Monday, July 31, 2006

THÉORIE DE LA DÉRIVE (seconde version, décembre 1958)

« Je me suis mise de bonne heure au-dessus des chimères de la religion, parfaitement convaincue que l'existence du créateur est une absurdité révoltante que les enfants ne croient même plus. »

Sade.


Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.

Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit a priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.

L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante de centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale.

Chombart de Lauwe dans son étude sur Paris et l’agglomération parisienne (Bibliothèque de Sociologie Contemporaine, P.U.F. 1952) note qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » ; et présente dans le même ouvrage — pour montrer « l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu… géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit » — le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement ; ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano.

Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives — dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte —, ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.

Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.

Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote — parce que tout cela participerait d’une même libération antidéterministe — quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : « il faut, bien entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ». Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être « aussi dénués que possible d’intelligence, de sociabilité et de sexualité », et, par conséquent, « vraiment indépendants les uns des autres ».

Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : « Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé. »



*


On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.

La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.

Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même davantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.

L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.

Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on s’en tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.

Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leur domicile, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il en vaut la peine (à l’extrême limite la dérive-statique d’une journée sans sortir de la gare Saint-Lazare (1) ).

L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psychogéographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier en lui-même inconnu, jamais parcouru, n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps.(2)

La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le « rendez-vous possible ». Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce « rendez-vous possible » l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le « rendez-vous possible ». De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis, l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presques infinies de ce passe-temps.

Ainsi le mode de vie peu cohérent, et même certaines plaisanteries réputées douteuses, qui ont été toujours en faveur dans notre entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive. Ce que l’on peut écrire vaut seulement comme mots de passe dans ce grand jeu. (3)



*

Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiance, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser, à l’aide des vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme.

Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.

Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possiblités modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955, la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement :

« Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus. »

(À suivre.) (4)


G.-E. DEBORD, « Théorie de la dérive », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

_______________________________

1. La première version de cet article, publiée dans le numéro 9 des Lèvres nues en novembre 1956 comportait : « la gare Lazare ». [Note de Debordiana.]

2. Dans la version des Lèvres nues, ce paragraphe comportait deux dernières phrases :

« Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est, occasionnellement, quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus. » [Note de Debordiana.]

3. Ce paragraphe a été sensiblement modifié ; dans la version des Lèvres nues :

« Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive. » [Note de Debordiana.]

4. Manque ici le dernier paragraphe de la version des Lèvres nues :

« Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette activité entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà. »

Cet article était en outre suivi de « Deux comptes rendus de dérive ». [Note de Debordiana.]

Sunday, July 30, 2006

ESSAI DE DESCRIPTION PSYCHOGÉOGRAPHIQUE DES HALLES (décembre 1958)


« De fait, pour obtenir les plus simples améliorations dans les rapports sociaux, il faut mobiliser une si extraordinaire énergie collective, que si l’importance réelle de cette disproportion apparaissait sous son véritable jour à la conscience publique, elle agirait comme un facteur de découragement…Cette affreuse disproportion doit être considérablement atténuée pour les consciences, par une amplification artificielle et grosse de mythologie des résultats attendus, portée jusqu’à des proportions répondant davantage à la somme des efforts engagés et dont il est déjà impossible de cacher l’importance, puisqu’elle est directement ressentie. Ces déformations qui, observées de l’extérieur, ont un aspect fantaisiste, sont précisément l’œuvre des idéologies qui, pour cette raison, constituent la condition indispensable du progrès social. »

Leszek Kolakowski (Responsabilité et Histoire).

Le monde dans lequel nous vivons, et d’abord dans son décor matériel, se découvre de jour en jour plus étroit. Il nous étouffe. Nous subissons profondément son influence ; nous y réagissons selon nos instincts au lieu de réagir selon nos aspirations. En un mot, ce monde commande à notre façon d’être, et par là nous écrase. Ce n’est que de son réaménagement, ou plus exactement de son éclatement, que surgiront les possibilités d’organisation, à un niveau supérieur, du mode de vie.

Les situationnistes se sentent capables, grâce à leurs méthodes actuelles et aux développements prévus dans ces méthodes, non seulement de réaménager le milieu urbain, mais de le changer presque à volonté. Jusqu’à ce jour l’absence de crédits, le peu d’aide que nous ont apporté des gens qui, par ailleurs, se prétendent intéressés par tout ce qui touche à l’urbanisme, à la culture, et à leur réaction sur la vie, cette carence donc ne nous a permis d’entreprendre qu’une expérimentation très réduite, restant presque au niveau du jeu personnel. Mais ce que nous voulons n’est pas moins qu’une intervention directe, effective, nous menant après les études préliminaires qui s’imposent — et ici la psychogéographie sera d’un grand poids — à instaurer des ambiances nouvelles, situationnistes, dont les traits essentiels sont la courte durée et le changement permanent.

La psychogéographie, étude des lois et des effets précis d’un milieu géographique consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif, se présente, selon la définition d’Asger Jorn, comme la science-fiction de l’urbanisme.

Les moyens de la psychogéographie sont nombreux et variés. Le premier, et le plus solide, est la dérive expérimentale. La dérive est un mode de comportement expérimental dans une société urbaine. C’est, en même temps qu’un mode d’action, un moyen de connaissance, particulièrement aux chapitres de la psychogéographie et de la théorie de l’urbanisme unitaire. Les autres moyens, tels la lecture de vues aériennes et de plans, l’étude de statistiques, de graphiques ou de résultats d’enquêtes sociologiques, sont théoriques et ne possèdent pas ce côté actif et direct qui appartient à la dérive expérimentale. Cependant, grâce à eux, nous pouvons nous faire une première représentation du milieu à étudier. Les résultats de notre étude, en retour, pourront modifier ces représentations cartographiques et intellectuelles dans le sens d’une complexité plus grande, d’un enrichissement.

Les moyens de la psychogéographie sont nombreux et variés. Le premier, et le plus solide, est la dérive expérimentale. La dérive est un mode de comportement expérimental dans une société urbaine. C’est, en même temps qu’un mode d’action, un moyen de connaissance, particulièrement aux chapitres de la psychogéographie et de la théorie de l’urbanisme unitaire. Les autres moyens, tels la lecture de vues aériennes et de plans, l’étude de statistiques, de graphiques ou de résultats d’enquêtes sociologiques, sont théoriques et ne possèdent pas ce côté actif et direct qui appartient à la dérive expérimentale. Cependant, grâce à eux, nous pouvons nous faire une première représentation du milieu à étudier. Les résultats de notre étude, en retour, pourront modifier ces représentations cartographiques et intellectuelles dans le sens d’une complexité plus grande, d’un enrichissement.

Nous avons choisi, comme sujet d’une étude psychogéographique, le quartier des Halles qui, à l’inverse des autres zones ayant fait jusqu’à présent l’objet de certaines descriptions psychogéographiques (Continent Contrescarpe, zone des Missions Étrangères) est extrêmement animé et fort connu, tant de la population parisienne que des étrangers qui ont quelque peu séjourné en France.



Plan no1. L'UNITÉ D'AMBIANCE DES HALLES.



Nous précisons d’abord les limites du quartier tel que nous le concevons ; les divisions caractérisées du point de vue des ambiances ; les directions que l’on est porté à prendre dans et hors ce terrain ; puis nous émettrons quelques propositions constructives.

Le quartier des Halles, en termes de division administrative, est le deuxième quartier du premier arrondissement. Placé au centre de Paris, il est en contact avec des zones en tous points différentes les unes des autres. Le quartier, considéré du point de vue de l’unité d’ambiance, ne diffère que légèrement de ses limites officielles, et principalement par un assez large empiètement au nord sur le deuxième arrondissement. Nous retenons les frontières suivantes : la rue Saint-Denis à l’est ; les rues Saint-Sauveur et Bellan au nord ; les rues Hérold et d’Argout au nord-ouest ; la rue Croix-des-Petits-Champs à l’ouest ; enfin au sud la rue de Rivoli qu’il faut doubler, à partir de la rue de l’Arbre-Sec, par la rue Saint-Honoré (voir plan n° 1).

L’architecture des rues et le décor mouvant qui les complique chaque nuit, peuvent donner l’impression que les Halles sont un quartier difficile à pénétrer. Il est vrai que dans la période d’activité nocturne, les embouteillages de camions, les barricades de cageots, le mouvement des travailleurs avec leurs diables mécaniques ou à bras interdisent l’accès des voitures et font dévier presque constamment le piéton de sa route (ceci favorisant énormément l’anti-dérive circulaire). Mais en dépit des apparences, le quartier des Halles, de par les voies d’accès qui le bordent ou le traversent en tous sens, est l’un des plus faciles à franchir.

Quatre grandes voies traversent les Halles de bout en bout, et contribuent ainsi à leur morcellement en zones d’ambiance distinctes, mais qui toutes sont communicantes : la plus importante de ces voies, orientée est-ouest, est constituée par la rue Rambuteau qui, par divers prolongements aboutit dans la région de la Banque de France ; la rue Berger, également orientée est-ouest, la double dans le sud ; la rue du Louvre, orientée nord-sud ; la rue des Halles, orientée sud-est-nord-ouest. Il existe de nombreuses voies de pénétration secondaires, par exemple la suite des rues du Pont-Neuf-Baltard, au contact de la rive gauche à travers le Pont-Neuf et de divers secteurs au nord à travers les rues Montmartre, de Montorgueil et, dans une moindre mesure, de Turbigo. Cette voie doit être cependant considérée comme secondaire à cause des deux coupures relatives que constitue le franchissement de la rue de Rivoli et des grands bâtiments des Halles Centrales.

La caractéristique essentielle de l’urbanisme des Halles est l’aspect mouvant du dessin des lignes de communication, tenant aux différents barrages et aux constructions passagères qui interviennent d’heure en heure sur la voie publique. Les zones d’ambiance séparées, qui restent fortement apparentées, viennent toutes interférer au même endroit : le complexe place des Deux-Écus-Bourse du Commerce (rue de Viarme).

La première zone, dans l’est, est comprise entre les rues Saint-Denis, de Turbigo, Pierre-Lescot et la place Sainte-Opportune. C’est la zone de la prostitution, avec une multitude de petits cafés. En fin de semaine une foule masculine et misérable, venue d’autres quartiers, cherche à s’y divertir. Autour du square des Innocents se maintient une population de clochards. L’ensemble de cette zone est déprimant. (…).

La rue Saint-Denis marque une coupure assez soudaine entre cette zone et les quartiers Saint-Merri-Saint-Avoye vers l’est, mais cette coupure participe encore à l’ambiance des Halles. La coupure étant aggravée aussitôt par le boulevard de Sébastopol, le lieudit Plateau Saint-Merri se trouve sous une influence très atténuée des Halles, alors que sa participation à l’activité économique du quartier (stationnement des camions) tendrait plutôt à l’y intégrer.

La seconde zone, au sud, s’étend entre les rues de Rivoli-Arbre-Sec-Saint-Honoré et la rue Berger. Au contact, dans la journée, de la fièvre commerçante de la rue de Rivoli et du marché aux fleurs qui occupe les Halles Centrales, cette zone est, la nuit, laborieuse et gaie. C’est ici qu’il y a le plus grand nombre de restaurants et de cafés fréquentés par les travailleurs des Halles (…).

