Thursday, June 29, 2006

IDENTITÉ


... et la morale de ceci, c'est : Soyez ce que vous voudriez avoir l'air d'être ; ou, pour parler plus simplement : Ne vous imaginez pas être différente de ce qu'il eût pu sembler à autrui que vous fussiez ou eussiez pu être en restant identique à ce que vous fûtes sans jamais paraître autre que vous n'étiez avant d'être devenue ce que vous êtes.

Lewis CARROL, Les Aventures d'Alice au Pays des merveilles, 1864

RIMBAUD : MATINÉE D'IVRESSE


O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point! Chevalet féerique ! Hourra pour l'oeuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines, même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. O maintenant, nous si digne de ces tortures! Rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés: cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, - ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, - cela finit par une débandade de parfums.

Rire des enfants, discrétions des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

Voici le temps des ASSASSINS.

Arthur RIMBAUD, « Matinée d'ivresse », Illuminations, 1875

Tuesday, June 27, 2006

BRISER LES CADRES DU TEMPS HORIZONTAL


Voici les trois ordres d'expériences successives qui doivent délier l'être enchaîné dans le temps horizontal :

1° s'habituer à ne pas référer son temps propre au temps des autres - briser les cadres sociaux de la durée ;

2° s'habituer à ne pas référer son temps propre au temps des choses - briser les cadres phénoménaux de la durée ;

3° s'habituer - dur exercice - à ne pas référer son temps propre au temps de la vie - ne plus savoir si le coeur bat, si la joie pousse - briser les cadres vitaux de la durée.


Gaston BACHELARD, « Instant poétique et instant métaphysique », L'Intuition de l'instant, 1932

Monday, June 26, 2006

H



Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d'Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d'une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l'ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action. - O terrible frisson des amours novices sur le sol sanglant et par l'hydrogène clarteux! trouvez Hortense.


Arthur RIMBAUD, « H », Illuminations, 1876

Sunday, June 25, 2006

TO THEE, OLD CAUSE


To thee old cause !

Thou peerless, passionate, good cause,

Thou stern, remorseless, sweet idea,

Deathless throughout the ages, races, lands,

After a strange sad war, great war for thee,

(I think all war through time was really fought, and ever will bereally fought, for thee,)

These chants for thee, the eternal march of thee.

(A war O soldiers not for itself alone,

Far, far more stood silently waiting behind, now to advance in this book.)


Thou orb of many orbs !

Thou seething principle ! thou well-kept, latent germ ! thou centre !

Around the idea of thee the war revolving,

With all its angry and vehement play of causes,

(With vast results to come for thrice a thousand years,)

These recitatives for thee,--my book and the war are one,

Merged in its spirit I and mine, as the contest hinged on thee,

As a wheel on its axis turns, this book unwitting to itself,

Around the idea of thee.



Walt WHITMAN, Leaves of Grass, 1900



***

Toi chère vielle bonne cause

Toi vieille cause !

Toi l'incomparable, toi la passionnée bonne vieille cause,

Toi la sévère, la douce, l'impitoyable idée

L'immortelle à travers les siècles, les races, les pays,
Au lendemain d'une étrange et triste guerre conduite en ton nom
(Car je crois que toutes les guerres ont réellement été livrées et le seront toujours en ton nom),
Écoute mes chants, la marche éternelle que je t'adresse
(Cette guerre, mes chers soldats, ne fut pas faite pour l'amour de la guerre,
Bien plus nombreux ceux qui attendaient sans rien dire au dernier rang, qui viendront au premier rang dans mon livre.)
Ô toi l'orbe dans la foule des orbes !
Toi le principe qui fermente, qui fomente, toi le germe latent, toi le centre !
La guerre fait ses révolutions autour de toi, ton idée,
Avec tout son jeu véhément de causes coléreuses
(Leurs conséquences empliront trois fois mille années),
Mes récitatifs pour toi, - mon livre la guerre ne font qu'un,
Je suis immergé dans son esprit moi et mon monde, tout comme la lutte prend son axe en toi,
de même qu'une roue tourne sur son moyeu mon livre à son insu,
Tourne autour de ton idée.
(traduction Jacques DARRAS)

Friday, June 23, 2006

LIBRE PASSAGE




Je descendis de cheval ; je lui offris le vin de l’adieu,
Et je lui demandai quel était le but de son voyage.
Il me répondit : Je n’ai pas réussi dans les affaires du monde ;
Je m’en retourne aux monts Nan-chan pour y chercher le repos.
Vous n’aurez plus désormais à m’interroger sur de nouveaux voyages,
Car la nature est immuable, et les nuages blancs sont éternels


OUANG-OEY (WANG WEI), « En se séparant d'un voyageur »

Thursday, June 22, 2006

LAUTRÉAMONT - DUCASSE : LA DIALECTIQUE MALDOROR-POÉSIES



Lautréamont est entré par la voie de Maldoror dans l'histoire littéraire, et cela, avec une maîtrise telle qu'Isidore Ducasse, l'auteur des Poésies, lui est presque redevable de n'en être pas exclu. Des jugements critiques, combien se disculpent en effet, à travers l'embarras ou la désinvolture avec laquelle ils abordent la Préface à un livre futur d'un désaveu tacite, d'un blâme inavoué aux Poésies ? Aucun sans doute, tant il est vrai que la désaffection n'apparaît pas moindre dans cette volonté d'assujettir au mécanisme d'une logique purement formelle le délicat processus où se différencient les multiples aspects d'un même être.

Faut-il rappeler autour de quel dilemme gravitent la plupart des explications proposées jusqu'à présent ? Où les Poésies succèdent à Maldoror comme à la "révolte sans merci" un "conformisme sans nuances" (Camus) ; où le nihilisme systématique des Chants se fraie une voie nouvelle sous une mystification cynique. En d'autres termes, ou Lautréamont renonce (on ne pouvait mieux dédoubler - et aux frais d'un exemple plus complaisant - le paradoxe de Rimbaud), ou il dissimule. Dans les deux cas, pareil comportement ne trahit rien ; chez qui le suppose à se point idéal, que l'état d'une pensée préoccupée de ses propres reflets et partant, fort peu soucieuse de la réalité concrète. Cependant, le problème des Poésies, si complexe soit-il, ne justifie nullement l'absence d'une solution objective.

Personne ne songerait à nier l'emprise, sur les Chants de Maldoror, de l'"objet" biologique, psychologique et social, personne depuis l'étude perspicace de Léon-Pierre Quint, ne refuserait de discerner, entremêlées dans l'oeuvre, trois déterminations en dépendance étroite avec la vie d'Isidore Ducasse : l'agressivité sexuelle, l'intervention de plus en plus attestée du contrôle rationnel et un contenu éthico-idéologique plus précisément centré sur la révolte. Bien entendu, aucun de ces caractères ne se manifeste à l'état pur avec des particularités définies une fois pour toutes, mais chacun d'entre eux s'amalgame au contraire, soumis à des lois d'interdépendance, dans un mouvement, une progression où l'un ne se transforme qu'en modifiant l'autre. A chaque instant, le contrôle accouple et dissocie ainsi révolte et agressivité sexuelle comme, par un processus similaire, il traite chez Kafka, en analyse et synthèses, angoisse instinctive et responsabilité consciente.

Ceci dit, Maldoror aboutit aux Poésies. Précisons: la Préface à un livre futur n'apparaît ni comme la négation formelle des Chants, ni comme leur prolongement, mais s'affirme davantage comme un dépassement où Maldoror, bien que nié, offre en se conservant une synthèse des contradictions devenues critiques au Chant VI et, de ce fait, se révèle l'aboutissement, par un bond qualitatif, d'une transformation demeurée, jusqu'à la disparition de Maldoror, purement quantitative.

Entre Maldoror et les Poésies, c'est la disparité, à la lecture successive des deux oeuvres, qui est avant tout ressentie ; elle est rupture d'accoutumance dans les sensations, non pas - a priori - dans le jugement, mais, curieux malentendu, c'est en fonction de ce malaise né du passage sans transition de la tornade au calme plat que l'on s'accorde à juger l'oeuvre posthume d'Isidore Ducasse ; c'est dans l'effervescence, le bouillonnement, la frénésie maldororienne que l'on persiste, une fois négligé le contenu et le sens de la révolte, à préjuger de la Préface et de sa froide détermination selon l'intensité passionnelle des Chants. Encore si l'étonnement naissait de cette maîtrise avec laquelle le contrôle rationnel passe au premier plan de l'oeuvre, de cette prestesse à jouer du garrot sur le cou de l'érotisme ou de la volonté du Chant VI, à métamorphoser les taches de sang en taches d'encre qu'il va suffire aux Poésies d'effacer ! Car la question vaut d'être posée : quelles causes ont présidé à l'élimination, au sein du dernier ouvrage d'Isidore Ducasse, de tout élément spontané, instinctif, incontrôlé ?

Que Ducasse liquide ses problèmes sexuels, la strophe des pédérastes, à mi-chemin entre l'aveu et la provocation, en fait foi. Sans doute laisse-t-il à une conduite active le soin de normaliser son état psychologique, de rétablir en lui un équilibre trop longtemps compromis par les tabous d'une société qu'il détestait à force de la sentir toute puissante. Quoi qu'il en soit, - et ceci, loin de l'exclure, s'unit en interdépendance étroite à l'hypothèse précédente - d'autres préoccupations polarisent ses facultés d'analyse. Avec la chute de Maldoror devrait se briser, comme nous le verrons, l'atroce tête-à-tête entre le moi et la solitude, entre une sensibilité exacerbée et un océan de haine et de passions. Au-delà du moi, Ducasse découvre le monde, les idées et les hommes, d'où la quête d'une vérité nouvelle, celle des Poésies et du groupe Sircos-Damé.

