Sunday, March 25, 2007

ACTUALITÉ (printemps 2006)



Émotion, trouble d'avoir entre les mains, pour quelques secondes, cette feuille sur laquelle Guy a écrit d'une plume sage : «Il me semble ­ PAS À TOUTES LES HEURES ­ que nous ne sommes pas mûrs pour le suicide, et qu'il y a des multitudes de choses à faire, si on dépasse certaines barrières et sans renoncer à rien du mépris que nous avons sincèrement affirmé à propos de presque tout.»

C'est une lettre de Debord, âgé d'une vingtaine d'années, adressée à son grand ami Hervé Falcou. Les deux postadolescents font connaissance à Cannes, ils se prennent un jour pour Rimbaud, l'autre pour Lautréamont, ils boivent beaucoup, se demandent si une vie sans incandescence mérite d'être vécue. Pas à toutes les heures.

A quel prix ? Cette lettre sera mise à l'encan cet après-midi à Drouot. Estimation par l'expert Alain Nicolas : 1 000 à 1 200 euros. Debord aux enchères, réjouissante absurdité. Peut-être ce vieux bout de papier ne vaut-il rien, peut-être vaut-il mille fois plus. Comme le reste de la correspondance d'ailleurs, car ce sont une trentaine de lettres et manuscrits qui seront dispersés aujourd'hui. Guy Debord les a rédigés entre l'âge de 18 et de 22 ans. Quatre années (1949-53) qui le mènent d'une enfance chahutée aux prémices de l'Internationale situationniste.

Le contenu de ces documents avait été en partie révélé il y a deux ans dans un livre (Le marquis de Sade a des yeux de fille, Fayard) qui reproduisait ces papiers sous forme de simples fac-similés. Et puis voilà ces petites choses pré-situ, poétiques et désespérées, qui ressurgissent «en chair et en os» pour disparaître sans doute à jamais.

Le futur auteur de la Société du spectacle écrit aussi à son cher Hervé : «Il est possible qu'ensemble nous définissions une vie et une écriture qui valent la peine d'être jouées. Seul j'y renonce. L'idée du suicide m'étant brusquement devenue étrangère, je végète. Ça pourrait durer longtemps. De toute façon j'en ai marre prodigieusement.» Estimation : 800 à 1 000 euros.

Passent et repassent les noms de Michaux, Sade, Breton, Sartre. Un «plan d'embellissement de Paris» est esquissé : « Pont de Solférino. Laisser en son milieu un vide de 1 mètre 20 pour exercer au sport la jeunesse, force future de la France. »

Le jeune homme envisage un Signal pour une émeute à tout prix. Des cadavres exquis, des poèmes, du n'importe quoi : « Le vomi pustuleux anéantit l'alligator gidien. » Les deux amis cherchent des issues, des voies nouvelles, et puis rechutent : « Tout est cassé, Hervé, l'amour même. » Sur une page quadrillée de cahier d'écolier. Dans les 1 000 euros.

Voilà juste trois ans, la dispersion à Drouot de la collection Breton avait suscité quelques bousculades. A cette aune, la vente Debord devrait se terminer par une grande distribution de baffes. Mais c'est peu probable. « Quel paradis pourrons-nous tirer de tant de ruines, Hervé, sans y sombrer ? » Signé « François Villon ». Quatre pages in-8 carré. Peut-être 1 500 euros.

« Je ne disparaîtrai pas. » Debord raconte à son ami une de ses soirées très alcoolisées suivie par douze heures de raide gueule de bois, «l isant du Sartre dans mes moments de lucidité ». « Dans cet état, j'ai fait quelques constatations : je ne disparaîtrai pas, ce serait trop long, trop fatigant. D'autre part le suicide auquel je n'ai cessé de penser depuis environ six mois ­ je m'en détourne pour quelque temps .» Au verso, l'auteur a écrit en très grandes lettres : « Le dadaïste Guy Debord vous attend au tournant. Métro Porte des Lilas. » Deux pages in-folio. 1 200 euros ?

Le 30 novembre 1994, Debord se tirait une balle dans le coeur. Vente à partir de 14 heures.


Edouard LAUNET, « Drouot dans les petits papiers de l'ado Debord. La correspondance du futur fondateur de l'Internationale situationniste à l'encan. », Libération, 11 mai 2006

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