La troisième zone, qui est à l’est (entre la rue du Louvre et la rue Croix-des-Petits-Champs), est calme le jour comme la nuit. Un assez grand ordre y règne, et l’activité des Halles va s’atténuant, ainsi que l’ambiance, de l’est à l’ouest, pour s’arrêter totalement devant la Banque de France et la Place de Valois. Cette marge frontière annonce déjà les quartiers riches qui se trouvent à proximité (Palais-Royal, Opéra). Presque tout donne à penser que l’on se trouve dans un quelconque quartier d’habitation plutôt que dans une partie des Halles. Pourtant des passages comme la Galerie Véro-Dodat ou la Cour des Fermes révèlent cette ambiance mouvante, et confèrent à cette zone un caractère bizarre et flou (…).

La rue Croix-des-Petits-Champs est une ligne tangente à l’unité d’ambiance des Halles. Son intérêt réside dans les possibilités de contact qu’elle laisse paraître, surtout quand elle passe au voisinage de la plaque tournante place des Deux-Écus-rue de Viarme. Quant à la place des Victoires, dans laquelle elle débouche au nord, c’est un poste frontière, étranger aux Halles et détournant d’y accéder. La Place des Victoires est une place de défense des quartiers bourgeois (dans le même esprit de lutte des classes transportée dans l’urbanisme il faut citer l’écrasant Palais de Justice de Bruxelles, à la limite des quartiers pauvres).

Avec la quatrième zone, qui constitue le nord des Halles, nous arrivons à la partie la plus étendue et surtout la plus célèbre de ce vaste complexe urbain. Traçons ses limites. D’abord la rue Rambuteau, prolongée à l’ouest de l’église Saint-Eustache par la rue Coquillère, en constitue la principale façade (le côté opposé de cette voie n’étant autre que l’alignement des pavillons des Halles Centrales). La frontière de l’est suit la rue Pierre-Lescot puis glisse par la rue Turbigo jusqu’à la rue Saint-Denis. À l’ouest la zone s’arrête aux rues Hérold-d’Argout. Dans la partie septentrionale, au-delà de la rue Étienne-Marcel, on découvre une marge frontière où l’influence des Halles, qui va se dégradant à mesure que l’on progresse vers le nord, s’exerce à travers des voies secondaires orientées généralement sud-ouest-nord-est, telles les rues Rousseau-Tiquetonne, la rue du Jour continuée dans le passage de la Reine de Hongrie, les rues Mauconseil-Française. Cette zone comprend à la fois une région d’habitation particulièrement misérable et les restaurants les plus renommés qui constituent le pôle d’attraction du tourisme riche dans les Halles ; une intense activité du commerce alimentaire de détail et une importante implantation administrative (Hôtel des Postes, Centre de l’E.D.F., rue Mauconseil, plusieurs écoles). Ces éléments entraînent une différenciation considérable entre les ambiances diurne et nocturne. Durant la nuit c’est cette zone qui concentre presque tous les traits de divertissement des Halles, au sens bourgeois et traditionnel de cette conception (…).




Plan no2. COURANTS INTERNES ET COMMUNICATIONS EXTÉRIEURES DES HALLES.



La zone d’interférence centrale, la plaque tournante des différentes directions d’ambiances des Halles est, comme nous l’avons signalé, le complexe Bourse du Commerce-Place des Deux-Écus. Cette zone se trouve à l’extrémité ouest du bloc constitué par la juxtaposition des grands pavillons des Halles Centrales. Mais ces constructions n’agissant pas comme liaison mais au contraire comme coupure, la rue Carême qui les traverse dans le sens de la longueur ne participe pas à cette relation.

Ces différentes directions qui se recoupent dans cette plaque tournante affectent fortement le chemin qu’un incividu ou un groupe suivront, avec une apparence de spontanéité, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des Halles (voir plan n° 2).

Selon la théorie des zones concentriques urbaines, les Halles participent à la zone de transition de Paris (détérioration sociale, acculturation, brassage de populations, qui le milieu propice aux échanges culturel). On sait que dans le cas de Paris cette division concentrique se complique d’une opposition est-ouest entre les quartiers à prédominance populaire et les quartiers bourgeois, d’affaires ou résidentiels. La ligne de rupture est constituée au sud de la Seine par le boulevard Saint-Michel. Elle se trouve légèrement déviée vers l’ouest au nord de la Seine et passe alors par la rue Croix-des-Petits-Champs, la rue Notre-Dame-des-Victoires et leurs prolongements. C’est à la limite ouest des Halles que le Ministère des Finances, la Bourse et la Bourse du Commerce constituent les trois pointes d’un triangle dont la Banque de France occupe le centre. Les institutions concentrées dans cet espace restreint en font, pratiquement et symboliquement, un périmètre défensif des beaux quartiers du capitalisme. Le déplacement projeté des Halles hors de la ville entraînera un nouveau recul du Paris populaire qu’un courant continu rejette depuis cent ans, comme on sait, dans les banlieues.

Au contraire une solution qui va dans le sens d’une société nouvelle commande de conserver cet espace au centre de Paris pour les manifestations d’une vie collective libérée. Il faudrait profiter du recul de l’activité pratique-alimentaire pour encourager le développement sur une grande échelle des tendances au jeu de construction et à l’urbanisme mouvant spontanément apparues « dans les eaux glacées du calcul égoïste ». La première mesure architecturale serait évidemment le remplacement des pavillons actuels par des séries autonomes de petits complexes architecturaux situationnistes. Parmi ces architectures nouvelles et sur leur pourtour, correspondant aux quatre zones que nous avons envisagées ici, on devrait édifier des labyrinthes perpétuellement changeants à l’aide d’objets plus adéquats que les cageots de fruits et légumes qui sont la matière des seules barricades d’aujourd’hui.

Après l’abrutissement que la radio, la télévision, le cinéma et le reste, entretiennent maintenant, l’extension des loisirs sous un autre régime appellera des initiatives bien plus hardies. Si les Halles de Paris ont subsisté jusqu’au moment où ces problèmes seront posés par tous, il faudra essayer d’en faire un parc d’attractions pour l’éducation ludique des travailleurs.



Abdelhafid KHATIB, « Essai de description psychogéographique des Halles », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)


*


NOTE DE LA RÉDACTION

Cette étude est inachevée sur plusieurs points fondamentaux, et principalement en ce qui concerne la caractérisation des ambiances dans les zones sommairement définies. C’est que notre collaborateur a été victime des règlements de police qui, depuis le mois de septembre, interdisent la rue aux nord-africains après 21 h 30. L’essentiel du travail d’A. Khatib concernait évidemment l’ambiance des Halles la nuit. Après deux arrestations et deux séjours dans des « Centres de Triage », il a dû renoncer à le poursuivre. Ainsi le présent, pas plus que l’avenir politique, ne peuvent être abstraits des considérations portant sur la psychogéographie même.

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Questionnaire


1° Avez-vous quelques connaissances théoriques en écologie humaine ? En psychogéographie ? Lesquelles ?


2° Avez-vous fait une ou plusieurs expériences de dérive ? Qu’en pensez-vous ?


3° Quelle est la nature précise de votre connaissance du quartier des Halles (visites rapides, fréquentation assidue, habitation continue) ?


4° Voyez-vous les limites de cette unité d’ambiance telles qu’elles sont proposées dans notre plan ? Quelles retouches conviendrait-il d’y apporter ?


5° La division des Halles en zones distinctes vous paraît-elle conforme à votre expérience du terrain ? Quelles autres divisions éventuelles jugeriez-vous plus proches de la réalité ?


6° Admettez-vous l’existence de plaques tournantes psychogéographiques dans le milieu urbain en général ? Particulièrement dans les Halles ? Dans ce cas, où les placez-vous ?


7° Pouvez-vous reconnaître un centre à l’unité d’ambiance étudiée ? En quel point ?


8° Comment entrez-vous dans les Halles ? Comment en sortez-vous ? (Tracer des axes de progression dominants, à l’exclusion de tout usage de moyens mécaniques de transport).


9° Quelles directions êtes-vous porté à suivre à l’intérieur des Halles ?


10° Quels sentiments provoquent les Halles (secteur par secteur) ? Pourquoi ?


11° Quelles modifications de l’ambiance avez-vous remarquées en fonction de l’heure ?


12° Quelles sortes de rencontres avez-vous faites aux Halles ? Et ailleurs ?


13° Quels changements architecturaux vous paraissent souhaitables dans les Halles ? Pour quelle zone, et dans quelles directions, verriez-vous une extension de cette unité d’ambiance ? Ou, au contraire, une destruction ?


14° Si l’activité économique des Halles est transportée ailleurs, à quoi devrait-on destiner, d’après vous, ce quartier ?


15° Vous sentez-vous les qualités requises pour être psychogéographe ?


16° Si vous n’êtes pas situationniste, exposez brièvement ce qui vous empêche de le devenir.


Adresser les réponses à A. Khatib, 32, rue de la Montagne-Geneviève, Paris-5e.

Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Saturday, July 29, 2006

RENSEIGNEMENTS SITUATIONNISTES (décembre 1958)




La moyenne d'âge, qui s’élevait lors de la fondation de l’I.S., à un peu plus de 29 ½ (alors que quatre ans seulement auparavant, à l’été de 1953, la moyenne d’âge des lettristes-internationalistes s’établissait légèrement au-dessous de 21 ans), est passée dans le courant d’une seule année à un chiffre supérieur à 32 ans.


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Le remaniement intervenu dans le comité de rédaction de ce bulletin (remplacement de Pinot-Gallizio par Jorn) correspond seulement au fait que Gallizio, qui continue de diriger personnellement la production de la peinture industrielle, doit consacrer momentanément toute son énergie à cet immense labeur.

W. Korun cependant, qui s’est trouvé hors d’état de réaliser tout le programme de publications adopté en mai dernier pour la Belgique, est déchargé jusqu’à nouvel ordre des responsabilités qu’il assumait pour l’I.S. dans ce pays.


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« La lutte contre le gaullisme ne doit pas nous détacher du combat révolutionnaire sous ses formes autres qu’économiques et politiques… L’entreprise situationniste en appelle à la fonction qui exprime le mieux peut-être la liberté de l’homme, et qui est à la source même de la création artistique : le jeu. Une telle expérience, qui se place dans la perspective de la révolution intégrale (transformer, indissolublement, toutes les structures, matérielles et spirituelles, de la vie collective), ne peut nous laisser indifférents. »

RENÉ FUGLER, Le Monde Libertaire, n° 41-42 (août-septembre 1958)


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« … Une soi-disant “Internationale situationniste” qui s’imagine apporter du nouveau en créant l’équivoque et la confusion. Mais n’est-ce pas dans ces eaux troubles qu’on pêche une situation ? »

BENJAMIN PÉRET, Bief, n° 1 (15 novembre 1958)


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« … Nos ambitions sont nettement mégalomanes, mais peut-être pas mesurables aux critères dominants de la réussite. Je crois que tous mes amis se satisferaient de travailler anonymement au Ministère des Loisirs d’un gouvernement qui se préoccupera enfin de changer la vie, avec des salaires d’ouvriers qualifiés. »

G.-E. DEBORD, Potlatch, n° 29 (5 novembre 1957)


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L’I.S. va étudier l’aménagement, aux fins d’y construire plusieurs séries de situations, de l’ensemble des bâtiments édifiés par Claude-Nicolas Ledoux à la Saline-de-Chaux (cf. le court métrage de Pierre Kast consacré à l’œuvre de cet architecte).

Un plan de transformation de cet ensemble, qui demeure à l’abandon, sera mis au point, et exécuté dès que les circonstances le permettront. Au cas où la perspective d’une reconversion ludique de la Saline-de-Chaux resterait fermée, les observations et les conclusions du plan pourraient être adaptées au détournement d’autres architectures européennes utilisables.