Les Poésies vont matérialiser le triomphe de la lucidité sur les forces confuses de l'inconscient, elles consacreront, pour parler selon Nietzsche, la victoire de l'apollinien sur le dionysiaque. Maldoror, quant à lui, porte les stigmates de la lutte. Jamais traces d'un tel combat ne furent plus apparentes en matière littéraire. La lucidité de Lautréamont se reflète toute entière dans son oeuvre, elle la transforme à mesure qu'elle progresse, elle se dégage de Maldoror pour le reconstruire. Si, à l'origine, elle se bornait à transformer, à rationaliser les pulsions inconscientes au niveau de la conscience, elle acquiert rapidement le pouvoir de les vider de leur contenu, de les ordonner selon les prémisses d'un monde idéologique déjà défini, celui du mal, celui de Maldoror. Rien ne marque davantage le rythme de l'oeuvre que la constante régression du concret devant l'abstrait. (Un exemple parmi d'autres: la lutte entre Maldoror et le dragon du chant III se traduit par l'opposition du Mal à l'Espérance et annonce les commentaires ironiques du chant IV). Sans cesse la prise de conscience se dépouille des éléments instinctifs, spontanés pour s'élever à une autonomie discursive, absolue au point de laisser pour compte le recours à une expérience concrète dont elle était cependant solidaire à ses débuts. C'est le stade où Maldoror, nouveau Rocambole, se commet dans un roman-fiction où « chaque truc à effet, comme l'annonce Ducasse, paraîtra dans son lieu ».

L'intérêt du Chant VI ne réside pas médiocrement dans ce double mouvement, dans l'exposition simultanée d'une réalité perçue d'une part, lors de son incidence sur la conscience, sous une forme symbolique et - à ce titre de signe, de concept - choisie comme objet de spéculations oiseuses, quand d'autre part, une analyse toujours plus pénétrante conduit Lautréamont au-delà du moi, vers le monde extérieur, vers cette même réalité dont l'écho va s'affaiblissant sous les fioritures de l'oeuvre, sous le jeu gratuit de la fiction. Étape critique nullement étrangère, d'ailleurs, au génie de Lautréamont, et qu'il domine avec ce talent bien particulier d'exprimer jusqu'au sarcasme les troubles d'une pensée saisie, sous ses propres reflets, au terme d'une démarche contradictoire. De fait, - descriptions naturalistes et propos ésotériques confinent - la mort de Mervyn et les rébus du chant VI en font foi - à la même précision extravagante, à la même ironie dans le détail ; mais le rire ambigu de Lautréamont cesse de masquer ici le désaccord de base, il l'accentue au contraire, il le distend jusqu'à l'antagonisme, il tient lieu des trois points qui marquent, avec l'impossibilité de terminer un vers, le désir de recommencer le poème. Les Poésies répondent à ce désir. La contradiction entre réalisme et formalisme, Ducasse la dépasse en s'élevant au niveau d'un système philosophique, non plus sur une base arbitraire, conventionnelle, inacceptable, mais par sa volonté d'admettre des structures objectives et de les traiter en fonction d'une observation critique. Les faits, débarrassés du lyrisme qui les transfigurait, les enflait comme des voiles sur la mer maldororienne, seront choisis, dans Poésies, selon leur valeur démonstrative ou exemplaire. Pierre de touche : quel récit sanglant, quel forfait de Maldoror n'eût pas engendré, dans la tourmente des Chants, l'évocation sinistre de Troppmann, dont le nom seul figure, illustrant le refus de la révolte effrénée, dans un aphorisme des plaquettes.

Reste une troisième contradiction, celle-ci, au niveau des idées, sur le plan de la révolte. Ce n'est plus Maldoror, l'être imaginaire, l'homme aux lèvres de jaspe qui est mis en accusation, mais tout le système philosophique auquel il servait à la fois d'illustration et de porte-parole. Il s'agit de refondre le problème du mal sur des données nouvelles.

Du Mal, considéré comme immanent au monde, Lautréamont suscitait avec Maldoror une forme aiguë, paroxystique, d'une violence inouïe qu'il entendait retourner contre la fausse bonne conscience universelle, contre un dessèchement moral responsable, selon lui, de maintenir le Bien suprême dans une transcendance perpétuelle. En effet, si Maldoror représente une étape vers un monde meilleur, il n'en reste pas moins exclu à jamais de ce monde. N'est-ce pas sa malédiction, son tourment de damné, de chevaucher aux côtés de Mario sans se confondre avec lui, de dévaster sans voir s'élever sur les ruines le « recommencement de tout » si cher à Netchaïev ? Qui qu'il en soit, Maldoror, destructeur du mal, s'élève jusqu'à Dieu, créateur de ce mal ; il participe à l'incessante régénération du monde comme une force surnaturelle active. Or, dans la mesure où le sublime Révolté vit, croît, se développe au fil du livre, un double échec s'annonce et se précise. Dissociés du réel par le caractère même de l'oeuvre à son déclin, l'efficacité de Maldoror et, conséquemment, la valeur du principe qu'il représente, s'entortillent de phrases vaines, manifestent une activité de mouche sur la toile d'araignée avant de s'immobiliser dans une confusion où, la maîtrise littéraire aidant, surnagent la spéculation pure, l'acrobatie du formalisme, un succédané de l'art pour l'art, en quelque sorte, qui, s'il satisfait à la vanité de l'homme de lettres, s'inscrit en faux contre le dessein du révolté. A ce propos, qu'on le veuille ou non, Ducasse restera toute sa vie un révolté, un homme pour qui le monde doit être changé ; et qui s'y emploie.

Pourquoi Lautréamont renie-t-il le fantoche Maldoror, le révolté pour rire, l'insurgé littéraire ? Cela s'explique sans peine. Si Ducasse pouvait espérer d'un lecteur proche de ses conceptions qu'il prêtât une oreille attentive aux paroles insidieusement murmurées par son héros à l'enfant des Tuileries (« Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tes semblables ? ... Les moyens vertueux et bonasses ne mènent à rien... »), du moins juge-t-il autrement quand il laisse Maldoror s'engluer dans le rôle d'un bouffon nihiliste. La scène du fou Aghone est révélatrice sur ce point: « Quel était le but de Maldoror ? .... Acquérir un ami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de ses commandements », écrit Ducasse et il ajoute: « C'est Aghone même qu'il lui faut ». Maldoror, réduit à chercher son public parmi les délirants, laisse présumer une seconde raison de son rejet. L'immobilisme d'une révolte intégrale rejoint ici la vanité des violences unilatéralement exercées contre le mal.

Puisque le Bien ne peut naître en dernière analyse d'une auto-destruction du Mal, c'est que « les prémisses sont radicalement fausses » ; de là aux Poésies, à l'acceptation du bien et à la reconnaissance de son appétition comme principe premier dans la négation future du mal, il n'y a qu'un pas. Quant à l'aspect mythique, privé d'efficacité, il va disparaître au profit d'un langage direct, d'une pensée claire et concise, ne gardant d'irréel que le contenu parfois utopique d'aphorismes et de maximes par ailleurs résolument dirigées vers l'action.

Ducasse ne choisit pas entre révolte ou renoncement mais il passe de l'opposition thèse-antithèse à une synthèse qui forme la révolte des Poésies. Si celles-ci l'engagent dans une voie davantage en conformité avec la réalité du monde où il vit, il n'en faut surtout pas conclure qu'il porte aux nues, ni même qu'il admet - par quel mystère de la psychologie ? - cet état de fait contre lequel il déchaîna Maldoror, contre lequel, avec une égale ferveur, l'anarchiste Émile Henry jettera, vingt-cinq ans plus tard, sa haine et sa bombe. Certes, la violence a perdu son attrait, mais sans contrarier pour autant la volonté d'opposer aux forces du mal le désir d'accéder et de faire accéder l'humanité à une vie meilleure. Qu'on soit en droit de parler d'opposition, cela apparaît clairement, sitôt les Poésies reconsidérées dans l'époque où elle sont nées. On oublie trop souvent, outre le fait que les aphorismes tirent leur signification du contexte et du système élaboré par Ducasse, que le refus de la guerre est contemporain des campagnes bellicistes de la presse (1870), que les railleries à l'adresse des « romanciers de cour d'assises » pointent l'index contre les Houssaye, Augier, Dumas et autres qui suivent le procès Troppmann (voir le compte-rendu dans la Marseillaise du 28 décembre 1869).

Ce recours au milieu historique, non seulement le bon sens le légitime, mais les faits eux-mêmes l'exigent. Si les causes internes constituent, comme nous l'avons vu la base des changements, la condition de ces changements doit être recherché dans les causes extérieures. Une fois analysé le passage d'un liquide à l'état gazeux, étudier la température adéquate à une telle transformation, s'impose nécessairement. De même faut-il expliquer sous quelles influences extérieures les Poésies se différencient qualitativement de Maldoror.

