EXERCICE DE LA PSYCHOGÉOGRAPHIE IV : Ferdinand CHEVAL
Psychogéographique dans l'architecture
J'avais bâti, dans un rêve, un palais, un château ou des grottes ; je ne peux pas bien vous l'exprimer ; mais c'était si joli, si pittoresque, que dix ans après, il était resté gravé dans ma mémoire et que je n'avais jamais pu l'en arracher. [...]
Voilà qu'au bout de quinze ans, au moment où j'avais à peu près oublié mon rêve, que j'y pensais le moins du monde, c'est mon pied qui me le fait rappeler.
Mon pied avait accroché un obstacle qui faillit me faire tomber ; j'ai voulu savoir ce que c'était. C'était une pierre de forme si bizarre que je l'ai mise dans ma poche pour l'admirer à mon aise [...]
C'est une pierre molasse, travaillée par les eaux et endurcie par la force des temps, elle devient aussi dure que des cailloux. Elle présente une sculpture aussi bizarre qu'il est impossible à l'homme de l'imiter : elle représente toute espèce d'animaux, toutes espèces de caricatures.
Je me suis dit : « puisque la nature veut faire la sculpture, moi, je ferai la maçonnerie et l'architecture. »
Voici mon rêve. A l'œuvre me suis-je dit.
De ce jour, j'ai parcouru les ravins, les coteaux, les endroits les plus arides [...] Je transportais des paniers [...] ma tournée de facteur était de plus de 30 kilomètres par jour et j'en parcourais des douzaines avec mon panier plein de pierres sur le dos, ce qui représentait une quarantaine de kilos chaque fois. Je vous dirais aussi que chaque commune possède son espèce de pierre toujours très dure.
Je faisais en parcourant la campagne des petits tas de ces pierres ; le soir avec ma brouette, je retournais les chercher. Les plus proches étaient à 4 ou 5 kilomètres, quelquefois jusqu'à 10 kilomètres. Je partais parfois à 2 ou 3 heures du matin.[...]
j'ai tout charrié moi-même [...] nuit et jour j'ai travaillé vingt-six ans, sans trêve ni merci.
Ferdinand CHEVAL
Nous les oiseaux que tu charmes toujours du haut de ces belvédères
Et qui chaque nuit ne faisons qu'une branche fleurie de tes épaules aux bras de ta brouette bien-aimée
Qui nous arrachons plus vifs que des étincelles à ton poignet
Nous sommes les soupirs de la statue de verre qui se soulève sur le coude quand l'homme sort
Et que des brèches brillantes s'ouvrent dans son lit
Brèches par lesquelles on peut apercevoir des cerfs aux bois de corail dans une clairière
Et des femmes nues tout au fond d'une mine
Tu t'en souviens tu te levais alors tu descendais du train
Sans un regard pour la locomotive en proie aux immenses racines barométriques
Qui se plaint dans la forêt vierge de toutes ses chaudières meurtries
Ses cheminées fumant de jacinthes et mue par des serpents bleus
Nous te précédions alors nous les plantes sujettes à métamorphoses
Qui chaque nuit nous faisons des signes que l'homme peut surprendre
Tandis que sa maison s'écroule et qu'il s'étonne devant les emboîtements singuliers que recherche son lit avec le corridor et l'escalier.
L'escalier se ramifie indéfiniment
Il mène à une porte de meule
Il s'élargit tout à coup sur une place publique
Il est fait de dos de cygnes une aile ouverte pour la rampe
Il tourne sur lui-même comme s'il allait se mordre
Mais non il se contente sur nos pas d'ouvrir toutes ses marches comme des tiroirs
Tiroirs de chair à la poignée de cheveux
A cette heure où des milliers de canards de Vaucanson se lissent les plumes
Sans te retourner tu saisissais la truelle dont on fait les seins
Nous te souriions tu nous tenais par la taille
Et nous prenions les attitudes de ton plaisir
Immobiles sous nos paupières pour toujours comme la femme aime voir l'homme
Après avoir fait l'amour.
André BRETON, « Facteur Cheval », Le Révolver à cheveux blancs, 1932
Facteur des postes à Hauterives (Drôme), Ferdinand Cheval avait quarante ans lorsqu'il commença à ramasser des pierres dans sa tournée quotidienne de 32 kilomètres. Pendant vingt-sept ans, il accumulera dans son jardin des cailloux qu'il maçonnera en « temple de la nature », puis en « palais idéal ». Il est intéressant de constater que l'architecture inventée par la facteur Cheval est en parfaite contradiction avec l'architecture technologique de son temps, vouée au métal, à l'angle droit. Rêve d'un homme du peuple, au début de la IIIème République, Cheval nous dit qu'en marchant pour distribuer les lettres il projetait de construire « un palais féerique, dépassant l'imagination, tout ce que le génie d'un humble peut concevoir... cherchant à faire renaître toutes les anciennes architectures des temps primitifs ». (...)
Entré de son vivant dans la légende archi-photographié devant son Palais, coiffé pour la circonstance de son képi de facteur, Cheval était devenu le gardien de musée de son propre tombeau et son autobiographie s'ouvrait par ces mots : « Fils de paysan, paysan, je veux vivre et mourir pour prouver que dans ma catégorie il y aussi des hommes de génie et d'énergie. »
Michel RAGON, Du côté de l'Art Brut, 1996
Les constructeurs en sont perdus, mais d’inquiétantes pyramides résistent aux banalisations des agences de voyage.
Le facteur Cheval a bâti dans son jardin d’Hauterives, en travaillant toutes les nuits de sa vie, son injustifiable «Palais Idéal» qui est la première manifestation d’une architecture de dépaysement.
Ce Palais baroque qui détourne les formes de divers monuments exotiques, et d’une végétation de pierre, ne sert qu’à se perdre. Son influence sera bientôt immense. La somme de travail fournie par un seul homme avec une incroyable obstination n’est naturellement pas appréciable en soi, comme le pensent les visiteurs habituels, mais révélatrice d’une étrange passion restée informulée.
Ébloui du même désir, Louis II de Bavière élève à grands frais dans les montagnes boisées de son royaume quelques délirants châteaux factices — avant de disparaître dans des eaux peu profondes.
La rivière souterraine qui était son théâtre ou les statues de plâtre dans ses jardins signalent cette entreprise absolutiste, et son drame.Il y a là, bien sûr, tous les motifs d’une intervention pour la racaille des psychiatres ; et encore des pages à baver pour les intellectuels paternalistes qui relancent de temps en temps un « naïf ».
Mais la naïveté est leur fait. Ferdinand Cheval et Louis de Bavière ont bâti les châteaux qu’ils voulaient, à la taille d’une nouvelle condition humaine.
« Prochaine planète », Potlatch, numéro 4, 13 juillet 1954
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