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L’ex-situationniste anglais Rumney se refusant à comprendre le caractère définitif de son exclusion, annoncée dans notre précédent numéro, nous sommes obligés de rappeler qu’il nous paraît devenu complètement inintéressant, tant par ses idées que par sa vie. Ce qu’il pourrait publier, sur la psychogéographie ou sur tout autre sujet, dans la revue Ark ou ailleurs, et quelque usage qu’il veuille faire du nom de certains de nous, ne saurait aucunement concerner l’I.S.


Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Friday, July 28, 2006

CE QUE SONT LES AMIS DE « COBRA » ET CE QU'ILS REPRÉSENTENT (décembre 1958)

Asger JORN, L'Accrochage, 1958, 97 X 130


En 1958, une sorte de conspiration tend à lancer un nouveau mouvement d’avant-garde, qui a la particularité d’être fini depuis sept ans. Il s’agit de « Cobra », qui n’est jamais présenté en termes clairs, mais plutôt par des allusions qui impliquent son actualité. Dans certains cas on lui fixe une origine, et on sous-entend sa permanence. Ainsi, dans France-Observateur du 18 septembre, on écrit à propos du peintre Corneille : « À cette époque (1950), il participe à la fondation du groupe artistique “Reflex” qui, plus tard, s’intégrera dans le mouvement d’avant-garde Cobra ». Dans d’autres cas, et du fait que jusqu’ici on n’avait jamais parlé de Cobra, on crée manifestement l’illusion que sa constitution est toute récente, comme dans Le Monde du 31 octobre où l’on nous présente : « Au confluent du lyrisme abstrait et d’influences esthétiques africaines, le Hollandais Rooskens, qui appartient aux mouvements d’avant-garde Reflex et Cobra… »

Quelle est la réalité ? Il a existé, entre 1948 et 1951, une Internationale des Artistes Expérimentaux, plus souvent appelée, du nom de la revue qu’elle éditait, mouvement « Cobra » (ce titre : Copenhague - Bruxelles - Amsterdam, traduisant son implantation presque exclusivement nord-européenne). La revue Reflex, qui était l’organe du Groupe Expérimental Hollandais avant la liaison internationale et la parution de Cobra n’a eu en tout que deux numéros, en 1948. Les groupes du mouvement Cobra, étaient réunis sur la proclamation d’une recherche expérimentale dans la culture. Mais cet aspect positif était paralysé par la confusion idéologique, entretenue par une forte participation néo-surréaliste. Cobra ne put mener d’autre expérience effective que celle d’un nouveau style en peinture. En 1951, l’Internationale des Artistes Expérimentaux mit fin à son existence. Les représentants de sa tendance avancée poursuivirent leurs recherches sous d’autres formes. Certains artistes, au contraire, abandonnant la préoccupation d’une activité expérimentale, usèrent de leur talent pour mettre à la mode ce style pictural particulier qui était le seul résultat tangible de la tentative Cobra (par exemple Appel, au Palais de l’U.N.E.S.C.O.).

C’est le succès commercial d’anciens membres du mouvement Cobra qui incita récemment d’autres artistes, plus médiocres, et qui n’avaient eu que très peu d’importance dans Cobra comme dans la suite, à intriguer de divers côtés pour monter la mystification d’un mouvement Cobra ininterrompu, éternellement jeune et classiquement expérimental dans le style de 1948, où leur marchandise assez dédaignée pourrait s’écouler sous la même prestigieuse étiquette que celle de MM. Corneille et Appel. L’ancien rédacteur en chef de la revue Cobra, Dotremont, prit la responsabilité de ce maquillage, qui avait tout pour plaire. En effet, les artistes liés à cette combinaison, qu’ils aient ou non participé à la brève expérience de 1948-1951, ajoutent une valeur « théorique » supposée à leurs œuvres en se réclamant d’un mouvement organisé. Et les individus qui contrôlent le jugement et la vente des répétitions décomposées de l’art moderne ont intérêt à faire croire que les objets en question sont les manifestations d’un réel mouvement novateur. Ils luttent ainsi contre de véritables changements, dont l’ampleur prévue devra entraîner leur disparition pratique des postes qu’ils détiennent, et l’échec idéologique de toute leur vie (le goût, l’attention pratique, de l’élite culturelle dominante pour les mouvements en reflux, dont l’exemple le plus fort reste le cas surréaliste, commence même à se manifester discrètement à propos de certains disques lettristes, malgré l’opposition presque absolue qu’a rencontrée en son temps le lettrisme, et la difficulté d’exploitation qui tient à la nature particulière de ce dernier mouvement).

Cependant il est probable que l’effort réactionnaire qui se déploie maintenant sous le drapeau de Cobra, malgré les conditions favorables qu’il rencontre, n’ira pas très loin. Au début de l’année 1958, les néo-Cobra s’étaient assurés du Stedelijk Museum d’Amsterdam, jadis cadre d’une manifestation scandaleuse du mouvement, et dont la naissante réputation parisienne, extrêmement surfaite, doit être attribuée à certains journalistes amateurs du Cobra réchauffé autant que du vieux monde culturel des musées. Les néo-Cobra avaient l’intention d’organiser là une grande exposition très éclectique, destinée à voyager ensuite dans d’autres capitales, et surtout à impressionner le marché américain. Les situationnistes, qui se trouvaient impliqués dans cette bonne affaire parce que deux d’entre eux ont eu un rôle dirigsant dans Cobra, firent savoir qu’ils ne pouvaient accepter cette exposition que sous une forme rigoureusement historique, dont l’appréciation appartiendrait à un secrétaire désigné par eux ; et qu’ils seraient contraints de s’opposer à n’importe quelle sorte de tentative faite pour présenter Cobra comme une recherche actuelle. Devant notre opposition le Stedelijk Museum retira son accord. C’est ce qui oblige à présent la campagne pour la résurrection de Cobra à se faire à demi mots. Et il est douteux que cette campagne puisse atteindre une réussite de quelque importance si ses promoteurs ne retrouvent pas ailleurs des appuis aussi considérables, leur permettant de faire bien voir ensemble, aujourd’hui, les pièces et les morceaux de leur pseudo-mouvement.
Le caractère méprisable de la tentative de nouveau départ est patent pour qui connaît le programme qu’adoptait Cobra voici dix ans, tel que l’expose le manifeste du Groupe Expérimental Hollandais, rédigé par Constant et publié dans le n° 1 de Reflex :

« L’influence historique des classes supérieures a poussé l’art de plus en plus dans une position de dépendance, accessible seulement pour des esprits exceptionnellement doués, seuls capables d’arracher un peu de liberté aux formalismes.

Ainsi s’est constituée la culture individualiste, qui est condamnée avec la société qui l’a produite, ses conventions n’offrant plus aucune possibilité pour l’imagination et les désirs, et empêchant même l’expression vitale de l’homme…

Un art populaire ne peut pas correspondre actuellement aux conceptions du peuple, car le peuple tant qu’il ne participe pas activement à la création artistique, ne conçoit que les formalismes historiquement imposés. Ce qui caractérise un art populaire est une expression vitale, directe et collective…

Une liberté nouvelle va naître qui permettra aux hommes de satisfaire leur désir de créer. Par ce développement l’artiste professionnel va perdre sa position privilégiée : ceci explique la résistance des artistes actuels.

Dans la période de transition l’art créatif se trouve en conflit permanent avec la culture existante, tandis qu’il annonce en même temps une culture future. Par ce double aspect, dont l’effet psychologique a une importance grandissante, l’art joue un rôle révolutionnaire dans la société. L’esprit bourgeois domine encore la vie entière, et il va même jusqu’à apporter aux masses un art populaire préfabriqué.

Le vide culturel n’a jamais été si manifeste que depuis cette guerre…

Toute prolongation de cette culture paraît impossible, et ainsi la tâche des artistes ne peut pas être constructive dans le cadre de cette culture. Il convient tout d’abord de se défaire des vieux lambeaux culturels qui, au lieu de nous permettre une expression artistique, nous empêchent d’en trouver une. La phase problématique dans l’histoire de l’art moderne est finie, et va être suivie par une phase expérimentale. Cela veut dire que l’expérience d’une période de liberté illimitée doit nous permettre de trouver les lois d’une nouvelle créativité. »

Ceux qui ont marché dans la ligne d’un tel programme se trouvent naturellement aujourd’hui dans l’Internationale situationniste.


« Ce que sont les amis de « Cobra » et ce qu'ils représentent », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

LES SOUVENIRS AU-DESSOUS DE TOUT (décembre 1958)





Avec un texte qu’il intitule « La poésie au-dessus de tout », Péret ouvre le premier numéro du bulletin surréaliste Bief par une attaque contre les situationnistes, auxquels il prête le projet idiot de placer la poésie et l’art sous « la tutelle » de la science.

Les déclarations confuses de Péret, qui ne sont motivées que par une grossière volonté de propagande anti-situationniste, révèle cruellement un mode de pensée de l’autre siècle ; l’incapacité de comprendre les problèmes actuels, incapacité qui prime même l’intention malhonnête de combattre ceux qui les posent. « La fission nucléaire et ses conséquences, dit-il, ne provoqueront jamais un nouveau mode de sentir pas plus qu’elles n’engendreront une poésie originale. » C’est bien vrai. Mais que veut-on encore « sentir » passivement ? Et qu’attendre d’« une poésie originale », avec ou sans prétexte nucléaire ? Cette rhétorique de la prééminence d’un scientisme sur une sensibilité poétique, ou de l’inverse, ces polémiques qui devaient retentir autour de Sully-Prudhomme font sourire. Nous ne voulons pas renouveler l’expression en elle-même, et surtout pas l’expression de la science : nous voulons passionner la vie quotidienne. La poésie ne peut plus être en deçà. Nous ne rafistolerons pas le langage poétique et l’art que cette génération, qui a été dadaïste, aura fini par aimer inconditionnellement. Votre jeunesse est morte et vos amours aussi, comme dit la chanson.

Quels sont nos buts ? Créer des situations. Il n’est pas douteux que, de tous temps, des gens ont essayé d’intervenir directement sur l’ambiance de quelques moments de leur vie. Nous pensons seulement que les moyens n’étaient pas réunis pour une extension quantitative et qualitative de telles constructions, qui restaient isolées et partielles. La religion, puis le spectacle artistique, ont été les dérivatifs qui ont pallié à l’incapacité d’accomplir ce désir. Le mouvement de disparition, aisément constatable, de ces dérivatifs va de pair avec le développement matériel du monde, qu’il faut comprendre dans le sens le plus large. La construction des situations n’est pas directement dépendante de l’énergie atomique ; et même pas de l’automation ou de la révolution sociale, puisque des expériences peuvent être entreprises en l’absence de certaines conditions que l’avenir devra sans doute réaliser. Le retard de quelques secteurs dans l’avance totale de notre temps, nous privant de moyens dont nous voudrions disposer, fait l’aridité de notre actuel domaine. Mais alors que l’histoire laisse apparaître pour la première fois une perspective de cet ordre, des plaisirs moindres nous paraissent indignes d’attention.

Péret est prisonnier des richesses factices de la mémoire, de la vaine tâche de conservation des émotions dans des expressions artistiques, qui deviennent des objets que d’autres collectionnent.

Péret et ses amis sont les conservateurs d’un monde artistique qui se ferme. Ils sont du côté de ceux qui le vendent en condensé dans les musées imaginaires des Malraux. Ils sont du côté de ceux qui veulent prolonger sa « noblesse » en faisant décorer des frigidaires par les peintres modernes. Mais cette noblesse est finie avec l’ancien régime de la culture. Ils ne sont plus que du côté du souvenir. Et le rôle du rêve, qu’ils ont tant vanté, est de permettre de continuer à dormir.