Pour n'avoir pas bouleversé Ducasse autant qu'on l'a prétendu, l'échec des Chants de Maldoror n'en joue pas moins un rôle très important dans sa détermination. Non qu'il faille imaginer, dictée par un désir de gloire, une palinodie complaisante, mais parce que le refus du livre et par le public et par la censure concrétisait, prouvait pratiquement la vanité d'une révolte déjà dénoncée dans l'oeuvre et dans la pensée de l'auteur. « Le tout est tombé à l'eau. Cela me fit ouvrir les yeux » écrit-il à Darasse. Pourquoi dès lors ne pas laisser la plume, disparaître sous une peau d'intellectuel anonyme ? C'est que parallèlement à la faillite de Maldoror, s'affirmait à la fois dans l'esprit de Ducasse et dans son entourage, le succès des idées développées au cours des Poésies. Quand il rédige ses plaquettes, Lautréamont n'est plus seul. Sa « philosophie de la poésie » doit rencontrer, il le sait, l'adhésion d'un groupe littéraire, d'un mouvement de jeunes dont les idées encore incertaines s'expriment dans les revues La Jeunesse (qui deviendra L'Union des Jeunes) et L'Avenir littéraire, philosophique et scientifique. Les directeurs de ces revues ne sont autres qu'Alfred Sircos et Frédéric Damé, tous deux cités dans la dédicace des Poésies. Le but ? Un éditorial de La Jeunesse le précise: « Travaillons donc mes frères à rendre à l'humanité sa belle prérogative : l'amour. Je m'adresse à vous, soldats de l'intelligence : écrivains, poètes, publicistes, artistes..... Ce n'est que d'aujourd'hui que peut commencer le progrès de l'ordre moral ». Dix degrés de plus dans le style et nous voilà aux niveaux des Poésies. Que l'on compara aussi au massacre des « grandes têtes molles de notre siècle » le conseil de Damé: « Le meilleur moyen de combattre cette décadence morale qui nous envahit est d'étudier la presse moderne qui a tant contribué à ce triste résultat ». Les Poésies tendent à s'affirmer comme le manifeste d'un mouvement novateur comme Ducasse apparaît l'esprit le plus lucide et le plus conséquent. Ne proclame-t-il pas sa filiation à l'équipe de « redressement moral » lorsqu'il écrit, comme en écho à ce préambule d'une des revues « L'avenir - c'est à dire le Mal faisant place au Bien, le Laid faisant place au Beau, le Petit faisant place au Grand.... », l'exergue fameux des Poésies : « Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l'espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme et l'orgueil par la modestie ? »

Rien en cela qui doive nous surprendre. Ducasse avait dû plus d'une fois s'entretenir de telles questions avec Alfred Sircos, le seul critique suffisamment clairvoyant pour saluer la parution du premier chant de Maldoror et qui avait pu écrire (sous le pseudonyme d'Epistémon) : « Cet ouvrage ne passera pas confondu avec les autres publications du jour ; son originalité peu commune nous est garantie ». Second témoignage des rapports qui unirent les deux hommes : les plaquettes furent éditées à la librairie Gabrie, 25 Passage Verdeau, précisément où L'Union des Jeunes tenait ses bureaux. Conscient de l'appui et de l'efficacité que rencontrerait son système de pensée, Ducasse n'avait plus aucune raison de différer jusqu'à une élaboration complète les vues nouvelles qui devaient bouleverser ses contemporains. La Préface à un livre futur, en rejoignant les conceptions timides du mouvement Sircos-Damé (encore inorganisé), le dépasse vers une solution plus originale du problème, une solution reçue par la filière de Maldoror et déterminée à ne plus s'écarter du concret, de la lutte réelle, d'une organisation militante dont les règles d'action eussent été précisées dans un développement ultérieur des Poésies. C'est pourquoi toute étude devra se fonder désormais, non seulement sur la dialectique Maldoror-Poésies, mais aussi sur le contexte historique qui les a vu naître, sur les interactions de l'époque et l'évolution tant psychologique qu'idéologique de Lautréamont. Ainsi, il faut admettre que les Poésies s'adressent avant tout aux hommes du Second Empire croulant, comme la Théorie de l'Unité Universelle de Fourier exigeait au préalable l'appui des philanthropes contemporains ; à cette condition, on comprendra combien l'oeuvre tâtonnante de Ducasse reflète la lente prise de conscience de l'opprimé, comment, aux côtés de Maldoror, d'un individualisme monstrueux - d'une volonté de vivre pour soi dans le défi des autres, au milieu d'un monde où chacun vit pour soi dans la crainte des autres - prend naissance et se développe le désir de vivre pour tous, de se réaliser dans une société où l'intérêt général préviendrait l'intérêt de chacun. Ainsi conçue, toute analyse aboutira fatalement à le préciser : Maldoror et les Poésies apparaissent en dernier ressort comme le reflet de la double tendance du mouvement anarchiste, de sa perpétuelle oscillation de la violence pure à l'utopie réformatrice.


Raoul VANEIGEM, « Isidore Ducasse et le Comte de Lautréamont dans les Poésies », Synthèses, numéro 151, 1958, réédition par Les Amis du Léopard, juin 1996

THÉORIE DE LA DÉRIVE (novembre 1956) ; DEUX COMPTE RENDUS DE DÉRIVE


Théorie de la dérive Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se présente comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.

Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.

Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit a priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.

L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante de centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale.





Chombart de Lauwe dans son étude sur Paris et l’agglomération parisienne (Bibliothèque de Sociologie Contemporaine, P.U.F. 1952) note qu’« un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont » ; et présente dans le même ouvrage — pour montrer « l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu… géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit » — le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement ; ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano.

Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives — dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte —, ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.

Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes, et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.

Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote — parce que tout cela participerait d’une même libération antidéterministe — quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulare, dont il donne le fin mot en précisant : « il faut, bien entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ». Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être « aussi dénués que possible d’intelligence, de sociabilité et de sexualité », et, par conséquent, « vraiment indépendants les uns des autres ».

Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : « Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout leur parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé. »

On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.
La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.
Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même d’avantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombres des anciennes.
L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.
Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.
Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il en vaut la peine (à l’extrême limite la dérive-statique d’une journée sans sortir de la gare Lazare).
L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psychogéographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier en lui-même inconnu, jamais parcouru, n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsite pas longtemps. Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est, occasionnellement, quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus.
La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le « rendez-vous possible ». Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce « rendez-vous possible » l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le « rendez-vous possible ». De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis, l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre « rendez-vous possible » à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presques infinies de ce passe-temps.
Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive.

*

Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit leurs axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser, à l’aide des vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme.

Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.

Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possiblités modernes de construction favorisent. Ainsi, la presse signalait en mars 1955 la construction à New-York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement :

« Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus. »



Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette activité entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà.


Guy-Ernest DEBORD, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues, numéro 9, novembre 1956




***


Deux comptes rendus de dérive


I. Rencontres et troubles consécutifs à une dérive continue

Le soir du 25 décembre 1953, les lettristes G[illes] I[vain], G[uy] D[ebord] et G[aëtan] L[anglais], entrant dans un bar algérien de la rue Xavier-Privas où ils ont passé toute la nuit précédente — et qu’ils appellent depuis longtemps « Au Malais de Thomas » — sont amenés à converser avec un Antillais d’environ quarante ans, d’une élégance assez insolite parmi les habitués de ce bouge, qui, à leur arrivée, parlait avec K., le tenancier du lieu.

L’homme demande aux lettristes, contre toute vraisemblance, s’ils ne sont pas « dans l’armée ». Puis, sur leur réponse négative, il insiste vainement pour savoir « à quelle organisation ils appartiennent ». Il se présente lui-même sous le nom, manifestement faux, de Camille J. La suite de ses propos est parsemée de coïncidences (les adresses qu’il cite, les préoccupations qui sont celles de ses interlocuteurs cette semaine-là, son anniversaire qui est aussi celui de G.I.) et de phrases qu’il veut à double sens, et qui semblent être des allusions délibérées à la dérive. Mais le plus remarquable est son délire croissant qui tourne autour d’une idée de voyage pressé — « il voyage continuellement » et le répète souvent. J. en vient à dire sérieusement qu’arrivant de Hambourg il avait cherché l’adresse du bar où ils sont à présent — il y était venu autrefois, un instant, l’avait aimé —, ne la trouvant pas, il avait fait un saut à New-York pour la demander à sa femme — ; et l’adresse n’étant pas non plus à New-York, c’est fortuitement qu’il venait de retrouver le bar. Il arrive d’Orly. (Aucun avion n’a atterri depuis plusieurs jours à Orly, par suite d’une grève du personnel de la sécurité compliquée de mauvaise visibilité, et G.D. le sait parce que lui-même est arrivé l’avant-veille, par train, après avoir été retardé deux jours sur l’aérodrome de Nice). J. déclare à G.L., d’un air de certitude attristée, que ses activités actuelles doivent être au-dessus de ses capacités (G.L. sera en effet exclu deux mois plus tard). J. propose aux lettristes de les retrouver au même endroit le lendemain : il leur fera goûter un excellent rhum « de sa plantation ». Il a aussi parlé de leur faire connaître sa femme, mais ensuite, et sans contradiction apparente, il a dit que le lendemain « il serait veuf », sa femme partant de bon matin pour Nice en automobile.

