien, il y a dix ans, nous n’étions vraiment pas bêtes, pas bêtes du tout. Si l’impossibilité de se soigner en clinique est une opinion indéfendable pour le patron, cependant je maintiens, absolument en accord avec K[amouh], qu’on ne peut pas se soigner ici. La maison démolirait n’importe lequel d’entre nous. Pas exprès, bien sûr. Mais quoi ?
Je fais de la propagande situationniste avec un ou deux membres du personnel. Pourquoi pas ?
Et comment sortir ? Comment se reposer assez pour sortir ? Impossible, probablement.
Sortir ! Ils me font peur ! Je phantasme à plaisir : ils trouveront un moyen de m’affoler et ils m’embarqueront. En 1959, on avait convoqué deux cars bourrés de flics (autant qu’il m’en souvienne). Enfin, 24 flics pour votre camarade… Cependant, vous me connaissez aussi lorsque je suis très mal. Il n’y a pas de quoi envoyer 24 flics. D’ailleurs, il n’y a jamais de quoi !
Que vous dire d’autre, mon cher Guy ? Je suis malade. Je suis dans les jérémiades, les 400 volontés, la haine, le délire, les imprécations, l’« amour funeste et jaloux », les menaces, les coups de l’enfance, les prophéties de malheur de L[anglais], et les « écoute ta mère » de W[olman].
Les fêtes, ici, cela vaut la peine d’être vu. Je crois que vous n’y perdriez pas votre temps. C’est moins triste que les fêtes de tout le monde. C’est ce qu’il y a de mieux ici, les fêtes.
Sur l’exclusion d’A[ttila] K[otányi], que dire d’autre ?… Ces exclusions devraient cesser. Je sais que ce n’est pas facile : il faudrait prévoir les évolutions, ne pas accepter d’avance les suspects, enfin l’idéal, quoi. Ces exclusions font partie de la mythologie situationniste.
Ivan CHTCHEGLOV.
Ivan CHTCHEGLOV, « Lettre de loin », Internationale Situationniste, numéro 9, août 1964 (Comité de rédaction : Michèle BERNSTEIN, J. V. MARTIN, Jan STRIJBOSCH, Raoul VANEIGEM ; Directeur : Guy DEBORD)
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