Nous sommes les partisans de l’oubli. Nous oublierons le passé, le présent qui sont les nôtres. Nous ne reconnaissons pas nos contemporains dans ceux qui se satisfont de trop peu. La légère avance qui nous sied était parfaitement exprimée par le slogan que notre section belge jetait, en avril 1958, à la tête des critiques d’art réunis en assemblée mondiale : « la société sans classes a trouvé ses artistes ».


« Les souvenirs au-dessous de tout », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Thursday, July 27, 2006

L’illustration photographique de ce numéro a pour thème la vie quotidienne à l’apparition du mouvement situationniste (décembre 1958)



« Nous vivons assujetis aux changements parce que si vous me permettez de parler ainsi, c'est la loi du pays que nous habitons. »

BOSSUET




« Ce mélange d'écharpes bleues, de dames, de cuirasses, de violons, qui étaient dans la salle, et de trompettes qui étaient dans la place, donnaient un spectacle qui se voit plus souvent dans les romans qu'ailleurs. »

RETZ


« Maîtresse de ses désirs, elle vit le monde, elle en fut vue. »

BOSSUET


« Et la chaleur à laquelle ils sont accoutumés est si excessive que celle qu'il fait ici au fond de l'Afrique les glacerait. »

FONTENELLE




« Ce qui nous empêche souvent de nous abandonner à un seul vice est que nous en avons plusieurs. »

LA ROCHEFOUCAULD



Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

LE TOURNANT OBSCUR (décembre 1958)



Au centre de notre action collective il y a en ce moment l’obligation urgente de faire bien comprendre ce qu’est notre tâche spécifique, un saut qualitatif dans le développement de la culture et de la vie quotidienne. Nous devons voir tout ce qu’une telle intention recouvre, mais aussi les attitudes périmées qu’elle rejette définitivement ou qu’elle ne peut conserver qu’en tant que résidus tactiques provisoires. Et tout d’abord il convient d’amener à cette prise de conscience, aux dernières conséquences qu’elle implique, ceux de nos camarades qui, empressés de donner leur adhésion à un programme novateur, ne sont pas suffisamment soucieux de l’activité pratique nouvelle qui correspondra à ce programme.

Peut-être l’organisation situationniste, qui essaie de pousser plus loin certains problèmes en les clarifiant, en mettant leurs données dans la lumière de l’expérience, sera-t-elle finalement inutile ? C’est ce que nous devrions conclure s’il s’avérait qu’elle a été formée prématurément, si elle ne pouvait utiliser tôt ou tard quelques moyens indispensables aux constructions qu’elle envisage.

Mais avoir ou non ces moyens, malgré l’aspect généralement économico-politique de la question, dépend largement de nous, de notre lucidité théorique, de notre propagande en faveur de désirs nouveaux. Si nos idées mêmes ont un côté utopique et vague, ceci provient moins, à ce stade primitif, de l’impossibilité de vérifier par la pratique une première partie de nos hypothèses, que de notre incapacité de les penser assez rigoureusement en commun.

Un détail ou un autre de notre entreprise n’a aucune sorte d’intérêt si tous les éléments qui passent à travers l’I.S. ne parviennent pas à se constituer en groupement situationniste agissant, sur le terrain qui doit être le nôtre. Si malgré la nécessité du saut dans une sphère supérieure d’action, la difficulté de comprendre pratiquement ce saut ne pouvait être dominée, les vieilleries artistiques l’emporteraient forcément dans l’I.S. et aucune sévérité morale ou organisationnelle ne pourrait retarder leur triomphe. Ce serait un important recul de la révolution culturelle dont nous sentons la nécessité.

Nous représentons le premier effort systématique pour découvrir, à partir des conditions de la vie moderne, des possibilités, des besoins, des jeux supérieurs. Nous sommes les premiers à connaître un passionnant nouveau, lié à l’actualité et au futur proche de la civilisation urbaine, qu’il ne s’agit pas d’interpréter (de prendre comme nouveau thème de l’ancienne expression artistique), mais de vivre et d’approfondir directement, de transformer.

Nous nous sommes levés avant le jour qui mettra les infinis moyens terrestres au pouvoir de la liberté, avant le peuple qui obtiendra ces loisirs. Nous avons en tout cas le devoir de ne pas dévaloriser, dans une opposition polie à la culture dominante, des slogans précurseurs que nous pouvons trouver. Si nous ne parvenons pas à une action situationniste, nous ne permettrons pas une publicité sur cette étiquette factice. Il faudrait alors adopter des formes d’action plus modestes, plus clandestines. Tout se décidera sur ce point : un assez grand nombre de situationnistes — non d’artistes formellement ralliés, mais de professionnels de cette nouvelle activité — va-t-il répondre à notre appel ?

La priorité absolue du problème de notre renforcement par cette masse virtuelle doit commander tous les aspects de la tactique de l’I.S., et particulièrement nous conduire à rejeter les alliances que l’on nous propose. Le mot d’ordre d’un « front révolutionnaire dans la culture » adopté par nos groupes à partir du Congrès d’Alba a été positif dans la mesure où il a contribué à notre unification dans l’I.S. ; et décevant en ce qui concerne nos rapports avec tel groupe en Tchécoslovaquie, ou tels autres publiant des petites revues en Italie ou en Belgique. La pression de ces éléments extérieurs, incapables de concevoir le tournant devant lequel nous sommes, peut seulement augmenter la confusion dans l’I.S., et renforcer son « aile droite ».

Nous devons au plus vite étendre notre base vraiment situationniste, et développer son programme. Cette question dominera notre prochaine conférence internationale. Majorité et minorité se délimiteront en fonction d’elle.


« Le tournant obscur », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

L'EFFONDREMENT DES INTELLECTUELS RÉVOLUTIONNAIRES (décembre 1958)


« Mais je le demande à tout esprit non prévenu : quel reproche, en tout ceci, mérite Charles de Gaulle ? Quelles raisons nous donne-t-il de nous méfier ? »
Mauriac (L'Express, 26 juin 1958)


La républiqueparlementaire bourgeoise ayant été balayée en France sans résistance, les intellectuels révolutionnaires dénoncèrent d’une seule voix l’effondrement des partis ouvriers, des syndicats, des idéologies de somnambules et des mythes de la gauche. Seul leur a paru indigne d’être signalé leur propre effondrement.

C’était précisément une génération intellectuelle peu brillante. Les discussions philosophiques, le genre de vie, les modes artistiques qu’ils aimaient était ridicules sur toute la ligne. On sentait qu’eux-mêmes le soupçonnaient. Dans la seule pensée politique ils avaient le beau rôle, ils étaient sûrs d’eux : c’est que l’absence du parti communiste leur laissait le monopole de la libre réflexion, et les illustrait par contraste.

Mais ils n’ont pas fait grand usage de cette liberté. Ils ne sont jamais parvenus à une conception générale de la pensée révolutionnaire. Justement en avril 1958, dans le n° 7 d’Arguments, Morin concluait symptomatiquement un article plein de remarques très justes (« La dialectique et l’action ») par une découverte soudaine : « le grand art, le seul art », c’était la politique car « aujourd’hui tous les autres arts s’épuisent, se tarissent, se transmutent en science ou se reconvertissent en magie infantile ». Et Morin, tout content d’avoir vu en passant l’avenir artistique dont il était auparavant sans nouvelles, ne se rappelait plus que le but des révolutionnaires n’est rien d’autre que la suppression de la politique (le gouvernement des personnes faisant place à l’administration des choses).

Sitôt ouverte la crise de mai, la majorité des intellectuels révolutionnaires, avec les partis ouvriers, a fait naufrage dans une idéologie républicaine bourgeoise qui ne pouvait correspondre à aucune force réelle, ni dans la bourgeoisie ni parmi les ouvriers. En revanche le groupe de Socialisme ou Barbarie, pour qui le prolétariat est une sorte de Dieu Caché de l’histoire, s’est félicité les yeux fermés de son désarmement, qui ne pouvait correspondre qu’à un sommet de la conscience de classe, à une tardive libération de l’influence néfaste des partis et des syndicats.

Mais l’absence d’une riposte révolutionnaire en mai a entraîné la déroute complète de la gauche légaliste qui « disait non à la guerre civile ». Les seules forces qui restent en présence en France sont celles qui ont profité de la lutte contre la révolution coloniale pour accomplir leurs programmes : la réaction capitaliste, qui voulait contrôler plus directement un État mieux adapté aux nouvelles structures économiques ; et la réaction fasciste de l’armée et des colons, qui voulait gagner à tout prix la guerre d’Algérie (les contradictions entre ces deux tendances n’empêchent pas leur solidarité relative ; et du fait de la dispersion de l’opposition ouvrière au gaullisme et de l’affaiblissement de la lutte armée des Algériens, rien ne les pousse à une épreuve de force dans l’immédiat : les colons et de Gaulle peuvent s’installer dans la perspective de plusieurs autres années de guerre en Algérie, au long desquelles l’équilibre entre eux évoluera).

Seul, le prolétariat, par son absence d’organisation révolutionnaire, son absence de liaison avec la lutte des peuples colonisés, n’a pas été capable de mettre à profit la crise coloniale de la république bourgeoise pour accomplir son programme… Mais il n’avait pas plus de programme qu’il n’avait de direction capable de le lancer dans une grève insurrectionnelle au lendemain du 13 mai. On n’a pas fini de mesurer l’ampleur de cette défaite.

La principale leçon qu’il faut en tirer, c’est que la pensée révolutionnaire doit faire la critique de la vie quotidienne dans la société bourgeoise ; répandre une autre idée du bonheur. La gauche et la droite étaient d’accord sur une image de la misère, qui est la privation alimentaire. La gauche et la droite étaient aussi d’accord sur l’image d’une bonne vie. C’est la racine de la mystification qui a défait le mouvement ouvrier dans les pays industrialisés.

La propagande révolutionnaire doit présenter à chacun la possibilité d’un changement personnel profond, immédiat. En Europe cette tâche suppose des revendications d’une certaine richesse, pour rendre insupportable aux exploités la misère des scooters et des télévisions. Les intellectuels révolutionnaires devront abandonner les débris de leur culture décomposée, chercher à vivre eux-mêmes d’une façon révolutionnaire. Ce faisant, ils pourront enfin rencontrer les problèmes d’une avant-garde populaire. Le bifteck sera remplacé, comme signe du droit de vivre des masses. Les intellectuels révolutionnaires auront appris la politique. Mais le délai, qui s’annonce fort déplaisant, risque d’être long.


«L'effondrement des intellectuels révolutionnares », Internationale Situationniste, numéro 2, décembre 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Asger JORN, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

Wednesday, July 26, 2006

UNE GUERRE CIVILE EN FRANCE (8 juin 1958)


Une guerre civile en France

« Ce n’est pas Catilina qui est à nos portes, c’est la mort. »

P.-J. Proudhon, à Herzen. 1849

Dans les jours où cette revue s’imprimait de graves événements survenaient en France (13 mai - 2 juin). Leurs développements ultérieurs peuvent peser lourdement sur les conditions d’une culture d’avant-garde comme sur beaucoup d’autres aspects de la vie en Europe.