Après qu’il soit sorti, K., interrogé (lui-même ignore tout des activités des lettristes), ne peut rien dire sinon qu’il l’a vu boire un verre une fois, il y a quelques mois.

Le lendemain J. vient au rendez-vous avec sa femme, une Antillaise de son âge, assez belle. Il fait, avec son rhum, un punch hors de pair. J. et sa femme exercent une attraction d’une nature peu claire sur tous les Algériens du bar, à la fois enthousiastes et déférents. Une agitation d’une intensité très inhabituelle se traduit par le fracas de toutes les guitares ensemble, des cris, des danses. J. rétablit instantanément le calme en portant un toast imprévu « à nos frères qui meurent sur les champs de bataille » (bien qu’à cette date, nulle part hors d’Indochine il n’y ait de lutte armée de quelque envergure). La conversation atteint en valeur délirante celle de la veille, mais cette fois avec la participation de la femme de J. Remarquant qu’une bague que J. portait le soir précédent est maintenant au doigt de sa femme, G.L. dit assez bas à G.I., faisant allusion à leurs commentaires de la veille qui n’avaient pas manqué d’évoquer les zombies et les signes de reconnaissance de sectes secrètes : « Le Vaudou a changé de main ». La femme de J. entend cette phrase et sourit d’un air complice.

Après avoir encore parlé des rencontres et des lieux qui les provoquent, J. déclare à ses interlocuteurs qu’il ne sait pas si lui-même les rencontrera un jour, car ils sont « peut-être trop forts pour lui ». On l’assure du contraire. Au moment de se séparer G.I. propose de donner à la femme de J., puisqu’elle doit partir pour Nice, l’adresse d’un bar assez attirant dans cette ville. J. répond alors froidement que c’est malheureusement trop tard puisqu’elle est partie depuis le matin. Il prend congé en affirmant que maintenant il est sûr qu’ils se reverront un jour « serait-ce même dans un autre monde » — ajoutant à sa phrase un « vous me comprenez ? » qui corrige complètement ce qu’elle pourrait avoir de mystique.

Le soir du 31 décembre au même bar de la rue Xavier-Privas, les lettristes trouvent K. et les habitués terrorisés — malgré leurs habitudes de violence — par une sorte de bande, forte d’une dizaine d’Algériens venus de Pigalle, et qui occupent les lieux. L’histoire, des plus obscures, semble concerner à la fois une affaire de fausse monnaie et les rapports qu’elle pourrait avoir avec l’arrestation dans ce bar même, quelques semaines auparavant, d’un ami de K., pour trafic de stupéfiants. Comme il est apparent que le premier désir des visiteurs est de ne pas mêler des Européens à un règlement de comptes qui, entre Nord-Africains, n’éveillera pas grande attention de la police, et comme K. leur demande instamment de ne pas sortir du bar, G.D. et G.I. passent la nuit à boire au comptoir (où les visiteurs ont placé une fille amenée par eux) parlant sans arrêt et très haut, devant un public silencieux, de manière à aggraver encore l’inquiétude générale. Par exemple, peu avant minuit, sur la question de savoir qui doit mourir cette année ou l’année prochaine ; ou bien en évoquant le mot du condamné exécuté à l’aube d’un premier janvier : « Voilà une année qui commence bien » ; et toutes les boutades de ce genre qui font blêmir la quasi-totalité des antagonistes. Même vers le matin, G.D. étant ivre-mort, G.I. continue seul pendant quelques heures, avec un succès toujours aussi marqué. La journée du 1er janvier 1954 se passe dans les mêmes conditions, les multiples manœuvres d’intimidation et les menaces voilées ne persuadant pas les deux lettristes de partir avant la rixe, et eux-mêmes n’arrivant à joindre aucun de leurs amis par le téléphone dont ils n’ont pu s’emparer qu’en payant d’audace. Enfin, aux approches du soir, les amis de K. et les étrangers arrivent à un compromis et se quittent de mauvaise grâce (K. par la suite éludera avec crainte toute explication de cette affaire, et les lettristes jugeront discret d’y faire à peine allusion).

Le lendemain, vers la fin de l’après-midi, G.D. et G.I., s’apercevant soudain qu’ils sont près de la rue Vieille du Temple, décident d’aller revoir un bar de cette rue où, six semaines plus tôt, G.I. avait noté quelque chose de surprenant : comme il y entrait, au cours d’une dérive en compagnie de P[atrick] S[traram], le barman, manifestant une certaine émotion à sa vue, lui avait demandé « Vous venez sans doute pour un verre ? » et, sur sa réponse affirmative, avait continué « Il n’y en a plus, revenez demain ». G.I. avait alors machinalement répondu « C’est bien », et était sorti ; et P.S., quoique étonné d’une réaction si absurde, l’avait suivi.




L’entrée de G.I. et G.D. dans le bar fait taire à l’instant une dizaine d’hommes qui parlaient en yiddish, assis à deux ou trois tables, et tous coiffés de chapeaux. Alors que les lettristes boivent quelques verres d’alcool au comptoir, tournant le dos à la porte, un homme, également coiffé d’un chapeau, entre en courant, et la serveuse — qu’ils n’ont jamais vue — leur fait signe de la tête que c’est à lui qu’ils doivent s’adresser. L’homme apporte une chaise à un mètre d’eux, s’asseoit, et leur parle à très haute voix, et fort longtemps, en yiddish, sur un ton tantôt convaincant et tantôt menaçant mais sans agressivité délibérée, et surtout sans avoir l’air d’imaginer qu’ils puissent ne rien comprendre. Les lettristes restent impassibles ; regardant avec le maximum d’insolence les individus présents qui, tous, semblent attendre leur réponse avec quelque angoisse ; puis finissent par sortir. Dehors, ils s’accordent pour constater qu’ils n’ont jamais vu une ambiance aussi glaciale, et que les gangsters de la veille étaient des agneaux en comparaison. Dérivant encore un peu plus loin, ils arrivent au pont Notre-Dame quand ils s’avisent qu’ils sont suivis par deux des hommes du bar, dans la tradition des films de gangsters. C’est à cette tradition qu’ils croient devoir s’en remettre pour les dépister, en traversant le pont négligemment, puis en descendant brusquement à droite sur le quai de l’île de la Cité qu’ils suivent en courant, passant sous le Pont-Neuf, jusqu’au square du Vert-Galant. Là, ils remontent sur la place du Pont-Neuf par l’escalier dissimulé derrière la statue d’Henri IV. Devant la statue, deux autres hommes en chapeaux qui arrivaient en courant — sans doute pour surplomber la berge du quai des Orfèvres, qui paraît la seule issue quand on ignore l’existence de cet escalier — s’arrêtent tout net en les voyant surgir. Les deux lettristes marchent vers eux et les croisent sans que, dans leur surprise, ils fassent un seul geste ; puis suivent le trottoir du Pont-Neuf vers la rive droite. Ils voient alors que les deux hommes se remettent à les suivre ; et il semble qu’une voiture engagée sur le Pont-Neuf, avec laquelle ces hommes paraissent échanger des signes, se joigne à la poursuite. G.I. et G.D. traversent alors le quai du Louvre au moment précis où le passage est donné aux voitures, dont la circulation en cet endroit est fort dense. Puis, mettant à profit cette avance, ils traversent en hâte le rez-de-chaussée du grand magasin « La Samaritaine », sortent rue de Rivoli pour s’engouffrer dans le métro « Louvre », et changent au Châtelet. Les quelques voyageurs munis de chapeaux leur paraissent suspects. G.I. se persuade qu’un Antillais, qui se trouve près de lui, lui a fait un signe d’intelligence, et veut y voir un émissaire de J., chargé de les soutenir contre ce surprenant déchaînement de forces contraires. Descendus à « Monge », les lettristes gagnent la Montagne-Geneviève à travers le Continent Contrescarpe désert, où la nuit tombe, dans une atmosphère d’inquiétude grandissante.




II. Relevé d’ambiances urbaines au moyen de la dérive




Le mardi 6 mars 1956, G.-E. Debord et Gil J Wolman se rencontrent à 10 h. dans la rue des Jardins-Paul, et partent en direction du nord pour reconnaître les possibilités d’une traversée de Paris à ce niveau. Malgré leurs intentions ils se trouvent rapidement déportés vers l’est et traversent la partie supérieure du XIe arrondissement qui, par son caractère de standardisation commerciale pauvre, est un bon exemple du paysage petit-bourgeois repoussant. La seule rencontre plaisante est, au 160 de la rue Oberkampf, le magasin « Charcuterie-Comestibles A. Breton ». Parvenus dans le XXe arrondissement Debord et Wolman s’engagent dans une série de passages étroits qui, à travers des terrains vagues et des constructions peu élevées qui ont un grand air d’abandon, joignent la rue de Ménilmontant à la rue des Couronnes. Au nord de la rue des Couronnes, ils accèdent par un escalier à un système de ruelles du même genre, mais déprécié par un fâcheux caractère pittoresque. Leur progression se trouve ensuite infléchie vere le nord-ouest. Ils traversent, entre l’avenue Simon-Bolivar et l’avenue Mathurin-Moreau, une butte où s’enchevêtrent des rues vides, d’une consternante monotonie de façade (rues Rémy-de-Gourmont, Edgar-Poë, etc.). Peu après, ils en viennent à surgir à l’extrémité du canal Martin, et rencontrent à l’improviste l’admirable rotonde de Claude-Nicolas Ledoux, presque ruinée, laissée dans un incroyable abandon, et dont le charme s’accroît singulièrement du passage, à très proche distance, de la courbe du métro suspendu. On songe ici à l’heureuse prévision du maréchal Toukhachevsky, citée jadis dans La Révolution Surréaliste, sur la beauté que gagnerait Versailles quand une usine serait construite entre le château et la pièce d’eau.