S’il est vrai que l’Histoire a tendance a recommencer en farce ce qui a été tragédie, c’est la guerre d’Espagne qui vient de se répéter dans la comédie de la fin de la IVe République. Le fond politique de la IVe République avait été son irréalité, et sa mise à mort sans effusion de sang fut elle-même irréelle. La IVe République était inséparable d’une guerre perpétuelle aux colonies. L’intérêt du peuple français était d’arrêter la guerre, l’intérêt des secteurs colonialistes était de la gagner. Le Parlement paraissait incapable de l’un comme de l’autre, mais c’est du coté des colonialistes et de l’armée laissée à leur service qu’il avait multiplié les concessions et les démissions depuis des années, et c’est à leur pouvoir qu’il était prêt à céder la place.

Quand l’armée d’Algérie se révolta, comme chacun s’y attendait, le gouvernement républicain eût pu la remettre dans la discipline à peu de frais, et la résistance était encore nécessaire et facile au dernier jour. Mais au début il lui fallait s’appuyer sur le peuple à travers sa majorité parlementaire de gauche. À la fin, après la conquête de la Corse et les menaces des troupes aéroportées contre Paris, il eût fallu s’appuyer sur la force effective du peuple mobilisé (par cette organisation gouvernementale d’une grève générale qui anihila le succès initial du putsch de Kapp, par l’armement de milices). Ce processus révolutionnaire, qui impliquait l’appel aux hommes du contingent, aux équipages de la flotte, contre leurs chefs rebelles, et surtout la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie, parut bien plus dangereux que le fascisme.

Le Parti communiste était dans cette crise le meilleur défenseur du régime parlementaire, et rien de plus. Mais le régime était parvenu à ce point de dissolution précisément par son refus de tenir compte des voix communistes dans une majorité de gauche. Il est resté jusqu’au bout victime de l’unique procédé d’intimidation par lequel la droite minoritaire avait constamment imposé sa politique : le mythe d’un Parti communiste travaillant à s’emparer du pouvoir. Le Parti, qui n’y travaillait aucunement, avait ainsi déçu et désarmé les masses sans jamais réussir une seule opération au Parlement ; et lui aussi, jusqu’au bout, a cherché à faire accepter ses avances par les mêmes responsables de la bourgeoisie. Ceux-ci restèrent dans leur fermeté minérale de sorte que les communistes ne purent enregistrer leur premier succès parlementaire : le régime s’effondra avant. Le 28 mai il apparut qu’il était possible d’entraîner le pays, non le Parlement, dans la lutte anti-fasciste. Au soir du 29 mai la C.G.T. ne lança pas la grève générale illimitée qui en était l’arme principale, et les manifestations du 1er juin ne pouvaient être que de pure forme.

Les masses populaires étaient indifférentes parce qu’on ne leur avait offert depuis longtemps que la fausse alternative parlementaire entre la droite modérée et la modération d’un Front Populaire d’ailleurs utopique puisque les non-communistes le refusaient absolument. Les éléments non-politisés étaient endormis par la grande presse et la radio. Un gouvernement contrôlant et utilisant au mieux ces moyens d’information eût disposé d’un délai suffisant pour alerter le pays, mais le mode d’information capitaliste suivit sa pente naturelle et su dissimuler l’agonie du régime à une grande partie de la population. Les éléments politisés, depuis 1945, avaient pris l’habitude de la défaite et ils étaient à juste raison sceptiques sur les chances d’une telle « défense de la République ». Cependant les centaines de milliers de manifestants qui marchèrent ensemble à Paris le 28 mai montrèrent que le peuple méritait mieux, et qu’il s’était levé au dernier moment.

Jusqu’à maintenant cette lamentable affaire ne comporte aucun trait moderne. Le fascisme n’avait ni parti de masse en France, ni programme. La seule force du colonialisme borné et raciste, et d’une armée qui ne voyait pas d’autre victoire à sa portée, a imposé au pays, comme première étape, de Gaulle qui représente l’idée scolaire de la grandeur nationale française du XVIIe siècle et qui assure la transition vers un ordre moral poujado-militaire. Dans ce pays fortement industrialisé il n’y a pas eu d’action déterminante de la classe ouvrière. On est tombé à un stade d’absence politique de la bourgeoisie et du prolétariat où les pronunciamientos décident du pouvoir.

Où en sommes-nous ? Les organisations ouvrières ici sont intactes ; une partie du peuple est alerté ; l’armée algérienne combat toujours. Pour continuer à régner à Alger les colons, qui commandaient déjà aux gouvernements de Paris avant de les désigner officiellement, sont obligés maintenant de régner sans opposition en France. Leur but reste l’intensification de l’effort de guerre de toute la France à leur profit, et ceci nécessite à présent la liquidation de la démocratie dans ce pays, le triomphe d’une autorité fasciste. Les forces démocratiques en France, si elles peuvent encore renverser le courant, seront obligées d’aller jusqu’au bout de leur attitude : la liquidation du pouvoir des colons sur l’Algérie et sur la France, c’est-à-dire la République algérienne du F.LN. Un choc violent est donc inévitable à brève échéance. Les lâches illusions sur le rôle personnel du général-président, les obstacles apportés à l’unité d’action, une nouvelle hésitation au moment d’engager la lutte pourront affaiblir davantage et même livrer le peuple, mais non retarder le dénouement.

Le 8 juin 1958


Internationale Situationniste, numéro 1, juin 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Giuseppe PINOT-GALLIZIO, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)

NOUVELLES DE L'INTERNATIONALE (1957-1958)



Relevé de tous les trajets effectués en un an par une étudiante habitant le XVIe Arrondissement. Publié par Chombart de Lauwe dans Paris et l'agglomération parisienne (P.U.F.)




Nouvelles de l’Internationale


Éditions pour l’agitation situationniste

Le 1er janvier 1958 a été publié à Munich un premier manifeste de la section allemande de l’I.S., sous le titre « Nervenruh ! Keine Experimente ! » Dénonçant assez violemment la misère des pseudo-nouveautés culturelles, ce tract ne manque pas d’en désigner l’issue : « Damen und Herren: lassen Sie sich nicht provozieren: Das ist das letzte Gefecht! … Wann kommt der neue Einheitsstuhl? Ein Gespenst geistert durch die Welt: die situationistische Internationale. »

Peu après la section française éditait le tract Nouveau théâtre d’opérations dans la culture et l’appel Aux producteurs de l’art moderne (« Si vous êtes fatigués d’imiter des démolitions ; s’il vous apparaît que les redites fragmentaires que l’on attend de vous sont dépassées avant d’être, prenez contact avec nous pour organiser à un niveau supérieur de nouveaux pouvoirs de transformation du milieu ambiant. »).

Potlatch, bulletin d’information de l’Internationale lettriste jusqu’à son numéro 28, est passé sous le contrôle de notre organisation unie dont la section française en poursuivra la parution occasionnelle. En juin vient d’être édité par l’I.S., à Paris, le livre d’Asger Jorn intitulé Pour la Forme, recueil de plusieurs écrits publiés en différentes langues entre 1953 et 1957, présentant l’essentiel des apports théoriques du Mouvement International pour un Bauhaus Imaginiste, qui s’est également intégré dans la nouvelle Internationale.

En Belgique nos camarades ont publié, dans un livre consacré à l’histoire de la galerie d’avant-garde « Taptoe » — qui fut achevée avec la manifestation psychogéographique de février 1957 —, une interview de Jorn sur le sens des changements de l’art expérimental avant et depuis le mouvement « Cobra » (1949-1951), et une deuxième édition du Rapport sur la construction des situations. Une traduction de ce rapport, effectuée par notre section italienne, a paru en mai, à Turin (Éditions Notizie).

La section belge de l’I.S. s’est en outre préoccupée d’étendre sa propagande à la Hollande, avec l’étude de Walter Korun sur les origines de l’Internationale situationniste et son programme actuel, écrite en néerlandais pour le n° 11 de la revue Gard-Sivik.


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Deuxième Conférence de l’I.S.

La deuxième conférence de l’Internationale situationniste réunie à Paris les 25 et 26 janvier, six mois après la conférence d’unification de Cosio d’Arroscia (juillet 1957), a particulièrement traité du développement de notre action dans l’Europe du nord et en Allemagne, de l’activité éditoriale, de l’organisation d’une dérive expérimentale effectuée simultanément par plusieurs groupes en liaison radiophonique, des premières possibilités d’application de certaines constructions d’ambiances. La conférence a procédé à l’épuration de la section italienne dans laquelle une fraction avait soutenu des thèses idéalistes et réactionnaires, puis s’était abstenue de toute autocritique après qu’elles eussent été réfutées et condamnées par la majorité. La conférence a ainsi décidé l’exclusion de W. Olmo, P. Simondo, E. Verrone.


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Venise a vaincu Ralph Rumney

Le situationniste britannique Ralph Rumney qui avait mené dès le printemps de 1957 quelques reconnaissances psychogéographiques dans Venise, s’était ultérieurement fixé pour but l’exploration systématique de cette agglomération, et espérait pouvoir en présenter un compte rendu exhaustif autour de juin 1958 (cf. une annonce du n° 29 de Potlatch). L’entreprise se développa d’abord favorablement. Rumney, qui était parvenu à établir les premiers éléments d’un plan de Venise dont la technique de notation surpassait nettement toute la cartographie psychogéographique antérieure, faisait part à ses camarades de ses découvertes, de ses premières conclusions, de ses espoirs. Vers le mois de janvier 1958, les nouvelles devinrent mauvaises. Rumney, aux prises avec des difficultés sans nombre, de plus en plus attaché par le milieu qu’il avait essayé de traverser, devait abandonner l’une après l’autre ses lignes de recherches et, pour finir, comme il nous le communiquait par son émouvant message du 20 mars, se voyait ramené à une position purement statique.

Les anciens explorateurs ont connu un pourcentage élevé de pertes au prix duquel on est parvenu à la connaissance d’une géographie objective. Il fallait s’attendre à voir des victimes parmi les nouveaux chercheurs, explorateurs de l’espace social et de ses modes d’emploi. Les embûches sont d’un autre genre, comme l’enjeu est d’une autre nature : il s’agit de parvenir à un usage passionnant de la vie. On se heurte naturellement à toutes les défenses d’un monde de l’ennui. Rumney vient donc de disparaître, et son père n’est pas encore parti à sa recherche. Voilà que la jungle vénitienne a été la plus forte, et qu’elle se referme sur un jeune homme, plein de vie et de promesses, qui se perd, qui se dissout parmi nos multiples souvenirs.

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« Nous préparons l’impression de la revue. Il faudrait envoyer vite au moins quelques pages déjà écrites de Psychogeographical Venice, pour que tu figures dans ce premier numéro. »

Guy DEBORD, lettre à Ralph RUMNEY, 27 décembre 1957.

« Nous nous avisons soudain que nous n’avons pas de nouvelles de toi depuis assez longtemps ; que tu n’as encore fait aucun réel travail avec nous ; et que, cependant, tu n’hésites pas à faire mention de ta collaboration avec l’Internationale situationniste à propos de ton exposition “apaisée” de Milan.Nous te trouvons bien sympathique, c’est entendu, mais tu peux penser qu’il n’est pas dans nos habitudes de prolonger longtemps la négligence en certaines affaires, auxquelles tu as choisi, comme nous, d’être mêlé.Nous allons donc dissiper promptement l’équivoque :Dans le cas où tu voudrais participer encore à ce que nous faisons, il te suffira de nous envoyer avant la fin du mois de mars1° — Le texte destiné à notre revue, qui est sous presse.2° — Une relation satisfaisante sur tes activités dans ces derniers mois.Après le 31 mars, c’est inutile : la revue indiquera précisément les participants à notre action. »

Asger JORN & Guy DEBORD, lettre à Ralph RUMNEY, 13 mars 1958

« Nous avons envoyé un petit ultimatum à Rumney, le sommant de donner des nouvelles satisfaisantes de son activité, et de nous faire parvenir le texte promis pour la revue, avant le 31 mars, faute de quoi nous ne le considérerions plus comme étant des nôtres. »

GUY DEBORD, lettre à PINOT-GALLIZIO, 14 mars 1958

« Ralph Rumney a répondu gentiment que ses travaux ménagers, et ses ennuis avec Pegeen [Guggenheim], l’empêchaient de collaborer effectivement avec nous mais qu’il espérait que, peut-être, plus tard, cela irait mieux. Par conséquent Rumney n’a plus rien de commun avec les situationnistes, et nous le notifierons officiellement dans notre revue. »

GUY DEBORD, lettre à PINOT-GALLIZIO, 4 avril 1958

« Ce que vous me dites de Ralph confirme aussi ce que nous en pensions : le pauvre garçon est fini. »

GUY DEBORD, lettre à PINOT-GALLIZIO et Giors MELANOTTE, 16 juin 1958

« L’ex-situationniste anglais Ralph Rumney se refusant à comprendre le caractère définitif de son exclusion, annoncée dans notre précédent numéro, nous sommes obligés de rappeler qu’il nous paraît devenu complètement inintéressant, tant par ses idées que par sa vie. Ce qu’il pourrait publier, sur la psychogéographie ou sur tout autre sujet, dans la revue Ark ou ailleurs, et quelque usage qu’il veuille faire du nom de certains de nous, ne saurait aucunement concerner l’I.S. »

« Renseignements situationnistes », Internationale situationniste, n° 2, décembre 1958

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1.1.

L'essentiel de l'I.S. est pour moi encapsulé par ces définitions. Dans La Véritable scission (je n'ai pas le texte exact en mémoire), Debord écrit que L'I.S. étant dissous, c'est à ceux qui viennent après de faire mieux. A Cosio, à la fondation, nous avions parlé du dépassement de l'art, et il me semble que ce qu'on voulait dépasser n'était pas exactement ce que j'entends par l'art. Car pour moi, l'art est une façon d'être. Par exemple, j'ai dit un jour à Manzoni : « Au lieu de copier Reggiani - qui était géométrique italien - tu dois vivre en artiste. Même ta merde doit être une oeuvre d'art ». Quelques années après, il l'a mise en boîte, et ça vaut très cher ; ça a été récupéré ! Et puis je prêchais déjà la psychogéographie à Londres, car la ville était à moitié détruite par des bombardements allemands. Ils ont eu la malheureuse idée de faire des autoroutes plutôt que de conserver sa structure de villages agglomérés, et j'ai pesté contre tout ça. Tout le monde croyait que j'étais fou.

1.2.

L'autre base des situationnistes, c'était peut-être que la culture est la vraie source des révolutions, ce qui implique que généralement, les artistes prennent leur travail moins au sérieux que ceux qui nous dirigent. A travers l'histoire, l'Église, les pouvoirs quelconques ont toujours eu et se sont tenus d'avoir un art officiel qu'ils pouvaient dominer, que l'on pourrait appeler artisme. Cela nous amène aux arts visuels, la pratique de fabrication d'objets visuels, et au fond, on a depuis toujours théorisé là-dessus. je trouve que tout ça est un peu futile. C'est toujours de la récupération, de la spectacularisation autour d'une chose qui est à la fois muette, paradoxalement très forte et personnelle. II faut essayer de faire des choses qui sont difficilement récupérables. Je trouve que les idées qui sont dans les publications de l'I.S. sont très claires et très nettes, et pourtant, les gens trouvent le moyen de les récupérer, de les spectaculariser et en fait, de les détourner ; on est impuissant contre ça.

1.3.

L'autre problème très grave, c'est que dès que vous entrez dans le marché de l'art, votre marchand vous demande de continuer à faire la même chose: de l'artisme. Un ignare voyant mes tableaux pourrait dire qu'il y a trois ou quatre artistes différents ; ça va être récupéré quand même, mais j'essaie de retarder ce processus.


1.4.


Vers 1954, j'avais écrit que quelqu'un possédant une télévision dans son appartement et les fresques de Giotto, ou le meilleur tableau du monde, regarderait plutôt la télé.


2.1.


Dans une de ses lettres à Martos, Guy Debord dit, ce qui a toujours été mon opinion aussi, que les idées de base des situs étaient la dérive, le détournement et la psychogéographie. Et je crois que les banalystes sont repartis de là avec des structures différentes. La France, à l'époque, était plus fliquée, plus censurée qu'aujourd'hui. C'était très très dur. Contrôlés, harcelés de partout par les flics, c'est difficile pour qui n'a pas vécu ça de comprendre l'atmosphère. Nous avons cru - je pense avec raison - qu'il fallait une structure très serrée, impénétrable et intransigeante, comme Breton avec le surréalisme. Tandis que maintenant, avec les structures ouvertes qui se créent, chacun peut dire ce qu'il veut sans qu'on ait forcément besoin d'être d'accord, ou d'exclure quelqu'un qui exprime une opinion un peu différente. Ça aussi, ça empêche l'infiltration, la manipulation, et c'est beaucoup plus actuel que des petites querelles qui risquent de devenir sectaires comme l'I.S. qui s'est transformé après sa dissolution - en culte avec ses petites chapelles. Guy a bien fait de le dissoudre, c'est clair : c'était son coup de maître, mais c'est resté un culte et ainsi, ça a fini dans les poubelles de l'historiographie.


2.2.


II faut évidemment qu'on ait une stratégie. Le cas de Debord est exemplaire dans tout ça. II avait ses stratégies, mais ça n'a pas empêché la récupération et le détournement de ses idées, et on ne peut rien contre ça, parce que dès qu'une idée sort de la tête sur du papier ou comme un tableau, de la musique ou autre chose, elle est immédiatement diluée, récupérée, détournée ou redétournée. Mais elle vit encore ! J'ai entendu à la B.B.C., l'autre jour, un porte-parole de Clinton parler d'une « société spectaculaire ». Même Marx a été détourné par Lénine, Trotsky et tutti quanti. Mais malgré le léninisme, le stalinisme et autres avatars du jacobinisme, qui furent certes des catastrophes historiques, les idées de Marx restent valables, même aujourd'hui.


2.3.


L'autre catastrophe c'est le libéralisme de Friedmann et de l'école de Chicago qui a été testé avec Pinochet au Chili, et puis qui est devenu mondial et qui est en train de se casser la gueule de façon très spectaculaire en ce moment, ce qui est la preuve de la futilité de cette sorte de nouveau libéralisme qu'on nous impose comme « liberté ».


3.1.


Moi j'entends « liberté » au sens de 1789. je crois que c'est plutôt ce que l'I.S. cherchait, et qui nous amène à mon idée du solipsisme de la démocratie individuelle. Chacun de nous est libre à l'intérieur de sa tête, même en prison ou soumis à toutes les contraintes possibles. On peut vous tuer ou vous soumettre à des électrochocs ou des psychotropes ou des choses comme ça, mais sinon, on reste libre et capable dans son for intérieur, car ce qui est subversif, c'est ce qui se passe dans sa tête.


3.2.


Très important, aussi le concept du constat. Nous constatons des choses, ce qui fait de nous en quelque sorte des vigiles de la société.


3.3.


Guy, je crois, a beaucoup trop politisé l'I.S. Finalement, il aurait fallu rester subversif sans la politiser, mais peut-être l'époque imposait ça. C'est là le péril des idéologies, parce qu'en ce moment, tel que moi je l'appréhende au moins, il faut pas d'idéologie, il faut chacun pour soi, et puis par l'Externet, créer des petits réseaux autour de soi qui se diffusent comme un virus à l'intérieur de la culture.


3.4.


Tel que je comprends Externet, c'est la puissance de ces petits réseaux interactifs. Chacun a les siens qu'on fait de temps en temps coïncider. Le principe d'édition en très petit nombre et très peu diffusé est percutant comme système. Par exemple, personne n'écoute France Culture, et pourtant, quand ils ont fait une série d'émissions sur les situationnistes, beaucoup de monde l'a copiée et rediffusée, et cetera. C'est très fort ce genre de micro-culture qui, si on fait quelque chose d'intéressant, s'insinue, en photocopie, ou en pirate, et c'est ainsi que j'interprète l'Externet.


3.5.


Bertrand Russell disait : « II ya trois choses qu'on voit comme des dérivés de Platon : le nazisme, le communisme, et le système d'éducation privé en Angleterre... ». je ne vais pas raconter ma scolarité, mais les profs étaient vraiment des nazis platoniciens. Car les autorités, les Etats, les religions, les sectes, les cultes, qu'est-ce qu'ils essaient de contrôler ? La créativité et la sexualité des gens, et c'est très très prégnant parce qu'il y a des invasions de la vie privée : c'est l'invasion du solipsisme personnel.


3.6.


Il me paraît patent que les différentes sectes pro-situs sont devenues platoniciennes, et par conséquent, je dis qu'après sa dissolution, L'I.S., devenu situationnisme, a fini dans les poubelles de l'historiographie mais pas dans celles de l'histoire.


4.1.


Filliou a dit que « l'art est de rendre la vie plus intéressante que l'art ». je trouve ça très bien. J'aime aussi le mot de Dufrêne, « la fouture », et je crois qu'on y est déjà.


5.1.


Une chose qui me tracasse beaucoup, c'est que l'armée américaine a créé l'internet sans réaliser que c'était l'instrument le plus dangereux, le plus subversif possible, car c'est sans contrôle. Ils encodent des choses pour essayer de se protéger, mais les ordinateurs étaient inventés pendant la Deuxième Guerre Mondiale pour décrypter les codes, et ça reste parmi leurs fonctions essentielles. On voit souvent des hackers pénétrer les banques, le Pentagone, la C.I.A., n'importe quoi. Tout est ouvert, on a inventé des virus, et il y a ceux qui pensent que les prochaines grandes guerres passeront par la destruction de l'informatique de l'adversaire.


5.2.


Les gens qui gèrent tout ça ont l'air d'assez peu le comprendre ou de prendre conscience des possibilités. Les Brigades Rouges, ou Baader Meinhof, ou Carlos, c'est du pipeau, ça paraît trivial à côté du dommage que des révolutionnaires peuvent faire avec un investissement minime pour s'acheter un ordinateur et un modem, et d'ailleurs, ça tue personne. Si les gens sont vraiment compétents, c'est indétectable avant que le dommage soit fait. II résulte d'études assez récentes que tous les coups de fil du monde sont écoutés par des ordinateurs. Et c'est enregistré. C'est complètement loufoque. Ils stockent des quantités de choses et en fait, les écoutes beaucoup plus banales qui sont faites par des flics du coin directement sur des personnes qu'ils soupçonnent être des terroristes ou quelqu'un de dangereux, ça marche beaucoup mieux, c'est plus maniable. Les satellites écoutent, et puis si on parle de « subversion », ou de « révolution », ou de « terrorisme » ou quoi, je ne connais pas les mots-clés, ils l'enregistrent. Mais qui le traite ?


5.3.


Chaque jour, il y a des milliards de coups de fil. Je crois que les hackers expérimentés ont des moyens de s'infiltrer partout II semble qu'un hacker compétent peut le faire avec son ordinateur personnel. Bon, moi je connais pas la technique, je veux pas la savoir d'ailleurs. Je suis comme Woody Allen : il faudrait me fournir un enfant de douze ans avec l'ordinateur, parce que eux, ils savent tout faire. Mais je suis persuadé que la subversion future passera par là.


Ralph RUMNEY, Manosque, 12/13 novembre 1998

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Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu'il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes choses tendent.