En étudiant le terrain, les lettristes croient pouvoir conclure à l’existence d’une importante plaque tournante psychogéographique — la rotonde de Ledoux en occupant le centre — qui peut se définir comme une unité Jaurès-Stalingrad, ouverte sur au moins quatre pentes psychogéographiques notables (canal Martin, boulevard de la Chapelle, rue d’Aubervilliers, canal de l’Ourcq), et probablement davantage. Wolman rappelle à propos de cette notion de plaque tournante le carrefour qu’il désignait à Cannes, en 1952, comme étant « le centre du monde ». Il faut sans doute en rapprocher l’attirance nettement psychogéographique de ces illustrations, pour les livres des très jeunes écoliers, où une intention didactique fait réunir sur une seule image un port, une montagne, un isthme, une forêt, un fleuve, une digue, un cap, un pont, un navire, un archipel. Les images des ports de Claude Lorrain ne sont pas sans parenté avec ce procédé.

C’est par la belle et tragique rue d’Aubervilliers que Debord et Wolman continuent à marcher vers le nord. Ils y déjeunent au passage. Ayant emprunté le boulevard Macdonald jusqu’au canal Denis, ils suivent la rive droite de ce canal vers le nord, stationnant plus ou moins longuement dans divers bars de mariniers. Immédiatement au nord du pont du Landy, ils passent le canal à une écluse qu’ils connaissent et arrivent à 18 h 30 dans un bar espagnol couramment nommé par les ouvriers qui le fréquentent « Taverne des Révoltés », à la pointe la plus occidentale d’Aubervilliers, face au lieudit La Plaine, qui fait partie de la commune de Denis. Ayant repassé l’écluse, ils errent encore un certain temps dans Aubervilliers, qu’ils ont parcouru des dizaines de fois la nuit, mais qu’ils ignorent au jour. L’obscurité venant, ils décident enfin d’arrêter là cette dérive, jugée peu intéressante en elle-même.

Faisant la critique de l’opération, ils constatent qu’une dérive partant du même point doit plutôt prendre la direction nord-nord-ouest ; que le nombre des dérives systématiques de ce genre doit être multiplié, Paris leur étant encore, dans cette optique, en grande partie inconnu ; que la contradiction que la dérive implique entre le hasard et le choix conscient se reconduit à des niveaux d’équilibre successifs, et que ce développement est illimité. Pour le programme des prochaines dérives Debord propose la liaison directe du centre Jaurès-Stalingrad (ou Centre Ledoux) à la Seine, et l’expérimentation de ses débouchés vers l’ouest. Wolman propose une dérive qui, à partir de la « Taverne des Révoltés », suivrait le canal vers le nord, jusqu’à Denis et au-delà.



MISÉRABLE MIRACLE. MÉPRISABLE MÉTIER


1.


La poésie moderne s’est faite dans une opposition constante aux forces dominantes de la société où ses créateurs ont vécu. Ceux-ci se virent reprocher également les singularités de leur œuvre et celles de leur existence. Longtemps l’idéologie régnante ne les intégra pas sans réserves à son panthéon, même quand leur apport fut devenu difficilement discutable. Mallarmé défendait encore Poe d’avoir puisé son inspiration « dans le flot sans honneur de quelque noir mélange ». Bref, la pensée bourgeoise se défendait sur tous les fronts.

Aujourd’hui, le pouvoir est aux mains des mêmes gens, mais on sait qu’ils n’en sont plus à soutenir une pensée qui leur serait propre. Ils s’en consolent en niant la possibilité même d’une pensée soutenable (ceci pour les plus avancés, bien sûr il y a encore des chrétiens). Et les formes d’art qui détruisaient leur culture et leurs goûts ont si bien triomphé qu’ils arrivent, à présent qu’elles sont épuisées et rabâchées, à en admirer les dernières redites et à en respecter les infirmités mêmes.

C’est ainsi qu’Henri Michaux peut faire une exposition et un ou deux livres (Misérable Miracle) fondés sur ce seul intérêt qu’ils ont été produits sous l’influence de la mescaline. La folie, la drogue restent les éternels moyens de diversion d’une arrière-garde patentée, dépourvue désormais de toute contrepartie positive, servant à sa petite place — entre les potins de Elle, les dernières découvertes d’Hitchcock et les jeunes Turcs du parti radical — au grand travail d’abrutissement des foules.



2.


Proposition d’Asger Jorn : pour accélérer lucidement ce processus de décomposition, la Comédie-Française se doit de jouer les classiques (et, à son défaut, un quelconque théâtre de la Huchette, hospitalier aux petits inventeurs, pourrait y gagner de l’estime) sous l’empire de drogues appropriées et annoncées sur les affiches et programmes. Une grande variété d’interprétations de la même pièce est garantie selon que la troupe sera tout entière sous l’effet de l’opium ou de l’héroïne ; pour le lendemain goûter du haschisch, ou même de stupéfiants aussi diversifiés qu’il y a d’acteurs. Régal pour le lettré et assurance d’un stable public de drogués, qui contribuera à remédier à la crise financière de notre théâtre.

Au cas où l’on aurait le courage d’en venir promptement à ces extrémités, les lettristes s’engagent à assister aux spectacles en état d’ivresse manifeste, à la suite de l’absorption de rhum, vodka, vin rouge ou d’un autre breuvage choisi par le régisseur en harmonie avec ses propres tentatives.

« « MISÉRABLE MIRACLE » Méprisable métier », Potlatch. Bulletin d’information de l’Internationale lettriste, numéro 26, 7 mai 1956

Wednesday, June 21, 2006

DÉFINITIONS (juin 1958)




Définitions


situation construite

Moment de la vie, concrètement et délibérément construit par l’organisation collective d’une ambiance unitaire et d’un jeu d’événements.

situationniste

Ce qui se rapporte à la théorie ou à l’activité pratique d’une construction des situations. Celui qui s’emploie à construire des situations. Membre de l’Internationale situationniste.

situationnisme

Vocable privé de sens, abusivement forgé par dérivation du terme précédent. Il n’y a pas de situationnisme, ce qui signifierait une doctrine d’interprétation des faits existants. La notion de situationnisme est évidemment conçue par les anti-situationnistes.

psychogéographie

Étude des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus.

psychogéographique

Relatif à la psychogéographie. Ce qui manifeste l’action directe du milieu géographique sur l’affectivité.

psychogéographe

Qui recherche et transmet les réalités psychogéographiques.

dérive

Mode de comportement expérimental lié aux conditions de la société urbaine : technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Se dit aussi, plus particulièrement, pour désigner la durée d’un exercice continu de cette expérience.

urbanisme unitaire

Théorie de l’emploi d’ensemble des arts et techniques concourant à la construction intégrale d’un milieu en liaison dynamique avec des expériences de comportement.

détournement

S’emploie par abréviation de la formule : détournement d’éléments esthétiques préfabriqués. Intégration de productions actuelles ou passées des arts dans une construction supérieure du milieu. Dans ce sens il ne peut y avoir de peinture ou de musique situationniste, mais un usage situationniste de ces moyens. Dans un sens plus primitif, le détournement à l’intérieur des sphères culturelles anciennes est une méthode de propagande, qui témoigne de l’usure et de la perte d’importance de ces sphères.

culture

Reflet et préfiguration, dans chaque moment historique, des possibilités d’organisation de la vie quotidienne ; complexe de l’esthétique, des sentiments et des mœurs, par lequel une collectivité réagit sur la vie qui lui est objectivement donnée par son économie. (Nous définissons seulement ce terme dans la perspective de la création des valeurs, et non dans celle de leur enseignement.)

décomposition

Processus par lequel les formes culturelles traditionnelles se sont détruites elles-mêmes, sous l’effet de l’apparition de moyens supérieurs de domination de la nature, permettant et exigeant des constructions culturelles supérieures. On distingue entre une phase active de la décomposition, démolition effective des vieilles superstructures — qui cesse vers 1930 —, et une phase de répétition, qui domine depuis. Le retard dans le passage de la décomposition à des constructions nouvelles est lié au retard dans la liquidation révolutionnaire du capitalisme.



« Définitions », Internationale Situationniste, Bulletin central édité par les sections de l'Internationale situationniste, numéro 1, juin 1958 (Comité de Rédaction : Mohamed DAHOU, Giuseppe PINOT-GALLIZIO, Maurice WYCKAERT ; Directeur : Guy-Ernst DEBORD).

La règle de ce bulletin est la rédaction collective. Les quelques articles rédigés et signés personnellement doivent être considérés, eux aussi comme intéressant l'ensemble de nos camarades, et comme des points particuliers de leur recherche commune. Nous sommes opposés à la survivance de formes telles que la revue littéraire ou la revue d'art.

Tous les textes publiés dans Internationale Situationniste peuvent être librement reproduits, traduits ou adaptés, même sans indication d'origine.