Aristote


Tu sais ce que ça veut dire poiesis en grec ?

Ça se rapporte au faire.

Et ars, en latin ?

Savoir-faire.

Oui, et ce genre de faire-là vient d’auteurs latins comme Lucrèce, qui l’assimilaient à l’art. Cette définition de l’art s’applique aussi bien au poète, à l’artiste qu’au scientifique. Et je considère que l’un ne peut pas exister sans être en symbiose avec les autres. En tout cas, concilier ces trois activités a été la méthode que j’ai tenté de pratiquer jusqu’à ce jour. Ma démarche a toujours relevé de l’expérimentation, comme celle du scientifique moderne. Et il me semble invraisemblable que j’en change un jour.

Il n’y a donc pas de problème de concurrence, d’échec ou de réussite, dans la mesure où ta démarche n’est pas celle d’un peintre traditionnel, voire d’un peintre d’avant-garde.


Je ne crois pas aux avant-gardes. D’ailleurs, je ne me suis jamais senti en compétition avec des artistes vivants, ça ne m’intéresse pas.

J’ai connu des périodes où je vendais tout ce que je peignais. Je ne sais pas où mes œuvres ont disparu. Elles ont été éparpillées. Ça correspond à un mode de vie, à ses hasards, à ses circonstances, les choses se sont vendues ou perdues. On peut presque dire aujourd’hui que je suis un artiste sans œuvres, qu’elles sont devenues accessoires.

Un jour, Marcel Duchamp a dit qu’il ne peignait plus, et tout le monde l’a cru. Mais on s’est aperçu qu’il n’avait jamais cessé de travailler.

Ce serait une erreur de penser qu’il n’a pas continué ses propres recherches. Evidemment il lui fallait prendre du champ.

On a pu penser que toi aussi tu étais un personnage mythique, mort en tant qu’artiste productif, en tant que penseur, alors que tu jouis d’une notoriété certaine pour des choses un peu légendaires, comme ce fameux Guide Psychogéographique de Venise. Et on découvre que toi non plus, tu n’as jamais cessé de travailler. Pour comprendre un peu, reprenons depuis le début. D’où viens-tu ?

Je suis né à Newcastle en 1934. Quand j’avais deux ans, nous sommes partis pour la banlieue de Halifax, dans le Yorkshire. Je vivais dans un immense presbytère avec mes parents. Il y avait un grand jardin avec des arbres fruitiers, un potager, ce qui était une richesse pendant la guerre. J’adorais cet endroit.

Qui étaient tes parents ?

Ma mère était issue de la moyenne bourgeoisie londonienne, fille de médecin, infirmière en chef et missionnaire en Abyssinie. Elle était fière d’avoir été la première femme blanche admise à la cour du Négus. C’était une femme très éclairée. Malheureusement, je me souviens surtout de sa maladie. Elle est morte quand j’avais quatorze ans.

Mon père était fils de mineur. Il avait commencé à travailler dans les mines quand il avait douze ans et n’avait aucune éducation formelle. Après la guerre, il a entrepris des études de théologie, et passé plusieurs années au Nyasaland (Malawi) comme missionnaire. A son retour en Angleterre il est entré dans les ordres et est devenu vicaire à Newcastle. On a du mal à concevoir aujourd’hui les efforts nécessaires à une personne issue de la classe ouvrière pour accéder à la petite bourgeoisie.

On n’est pas loin d’Engels…

On n’en est pas très loin. D’ailleurs, Keir Hardie, qui était un grand socialiste marxiste d’origine écossaise, fondateur de l’Independent Labour Party, premier candidat travailliste au parlement, est venu faire un meeting dans les alentours de Durham quand mon père était enfant. Il prévenait les nouveaux élus de son parti : Méfiez-vous, c’est par le cognac et les cigares que la corruption commence. Keir Hardie a dû partager son lit avec mon père, ce qui est devenu une de ses grandes fiertés.Mon père a fait la guerre de 14 comme brancardier, il l’a échappé belle. Il s’est élevé tout seul après la guerre. Il s’est fondé sur le christianisme au point de devenir pasteur. Il a beaucoup lu, il a travaillé dans des bibliothèques, des trucs comme ça. Son éducation intellectuelle a été le fruit des différentes fréquentations des milieux socialistes. L’une des idées au cœur des mouvements socialistes ou travaillistes en Angleterre, c’est que tu pouvais progresser grâce à l’instruction. Quelques groupes avaient lançé des éditions de livres pour qu’on puisse se cultiver. Ils tenaient des réunions pour propager les théories de Marx et Engels. Il arrivait que mon père m’amène à ces réunions quand j’étais tout gosse. J’y ai entendu de vieux ouvriers qui citaient Hegel.

Ils avaient créé des universités populaires ?

C’était plus associatif qu’universitaire.

Oui mais les universités populaires étaient associatives. Elles n’étaient pas dirigées par l’Etat. Le parti communiste, par exemple, en avait créé.

Chez nous, ça n’était pas aussi structuré que ça. C’étaient des groupes qui disposaient d’un petit local, ou bien ça se passait chez quelqu’un. On se réunissait et tout le monde était le bienvenu. Parfois, on t’offrait un café, une tasse de thé, mais pendant la discussion, c’était du sérieux. Je n’avais jamais entendu parler de Kant ou Engels, j’étais plus bourgeois si tu veux. Et je voyais ces mecs, les mains sales, qui sortaient de l’usine et qui commençaient à débattre de ces choses-là. C’était l’université pour moi. Plus tard, à Soho, j’ai trouvé le club Malatesta qui était l’ultime résidu des anciens anarchistes anglais.

Tu as eu une autre formation ?

Bien sûr, j’ai commencé par aller à l’école primaire. C’est là que j’ai vécu mon premier amour. J’avais quatre ou cinq ans quand j’ai connu une petite fille. On s’était juré que quand on serait grands on se marierait. On se tenait la main pendant les promenades de l’après-midi. On marchait en crocodile, comme on dit en anglais, c’est-à-dire deux par deux, et on s’arrangeait toujours pour être l’un à côté de l’autre. J’étais fou d’elle et elle de moi. Ça c’était l’enfance heureuse. Vers sept ans, mon père, considérant qu’une éducation intellectuelle et bourgeoise était nécessaire, m’a envoyé dans une école privée.

Et le bonheur a cessé?

Oui. C’est un très mauvais souvenir.

Raconte, ça a l’air terrible.

J’avais sept ans. J’étais très blessé d’être séparé de mes parents et de plonger dans un milieu complètement inconnu. Cette école, déjà touchée par un obus allemand pendant la guerre de 14, avait été évacuée de Scarborough. L’endroit où on a été envoyés s’appelait Eshton Hall, pas loin de Skipton. C’était très beau. On logeait dans un château, un véritable palais, un truc très chic construit au début du xixe siècle. Il devait y avoir soixante-dix gamins en tout. C’était une société fort hiérarchisée, même entre les gosses qui avaient deux ans d’écart. On devait s’adapter. J’étais un tantinet rebelle et fâché contre les autres gosses car je les trouvais complices du système. Selon Bertrand Russell, il y a trois choses qui viennent de Platon : le nazisme, le communisme et le système d’éducation anglais. C’était une sorte de supplice pour moi. Enfin, je l’ai supporté.

Pendant cette période de guerre, mes seuls moments heureux étaient quand je me retrouvais seul dans le domaine du château, qui était assez vaste : il y avait une rivière, des bois, des jardins abandonnés, des orangeries. J’aimais bien chercher les nids des oiseaux et attraper les truites dans le ruisseau. Il y avait aussi des blaireaux et des loutres. Autant que possible, je vivais dans la nature en solitaire, parce que tout ça n’avait l’air d’intéresser que moi.

Tu étais différent des autres enfants ?

Ah oui ! Je crois que toute personne qui a ce côté rebelle et qui conserve sa créativité se trouve rapidement différente des autres, en décalage. Les systèmes d’éducation en cours, que ce soit en Angleterre, en France ou ailleurs, tendent à vous normaliser. C’est souvent très dur d’y résister et rares sont ceux qui y parviennent.

Paradoxalement, le système d’éducation anglais passe pour être l’un des meilleurs.

Je ne suis pas très au courant. Je sais simplement que Tony Blair l’attaque en disant qu’il faut l’améliorer, qu’il est devenu caduc, que ça ne marche plus. Récemment, aux Etats-Unis, on a montré que l’on pouvait remplacer la stimulation électrique par une injection d’adrénaline pour apprendre aux souris comment traverser un labyrinthe. De même on aurait peut-être pu remplacer, dans le système d’éducation anglais, les punitions corporelles par des piqûres.

Mais bon, j’ai passé un certain temps là-dedans et c’est vrai que sans ça, je ne serais pas ce que je suis.

En même temps, il était nécessaire de se rebeller.

Quand je suis sorti de ce système, enfin quand j’ai décidé de quitter l’école – à seize ans, parce que j’étais quand même un peu précoce – j’aurais dû aller à Oxford. Je savais écrire des vers en grec et en latin, ce que j’ai oublié, grâce à Dieu. Mes profs me considéraient comme un perturbateur, mais plutôt intelligent. J’étais assez fort en physique, un peu moins dans les autres sciences, très fort en littérature anglaise et en français, enfin relativement. J’ai pourtant toujours besoin de faire corriger mes fautes de français.

Quand es-tu venu en France pour la première fois ?

C’était en colonie de vacances à côté de Briançon, en 1948.

J’avais quatorze ans. J’ai faussé compagnie à tout le monde pour quelques jours, et je suis allé jusqu’à Paris. C’était l’été, il ne faisait pas froid. J’ai découvert Saint-Germain-des-Prés et, pas loin de là, le Vert-Galant où l’on pouvait dormir.

On se baignait encore dans la Seine ?

Oui, mais ce n’était pas recommandé. J’y ai même attrapé la première écrevisse que j’ai vue de ma vie. Elle était sortie de l’eau. Elle essayait de remonter sur la berge. Je ne savais pas ce que c’était que cette pauvre bête. Je l’ai regardée un peu et je l’ai remise à l’eau. Et j’en ai fait un dessin.

Depuis quand dessinais-tu ?

Comme tous les gosses, je crois que j’ai toujours dessiné. Mais le vrai choc pour moi du côté de l’art, ce fut un peu plus tard, quand j’ai commencé mes lectures en bibliothèque. J’ai découvert les surréalistes dans un livre qui datait de 1936 environ. C’était un livre sur la première exposition surréaliste à Londres.

Tu as dû voir des reproductions dans le catalogue.

Oui. C’était un livre de Herbert Read. J’y ai découvert pour ainsi dire l’art moderne. Les textes m’ont aussi valu de gros emmerdements à l’école. J’ai écrit un essai où je comparais, peut-être naïvement, le poème de Byron sur Mazeppa au Grand Masturbateur de Dali. Ça a fait scandale, évidemment.

Quel âge avais-tu ?

Peut-être quinze ans. C’était l’époque où on vous disait que si vous vous masturbiez, vous deviendriez aveugles. On créait et on crée toujours autour de nous un système de pouvoir destiné à brimer la créativité et à contrôler la sexualité des gens.

J’ai toujours été à la recherche de l’interdit dans mon éducation. J’allais tout le temps à la rencontre de ce qui était plus ou moins proscrit. Il me paraît fascinant de constater que dans les livres du xixe et du début du xxe siècle, quand il y avait un passage “obscène” dans la traduction, on le laissait en latin dans le texte. Comme on m’avait appris à le lire, et qu’à cet âge on s’intéresse pas mal à ces choses-là, on m’avait donné le pouvoir de découvrir ce que je ne devais pas savoir. On m’avait appris le grec et le latin, mais certainement pas dans cette intention. Et puis, dans les bonnes bibliothèques, on pouvait découvrir des œuvres qui étaient beaucoup plus intéressantes.

Par exemple ?

De rerum natura de Lucrèce, un philosophe qui m’intéresse toujours. Ce qui me passionnait aussi, c’étaient les choses un peu lubriques, et l’érotisme des auteurs classiques. Je lisais Catulle, Sappho, Ovide, Martial et Juvenal. Il y avait aussi les livres d’art. En découvrant le livre sur le surréalisme, j’ai été poussé à chercher les œuvres du marquis de Sade.

A la bibliothèque de Halifax, j’ai rempli une fiche pour me procurer des bouquins de cet auteur. A l’époque, la loi anglaise interdisait ce genre de lectures. Si tu étais majeur et pouvais justifier d’une recherche qui nécessitait la consultation d’un tel ouvrage il fallait qu’un délégué de l’archevêque de Canterbury soit présent pendant la lecture. Il s’asseyait derrière toi et il tournait les pages.

Le bibliothécaire ne savait pas plus que moi qui était le marquis de Sade ; quand il l’a appris, il a communiqué ses découvertes à mon père parce que j’étais mineur. Il y a eu un vaste scandale, je passais aux yeux de tous pour un môme perverti et dégueulasse.

Comment a réagi ton père ?

Il a pété les plombs. Je le comprends dans un sens, en tant que pasteur. Dans sa paroisse, il était bien aimé et respecté. Je lui ai tout simplement expliqué que j’avais trouvé le nom de Sade dans une bibliographie. C’est lui qui m’avait appris à faire des recherches, à me servir d’un catalogue, à regarder dans les divers index et bibliographies. D’ailleurs, il pouvait faire preuve d’une grande ouverture d’esprit. Par exemple, quand il m’a découvert en train de peindre des nus imaginaires, il a immédiatement acheté un livre sur le nu dans la peinture, pour essayer de comprendre. Il m’a également offert De la Signature des choses de Jakob Boehme. Je l’ai lu sans comprendre grand-chose parce que j’étais très peu mystique à l’époque, aussi peu qu’aujourd’hui d’ailleurs. Par la suite, je gardais tout mon argent pour acheter mes propres livres. Dans la collection des Penguin Books, qui étaient des livres de poche très bon marché, il y avait trois séries qui me fascinaient : c’étaient les classiques, les livres sur l’art, et les Pelican Books consacrés aux sciences dans le sens philosophique du terme.

Et Marx ? Comment en es-tu venu à le lire ?

A la bibliothèque. Et là, deuxième rapport du bibliothécaire à mon père car on m’avait à l’œil. Mais cette fois-ci mon père a pris ma défense. Les livres défendus m’ont toujours intrigué.

Quels furent tes premiers contacts avec le milieu de l’art ?

C’était en 1951. J’avais fait de l’auto-stop pour aller à Londres et je suis arrivé à la capitale avec une demi-livre en poche. J’ai passé quelques jours au Festival of Britain. J’y ai rencontré des artistes comme Philip Martin, Martin Bradley et Scotty Wilson, des gens inconnus à l’époque qui ont maintenant une certaine notoriété. Wilson était une sorte de Douanier Rousseau, Martin et Bradley les chefs de file d’un petit groupe d’artistes anglais qui puisaient leur inspiration dans l’art français ou italien, tournant le dos à la culture américaine prédominante. Ils vendaient leurs œuvres au bord de la Tamise pour une livre ou quelque chose comme ça. Ça paraît dingue et complètement inconcevable aujourd’hui. Le festival était une vaste exposition d’art, d’industrie et de musique. C’était fou ! Subitement sorti de mon petit bled provincial, je découvrais le monde moderne. J’y ai entendu du jazz pour la première fois. Il y avait aussi une exposition très importante à la Royal Academy, intitulé Ecole de Paris 1950. Et l’œuvre qui m’avait le plus impressionné fut un tableau de Jean Hélion. Drôle de coïncidence quand on connaît la suite. Cette descente à Londres fut un véritable choc culturel pour moi.


Tu as eu du mal à retourner à Halifax ?

Oui. D’autant plus que cette découverte du monde moderne avait eu pour effet de m’éloigner encore un peu plus de mon père. J’ai eu l’impression que les liens familiaux qui me retenaient à lui s’éfilochaient à vue d’œil. Mais je me suis trouvé d’autres familles par la suite. Le communisme d’abord. J’y suis venu à travers Marx et Engels. Je m’étais disputé avec mon père.

Il y avait un communiste notoire, un personnage tabou de notre village qui vivait en haut de la colline derrière notre maison. Un jour, je suis allé chez lui. C’était l’historien Edward Thompson. Je lui ai dit : “Vous êtes communiste. Moi aussi je crois que la fin justifie les moyens.” C’était la preuve que j’avais mal compris Marx. Il m’a engueulé pour cette erreur de jeunesse. J’avais été élevé dans un milieu chrétien qui prétendait précisément que la fin justifie les moyens. J’avais seize ans, je voulais quitter la maison familiale et le système éducatif par la même occasion. Il m’a trouvé un petit emploi et, après avoir négocié avec mon père, il m’a hébergé chez lui pendant un certain temps. La situation était assez embarrassante pour mon père parce qu’Edward Thompson, étant communiste, était de ce fait un paria. A cette époque il travaillait pour la Worker’s Educational Association, l’équivalent des universités communistes françaises, et donnait des conférences dans les petits villages des environs de Halifax. J’ai beaucoup appris auprès de lui.
Il a quitté le Parti après les événements de Hongrie en 56 et a laissé une biographie monumentale et définitive de Ruskin, et un classique : La Formation de la classe ouvrière en Angleterre.

Toi-même, tu appartenais à un groupe communiste ?

Non, il n’en existait pas à Halifax. J’ai dû en créer un. J’ai détourné un groupe de scouts et scoutesses de la jeunesse du parti travailliste vers le marxisme. Je les ai initiés à Marx et les ai convertis à la Young Communist League avec beaucoup de succès.

Dans le même temps j’ai passé l’examen pour entrer à Oxford. J’ai été admis comme boursier. Mais je voulais suivre les cours aux Beaux-Arts. Mon père n’était pas d’accord. Après de nombreuses disputes, il a accepté à la condition que j’obtienne une autre bourse. Ce que j’ai réussi à faire. Au troisième trimestre, j’ai abandonné le lycée pour rejoindre les Beaux-Arts.

Au bout de quelques jours, le lycée téléphone à mon père pour signaler mon absence. Je réponds le plus naturellement du monde que nous étions d’accord vu que j’avais obtenu la bourse pour les Beaux-Arts. Nouvelle crise à la maison. Je suis finalement resté à l’Ecole des Beaux-Arts de Halifax que j’ai abandonnée au bout de six mois parce que la finalité de l’enseignement était de nous spécialiser dans le design de textile. Les espérances de mon père ont été doublement brisées : non seulement je ne suis pas allé à Oxford mais en plus, j’ai abandonné l’Ecole des Beaux-Arts.

Ralph RUMNEY, entretien avec Gérard BERRÉBY, Le Consul, extrait paru dans Libération, octobre 1999



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Action en Belgique contre l’Assemblée des critiques d’art internationaux

Le 12 avril, deux jours avant la réunion à Bruxelles d’une assemblée générale des critiques d’art internationaux, les situationnistes diffusaient largement une adresse à cette assemblée, signée — au nom des sections algérienne, allemande, belge, française, italienne et scandinave de l’I.S. — par Khatib, Platschek, Korun, Debord, Pinot-Gallizio et Jorn :

« Ce qui se fait ici vous paraît à tous simplement ennuyeux. L’Internationale situationniste considère pourtant que cet attroupement de tant de critiques d’art comme attraction de la Foire de Bruxelles est ridicule, mais significatif.

Dans la mesure où la pensée moderne, pour la culture, se découvre avoir été parfaitement stagnante depuis vingt-cinq ans ; dans la mesure où toute une époque, qui n’a rien compris et n’a rien changé, prend conscience de son échec, ses responsables tendent à transformer leurs activités en institutions. Ils en appellent ainsi à une reconnaissance officielle de la part d’un ensemble social à tous égards périmé mais encore matériellement dominant, dont ils ont été dans la plupart des cas les bons chiens de garde.La carence principale de la critique dans l’art moderne est de n’avoir jamais su concevoir la totalité culturelle, et les conditions d’un mouvement expérimental qui la dépasse perpétuellement. En ce moment, la domination accrue de la nature permet et nécessite l’emploi de pouvoirs supérieurs de construction de la vie. Ce sont là les problèmes d’aujourd’hui ; et ces intellectuels qui retardent, par peur de la subversion générale d’une certaine forme d’existence et des idées qu’elle a produites, ne peuvent plus que s’affronter irrationnellement, en champions de tel ou tel détail du vieux monde — d’un monde achevé, et dont ils n’ont même pas connu le sens. Les critiques d’art s’assemblent donc pour échanger les miettes de leur ignorance et de leurs doutes. Quelques personnes, dont nous savons qu’elles font actuellement un effort pour comprendre et soutenir les recherches nouvelles, ont accepté en venant ici de se confondre dans une immense majorité de médiocres, et nous les prévenons qu’elles ne peuvent espérer garder un minimum d’intérêt pour nous qu’en rompant avec ce milieu.

Disparaissez, critiques d’art, imbéciles partiels, incohérents et divisés ! C’est en vain que vous montrez le spectacle d’une fausse rencontre. Vous n’avez rien en commun qu’un rôle à tenir ; vous avez à faire l’étalage, dans ce marché, d’un des aspects du commerce occidental : votre bavardage confus et vide sur une culture décomposée. Vous êtes dépréciés par l’Histoire. Même vos audaces appartiennent à un passé dont plus rien ne sortira.

Dispersez-vous, morceaux de critiques d’art, critiques de fragments d’arts. C’est maintenant dans l’Internationale situationniste que s’organise l’activité artistique unitaire de l’avenir. Vous n’avez plus rien à dire.

L’Internationale situationniste ne vous laissera aucune place. Nous vous réduirons à la famine. »

Il appartenait à notre section belge de mener sur place l’opposition nécessaire. Dès le 13 avril, veille de l’ouverture des travaux, alors que les critiques d’art des deux mondes, présidés par l’américain Sweeney, étaient accueillis à Bruxelles, le texte de la proclamation situationniste était porté à leur connaissance par plusieurs voies. On fit tenir des exemplaires à un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe. On téléphona tout ou partie du texte à d’autres, appelés nommément. Un groupe força l’entrée de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus, pour lancer des tracts sur l’assistance. On en jeta davantage sur la voie publique, des étages ou d’une voiture. On vit ainsi, après l’incident de la Maison de la Presse, des critiques d’art qui venaient ramasser les tracts jusque dans la rue, pour les soustraire à la curiosité des passants. Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques aucun risque d’ignorer ce texte. Les critiques d’art en question ne répugnèrent pas à faire appel à la police, et usèrent des moyens que leur ménageaient les intérêts impliqués dans l’Exposition Universelle pour entraver la reproduction dans la presse d’un écrit nuisible au prestige de leur foire et de leur pensée. Notre camarade Korun se trouve sous le coup de poursuites judiciaires pour son rôle dans cette manifestation.


Internationale Situationniste, numéro 1, juin 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Giuseppe PINOT-GALLIZIO, Maurice WYCKAERT ; Directeur : G.-E. DEBORD)