NOTICE AUX POÉSIES DE L'ÉPOQUE DES THANG (1977)




La littérature chinoise est généralement considérée comme digne d’intérêt ; et la poésie lyrique l’époque de la dynastie Thang (notre VIIIe siècle) est partout reconnue comme son plus grand moment.

Cependant Hervey-Saint-Denys qui en donna une première traduction française en 1862, n’avait jamais été réédité depuis ; et n’a eu aucun continuateur notable.

Le public qui croit aujourd’hui qu’il est de plus en plus cultivé et informé, ressemble beaucoup au public qui croit qu’il est de mieux en mieux nourri et logé. Quoique la Chine ait été à la mode ces derniers temps, on n’a guère traduit et commenté pour la consommation française qu’une sorte de Déroulède du Milieu, qui en tant que lettré valait à peu près Giscard d’Estaing. Mais il régnait récemment à Pékin, où sa dynastie lui a survécu trois semaines.

Divers sinologues contemporains ont parfois tenté aussi de traduire, ou de retraduire, quelques courts poèmes classiques, mais ils ne sont arrivés à rien. Non peut-être faute de com­prendre le chinois aussi bien qu’Hervey-Saint-Denys, mais assurément parce qu’ils ne maîtrisent pas assez le français : ce qui rend leurs entreprises sur le terrain du langage poétique plus désespérées encore que partout ailleurs.

Voici donc ce qui reste, à ce jour, la principale et la meilleure traduction de la poésie chinoise en français.


Guy DEBORD, « Notice aux Poésies de l'époque des Thang traduites du chinois par le marquis Léon d'Hervey-Saint-Denis en 1862, et rééditées par les Éditions Champ libre en février 1977 »

CHANSON À BOIRE


Chanson à boire

Seigneur, ne voyez-vous donc point les eaux du fleuve Jaune ?
Elles descendent du ciel et coulent vers la mer sans jamais revenir 1.
Seigneur, ne regardez-vous donc point dans les miroirs qui ornent votre noble demeure,
Et ne gémissez-vous pas en apercevant vos cheveux blancs ?
Ils étaient ce matin comme les fils de soie noire,
Et, ce soir, les voilà déjà mêlés de neige.
L’homme qui sait comprendre la vie doit se réjouir chaque fois qu’il le peut,
En ayant soin que jamais sa tasse ne reste vide en face de la lune 2.
Le ciel ne m’a rien donné sans vouloir que j’en fasse usage ;
Mille pièces d’or que l’on disperse pourront de nouveau se réunir.
Que l’on cuise donc un mouton, que l’on découpe un bœuf, et qu’on soit en joie ;
Il faut qu’ensemble aujourd’hui, nous buvions d’une seule fois trois cents tasses 3.
Les clochettes et les tambours, la recherche dans les mets ne sont point choses nécessaires,
Ne désirons qu’une longue ivresse, mais si longue qu’on n’en puisse sortir.
Les savants et les sages de l’Antiquité n’ont eu que le silence et l’oubli pour partage ;
Il n’est vraiment que les buveurs dont le nom passe à la postérité.


LI BAI (alias LI PO)


Notes

1. La mythologie chinoise place les sources du fleuve Jaune dans la voie lactée. On trouvera cette fable rapportée plus loin, aux notes de la pièce de Ouang-leng-jèn, ayant pour titre : Sur un vieil arbre couché au bord de l’eau...
2. Pour les Chinois, qui n’ont guère de soirées aux flambeaux, le clair de lune est toujours une occasion de prolonger la veillée. Ne jamais laisser sa tasse vide en face de la lune équivaut donc à dire : ne jamais perdre une occasion de boire et de se divertir.
3. Ce nombre de trois cents tasses est évidemment hyperbolique. Il est bon de noter toutefois que ces tasses pour boire le vin, qui figurent invariablement dans les réunions d’amis et de poètes, ne sont pas même de la contenance de nos plus petits verres à liqueur. Il est vrai d’ajouter aussi que le vin des Chinois n’est le plus souvent que de l’eau-de-vie de grain.
La culture des lettres étant la principale préoccupation des classes élevées, chez un peuple où les succès littéraires deviennent la clef de toutes les carrières, des passe-temps très goûtés sont ceux où l’on fait assaut de verve et d’érudition. Toute erreur, toute lenteur d’inspiration, tout défaut de mémoire sont punis, suivant la gravité des cas, d’une ou plusieurs tasses à vider. Les plus habiles acceptent des défis dont le résultat se devine, et chacun arrive bientôt à cet état de demi-ivresse, pouàn-tsieou, si vanté par les poètes chinois.
Quant à Li Po, il faut malheureusement constater qu’il n’était guère dans ses principes de s’en tenir là.

ÉCLATS DE JOIE





Le poète descend du mont Tchong-nân et passe la nuit à boire avec un ami


Le soir étant venu, je descends de la montagne aux teintes bleuâtres ;
La lune de la montagne semble suivre et accompagner le promeneur,
Et s’il se retourne pour voir la distance qu’il a parcourue,
Son regard se perd dans les vapeurs de la nuit.
Nous arrivons en nous tenant par la main devant une rustique demeure,
Un jeune garçon nous ouvre la barrière formée de rameaux entrelacés ;
Nous passons par un étroit sentier dont les bambous touffus rendent l’entrée mystérieuse,
Et les grandes herbes verdoyantes frôlent gaiement la soie de nos vêtements.
Ma joie éclate de nous trouver ensemble dans cette retraite charmante,
Nous nous versons l’un à l’autre un vin d’une saveur exquise ;
Je chante, je chante la chanson du vent qui souffle à travers les pins,
Et ma verve ne s’épuise qu’à l’heure où s’efface la voie lactée.
J’ai perdu ma raison et cela excite encore votre gaieté, mon prince ;
Nous oublions tous deux, avec délices, les préoccupations de la vie réelle.


LI BAI (alias LI PO)


Note

1. Le mont Tchong-nân est une montagne renommée pour ses sites pittoresques, à peu de distance et au sud-ouest de Si-ngnan-fou (autrefois Tchang-ngan), sur les bords du lac Meï-peï.

TOUT S'ÉCOULE À LA FOIS (LI PO)



À Nan-king


Toi qui vis tour à tour grandir et périr six royaumes 1,
Je veux, en buvant trois tasses, t’offrir aujourd’hui quelques vers.
Tes jardins sont moins grands que ceux du pays de Thsin 2,
Mais tes collines sont belles, comme celles de Lo-yang 3 au sol montagneux.
Ici fut la demeure antique du roi de Ou 4. L’herbe fleurit en paix sur ses ruines.
Là, ce profond palais des Tsin 5, somptueux jadis et redouté.
Tout cela est à jamais fini, tout s’écoule à la fois, les événements et les hommes,
Comme ces flots incessants du Yang-tseu-kiang, qui vont se perdre dans la mer 6.


LI BAI (alias LI PO), « À NAN-KING »


Notes

1. Nan-king fut successivement la capitale du royaume de Ou, et des dynasties des Tsin, des Soung, des Tsi, des Liang et des Tchin.
2. L’ancien pays de Thsin forme aujourd’hui le Chen-si.
3. Ville célèbre du Ho-nân, qui fut aussi la capitale de l’Empire, sous les derniers Tcheou ; aujourd’hui Khaï-foung-fou.
4. Le royaume de Ou, le premier qui ait eu Nan-king pour capitale, comprenait une partie du Kian-nân, et s’étendait aussi dans le Tché-kiang et le Kiang-si. Il fut conquis par le fondateur de la dynastie des Tsin, en 280.
5. Ne pas confondre la dynastie des Tsin, fondée par Vou-ti l’an 265 de notre ère, avec celle des Thsin, qui régnait au IIIe siècle av. J.-C., et à laquelle appartient le fameux Thsin-chi-hoang-ti, l’incendiaire des livres.
6. Le Yang-tseu-kiang, appelé par les Européens fleuve Bleu, est désigné par les Chinois sous le nom de Ta-kiang (Grand Fleuve), au-dessus de Nan-king, et sous celui de Yang-tseu--kiang (fleuve Fils de la mer), depuis Nan-king jusqu’à la mer.

Tuesday, June 20, 2006

PRAXIS



Ainsi, après que la pratique immédiate de l'art ait cessé d'être la chose la plus éminente et que ce prédicat ait été dévolu à la théorie en tant que telle, il se détache à présent de cette dernière, dans la mesure où se constitue la pratique synthétique post-théorique, laquelle a d'abord pour mission d'être le fondement et la vérité de l'art comme de la philosophie.

August von CIESZKOWSKI, Prolégomènes à l'historiosophie, 1838

INTERNATIONALE LETTRISTE, NUMÉRO 3, AOÛT 1953

Internationale lettriste

Il faut Recommencer la Guerre en Espagne

Voilà déjà quinze ans que Franco s’accroche au pouvoir, salit cette part de notre avenir que nous avons laissé perdre avec l’Espagne. Les églises que nos amis ont brûlé dans ce pays sont reconstruites, et les bagnes refermés sur les meilleurs de nous. Le Moyen-Âge commence à la frontière, et notre silence l’affermit.Il faut cesser d’envisager cette situation d’une manière sentimentale, ne plus laisser les intellectuels de gauche s’en amuser. C’est uniquement une question de force.

Nous demandons aux partis révolutionnaires prolétariens d’organiser une intervention armée pour soutenir la nouvelle révolution dont on a vu récemment les podromes à Barcelone, révolution qui devra cette fois ne pas être détournée de ses fins.

Pour l’Internationale lettriste :

P.-J. BERLÉ,
Bull D. BRAU,
Hadj Mohamed DAHOU,
Guy-Ernest DEBORD,
Gaëtan M. LANGLAIS,
Jean-Michel MENSION,
Gil J WOLMAN


***


Pour en finir avec le confort nihiliste


Nous savons que toutes les réalités nouvelles sont elles-mêmes provisoires, et toujours trop peu pour nous suffire. Nous les défendons parce que nous ne nous connaissons rien de mieux à faire ; et parce que c’est, en somme, notre métier.

Mais l’indifférence ne nous est pas permise devant les étouffantes valeurs du présent ; quand elles sont garanties par une Société de prisons, et quand nous vivons devant les portes des prisons.

Nous ne voulons à aucun prix participer, accepter de nous taire, accepter. Ne serait-ce que par orgueil, il nous déplaît de ressembler à trop de gens.

Le vin rouge et la négation dans les cafés, les vérités premières du désespoir ne seront pas l’aboutissement de ces vies si difficiles à défendre contre les pièges du silence, les cent manières de SE RANGER.

Au-delà de ce manque toujours ressenti, au-delà de l’inévitable et inexcusable déperdition de tout ce que nous avons aimé, le jeu se joue encore, nous sommes. Toute forme de propagande sera donc bonne. Nous avons à promouvoir une insurrection qui nous concerne, à la mesure de nos revendications.

Nous avons à témoigner d’une certaine idée du bonheur même si nous l’avons connue perdante, idée sur laquelle tout programme révolutionnaire devra d’abord s’aligner.


Guy-Ernest DEBORD


***


Totem et tabou

Présenté le 11 février 1952 et immédiatement interdit par la Censure pour des motifs demeurés vagues, le premier film de Gil J Wolman « L’ANTICONCEPT » n’a pu être revu, depuis, même en exploitation non commerciale.

Ce film qui marque un tournant décisif du Cinéma est défendu au public par une Commission composée de pères de familles et de colonels de gendarmerie.

Quand on ajoute à l’aveuglement professionnel du critique les pouvoirs du flic, les imbéciles interdisent ce qu’ils ne comprennent pas.

« L’ANTICONCEPT » est en réalité plus chargé d’explosifs pour l’intelligence que l’ennuyeux camion du « SALAIRE DE CLOUZOT » ; plus offensif aujourd’hui que les images d’Eisenstein dont on a eu si longtemps peur en Europe.

Mais le côté le plus ouvertement menaçant d’une telle œuvre est de contester absolument les critères et les périssables convenances de ces pères de familles et de ces colonels de gendarmerie ; de rester, à l’origine des troubles qui viendront, quand les censeurs fantoches seront oubliés.


Guy-Ernest DEBORD





***


Le scandale n’est pas qu’on se tue, c’est qu’on nous fasse vivre comme ça.

Jean-Michel MENSION



Dimensions du langage

Le récit se poursuit dans tous les sens. Après les premières ébauches de l’écriture métagraphique, une expression illimitée s’offre à nous, très au delà de l’explosion verbale que James Joyce a menée à bien.

Écrit avec des photos et des fragments de journaux collés sur des bouteilles de rhum, le roman tridimensionnel de G.-E. Debord, HISTOIRE DES GESTES, laisse au gré du lecteur la suite des idées, le fil perdu d’un labyrinthe d’anecdotes simultanées.

Les « NOUVELLES SPATIALES » de Bull D. Brau trouvent la composante des vecteurs de la dynamique conceptuelle. Les lettres cinématiques préfigurent le caractère ontologique de la réversibilité du concept, « il s’agit de discerner les lettres qualitatives qui sont le corps même du concept, au delà de leur ordre accidentel d’assemblage » (Brau).

Gaëtan M. Langlais mettant en présence les différents paragraphes de JOLIE COUSETTE avance vers celui de nos résultats sans doute le plus décisif pour l’avenir de la communication : le détournement des phrases.



***



Allez-y voir vous-mêmes


Après L’Anticoncept (Wolman), Hurlements en faveur de Sade (G.-E. Debord) et La Barque de la vie courante (Brau), l’Internationale lettriste tourne actuellement quatre nouveaux films :


FAUT M’AVOIR CE MEC et ORAISON FUNÈBRE, de Gil J Wolman.


LA CITADELLE, de Bull-D. Brau.


LA BELLE JEUNESSE, mis en scène par Guy-Ernest Debord, assisté Gaëtan Langlais.



***



Acte additionnel à la constitution d’une Internationale lettriste


Au début de juin, le « Cercle international de recherches esthétiques Paul-Valéry » avait organisé au dancing Bagatelle une séance contradictoire au cours de laquelle Isou devait présenter sa défense. L’Internationale lettriste refusa d’engager le débat et fit lire la déclaration suivante, cependant qu’un piquet d’intervention interdisait l’entrée de la salle à l’Hervé Bazin de l’avant-garde.


Nous refusons la discussion qui nous est proposée maintenant. Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la Terreur.


En se plaçant délibérément sur le terrain de la basse police, Isidore Isou a rendu tout dialogue impossible.


Nous avons reconnu la valeur de sa critique des arts, mais en suspectant ses mobiles mystico-giratoires.


Les problèmes dépassés que tente de remuer ce sous-Kafka des urinoirs ne nous détourneront pas de notre but : un bouleversement définitif de l’Esthétique et, au-delà de l’Esthétique, de tout comportement.



Pour l’Internationale lettriste :


Bull D. BRAU, Guy-Ernest DEBORD, Gaëtan M. LANGLAIS, Gil J WOLMAN



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Manifeste du Groupe Algérien de l’Internationale Lettriste


Nul ne meurt de faim, ni de soif, ni de vie. On ne meurt que de renoncement.


La société moderne est une société de flics. Nous sommes révolutionnaires parce que la police est la force suprême de cette société. Nous ne sommes pas pour une autre société parce que la police est la forme suprême de toute société. Nous ne sommes pas nihilistes parce que nous n’accordons aucun pouvoir au rien.


Nous sommes lettristes en attendant parce que, faute de mieux. Nous avons pris conscience du caractère éminemment régressif de tout travail salarié. La non-résolution de problèmes complexes détermine une période d’attente dans laquelle tout acte pragmatique constitue une lâcheté car la vie doit être asymptotique et bénévolente.


Nous sommes au demeurant des génies, sachez-le une fois pour toutes.



Alger, avril 1953 :


Hadj Mohamed DAHOU, Cheik BEN DHINE, Ait DIAFER



***


Principes d’un théâtre nouveau


Notre camarade Hadj Mohamed Dahou, dont on n’a pas oublié la courageuse intervention à propos des massacres de Sétif, achève actuellement dans le sud-algérien sa pièce LA MITE QUI NE S’ATTAQUE QU’À LA LAINE DES ORPHELINS, bouleversement total de la représentation théâtrale, où la phrase est considérée comme unité scénique.




***

LES CHINOISES pour Gaëtan.

GAËTAN M. LANGLAIS

***

Vagabondage spécial

Écoeurants et fornicatoires comme un couple d’inspecteurs en civil, Dédé Breton et le « Soulèvement de la Jeunesse » continuent un flirt assez poussé. Cela avait commencé par un article d’un certain François Du… dans le bulletin d’informations surréalistes ; cela doit continuer par la collaboration de Dédé-les-Amourettes au « Soulèvement ».

Quand Beylot remplace Nadja, le voilà l’amour fou… En 1927, les surréalistes demandaient la liberté de Sacco et Vanzetti ; en 1953 ils se commettent avec une publication qui tire ses subsides des Renseignements Généraux et de l’Ambassade américaine.

Les Lettristes écrivaient déjà en 1947 : « … d’ailleurs Breton n’a jamais prétendu être un bon stratège : il s’est offert, lui et sa génération, à toutes les croyances, à tous les espoirs, à toutes les boutiques. On n’a pas su le prendre et il est resté. »

Mais les faits et gestes du vieux beau sur le retour ne nous intéressent plus. Il n’est pas question de mettre en cause le Surréalisme de l’âge d’or. Il faut seulement séparer certaines valeurs déjà historiques de l’activité sénile du partisan chauve du mac-carthysme, de l’actionnaire de l’assassinat des Rosenberg.

Internationale Lettriste

Tout article publié engage la responsabilité de l’ensemble des collaborateurs de ce numéro.
Internationale Lettriste n° 3.
Août 1953.
50 francs.
Directeur-Gérant : B.-D. BRAU.
Rédacteur en chef : G.-E. DEBORD.
1, rue Racine — Paris (6e)
Dépôt légal 3e tri. 1953
Imp. Spéciale de l’Internationale lettriste.

Monday, June 19, 2006

POURQUOI LE LETTRISME ? (9 septembre 1955)



Pourquoi le lettrisme ?

1

La dernière après-guerre en Europe semble bien devoir se définir historiquement comme la période de l’échec généralisé des tentatives de changement, dans l’ordre affectif comme dans l’ordre politique.

Alors que des inventions techniques spectaculaires multiplient les chances de constructions futures, en même temps que les périls des contradictions encore non résolues, on assiste à une stagnation des luttes sociales et, sur le plan mental, à une réaction totale contre le mouvement de découverte qui a culminé aux environs de 1930, en associant les revendications les plus larges à la reconnaissance des moyens pratiques de les imposer.

L’exercice de ces moyens révolutionnaires s’étant montré décevant, de la progression du fascisme à la Deuxième Guerre mondiale, le recul des espoirs qui s’étaient liés à eux était inévitable.

Après l’incomplète libération de 1944, la réaction intellectuelle et artistique se déchaîne partout : la peinture abstraite, simple moment d’une évolution picturale moderne où elle n’occupe qu’une place assez ingrate, est présentée par tous les moyens publicitaires comme le fondement d’une nouvelle esthétique. L’alexandrin est voué à une renaissance prolétarienne dont le prolétariat se serait passé comme forme culturelle avec autant d’aisance qu’il se passera du quadrige ou de la trirème comme moyens de transport. Des sous-produits de l’écriture qui a fait scandale, et que l’on n’avait pas lue, vingt ans auparavant, obtiennent une admiration éphémère mais retentissante : poésie de Prévert ou de Char, prose de Gracq, théâtre de l’atroce crétin Pichette, tous les autres. Le Cinéma où les divers procédés de mise en scène anecdotique sont usés jusqu’à la corde, acclame son avenir dans le plagiaire De Sica, trouve du nouveau — de l’exotisme plutôt — dans quelques films italiens où la misère a imposé un style de tournage un peu différent des habitudes hollywoodiennes, mais si loin après S. M. Eisenstein. On sait, de plus, à quels laborieux remaniements phénoménologiques se livrent des professeurs qui, par ailleurs, ne dansent pas dans des caves.

Devant cette foire morne et rentable, où chaque redite avait ses disciples, chaque régression ses admirateurs, chaque remake ses fanatiques, un seul groupe manifestait une opposition universelle et un complet mépris, au nom du dépassement historiquement obligé de ces anciennes valeurs. Une sorte d’optimisme de l’invention y tenait lieu de refus, et d’affirmation au-delà de ces refus. Il fallait lui reconnaître, malgré des intentions très différentes, le rôle salutaire que Dada assuma dans une autre époque. On nous dira peut-être que recommencer un dadaïsme n’était pas une entreprise très intelligente. Mais il ne s’agissait pas de refaire un dadaïsme. Le très grave recul de la politique révolutionnaire, lié à l’aveuglante faillite de l’esthétique ouvrière affirmée par la même phase rétrograde, rendait au confusionnisme tout le terrain où il sévissait trente ans plus tôt. Sur le plan de l’esprit, la petite bourgeoisie est toujours au pouvoir. Après quelques crises retentissantes son monopole est encore plus étendu qu’avant : tout ce qui s’imprime actuellement dans le monde — que ce soit la littérature capitaliste, la littérature réaliste-socialiste, la fausse avant-garde formaliste vivant sur des formes tombées dans le domaine public, ou les agonies véreuses et théosophiques de certains mouvements émancipateurs de naguère — relève entièrement de l’esprit petit-bourgeois. Sous la pression des réalités de l’époque, il faudra bien en finir avec cet esprit. Dans cette perspective, tous les moyens sont bons.

Les provocations insupportables que le groupe lettriste avait lancées, ou préparait (poésie réduite aux lettres, récit métagraphique, cinéma sans images), déchaînaient une inflation mortelle dans les arts.

Nous l’avons rejoint alors sans hésitation.


2


Le groupe lettriste vers 1950, tout en exerçant une louable intolérance à l’extérieur, admettait parmi ses membres une assez grande confusion d’idées.

La poésie onomatopéique elle-même, apparue avec le futurisme et parvenue plus tard à une certaine perfection avec Schwitters et quelques autres, n’avait plus d’intérêt que par la systématisation absolue qui la présentait comme la seule poésie du moment, condamnant ainsi à mort toutes les autres formes, et elle-même à brève échéance. Cependant la conscience de la vraie place où il nous était donné de jouer était négligée par beaucoup au profit d’une conception enfantine du génie et de la renommée.

La tendance alors majoritaire accordait à la création de formes nouvelles la valeur la plus haute parmi toutes les activités humaines. Cette croyance à une évolution formelle n’ayant de causes ni de fins qu’en elle-même, est le fondement de la position idéaliste bourgeoise dans les arts. (Leur croyance imbécile en des catégories conceptuelles immuables devait justement conduire quelques exclus du groupe a un mysticisme américanisé.) L’intérêt de l’expérience d’alors était tout dans une rigueur qui, tirant les conséquences qu’un idiot comme Malraux ne sait ou n’ose pas tirer de prémisses foncièrement semblables, en venait à ruiner définitivement cette démarche formaliste en la portant à son paroxysme ; l’évolution vertigineusement accélérée tournant désormais à vide, en rupture évidente avec tous les besoins humains.

L’utilité de détruire le formalisme par l’intérieur est certaine : il ne fait aucun doute que les disciplines intellectuelles, quelle que soit l’interdépendance qu’elles entretiennent avec le reste du mouvement de la société, sont sujettes, comme n’importe quelle technique, à des bouleversements relativement autonomes, à des découvertes nécessitées par leur propre déterminisme. Juger tout, comme on nous y invite, en fonction du contenu, cela revient à juger des actes en fonction de leurs intentions. S’il est sûr que l’explication du caractère normatif et du charme persistant de diverses périodes esthétiques doit plutôt être cherchée du côté du contenu — et change dans la mesure où des nécessités contemporaines font que d’autres contenus nous touchent, entraînant une révision du classement des « grandes époques » —, il est non moins évident que les pouvoirs d’une œuvre dans son temps ne sauraient dépendre du seul contenu. On peut comparer ce processus à celui de la mode. Au-delà d’un demi-siècle, par exemple, tous les costumes appartiennent à des modes également passées dont la sensibilité contemporaine peut retrouver telle ou telle apparence. Mais tout le monde ressent le ridicule de la tenue féminine d’il y a dix ans.

Ainsi le mouvement « précieux », si longtemps dissimulé par les mensonges scolaires sur le XVIIe siècle, et bien que les formes d’expression qu’il ait inventées nous soient devenues aussi étrangères qu’il est possible, est en passe d’être reconnu comme le principal courant d’idées du « Grand Siècle » parce que le besoin que nous ressentons en ce moment d’un bouleversement constructif de tous les aspects de la vie retrouve le sens de l’apport capital de la Préciosité dans le comportement et dans le décor (la conversation, la promenade comme activités privilégiées — en architecture, la différenciation des pièces d’habitation, un changement des principes de la décoration et de l’ameublement). Au contraire, quand Roger Vailland écrit Beau-Masque dans un ton stendhalien, malgré un contenu presque estimable, il garde la seule possibilité de plaire par un pastiche, joliment fait. C’est-à-dire que, contrairement sans doute à ses intentions, il s’adresse avant tout à des intellectuels d’un goût périmé. Et la majorité de la critique qui s’attaque sottement au contenu, déclaré invraisemblable, salue l’habile prosateur.

Revenons à l’anecdote historique.


3


De cette opposition fondamentale, qui est en définitive le conflit d’une manière assez nouvelle de conduire sa vie contre une habitude ancienne de l’aliéner, procédaient des antagonismes de toutes sortes, provisoirement aplanis en vue d’une action générale qui fut divertissante et que, malgré ses maladresses et ses insuffisances, nous tenons encore aujourd’hui pour positive.

Certaines équivoques aussi étaient entretenues par l’humour que quelques-uns mettaient, et que d’autres ne mettaient pas, dans des affirmations choisies pour leur aspect stupéfiant : quoique parfaitement indifférents à toute survie nominale par une renommée littéraire ou autre, nous écrivions que nos œuvres — pratiquement inexistantes — resteraient dans l’histoire, avec autant d’assurance que les quelques histrions de la bande qui se voulaient « éternels ». Tous, nous affirmions en toute occasion que nous étions très beaux. La bassesse des argumentations que l’on nous présentait, dans les ciné-clubs et partout, ne nous laissait pas l’occasion de répondre plus sérieusement. D’ailleurs, nous continuons d’avoir bien du charme.

La crise du lettrisme, annoncée par l’opposition quasi ouverte des attardés à des essais cinématographiques qu’ils jugeaient de nature à les discréditer par une violence « inhabile », éclata en 1952 quand l’« Internationale lettriste », qui groupait la fraction extrême du mouvement autour d’une ombre de revue de ce titre, jeta des tracts injurieux à une conférence de presse tenue par Chaplin. Les lettristes-esthètes, depuis peu minoritaires, se désolidarisèrent après coup — entraînant une rupture que leurs naïves excuses ne réussirent pas à différer, ni à réparer dans la suite — parce que la part de création apportée par Chaplin dans le Cinéma le rendait, à leur sens, inattaquable. Le reste de l’opinion « révolutionnaire » nous réprouva encore plus, sur le moment, parce que l’œuvre et la personne de Chaplin lui paraissaient devoir rester dans une perspective progressiste. Depuis, bien des gens sont revenus de cette illusion.

Dénoncer le vieillissement des doctrines ou des hommes qui y ont attaché leur nom, c’est un travail urgent et facile pour quiconque a gardé le goût de résoudre les questions les plus attirantes posées de nos jours. Quant aux impostures de la génération perdue qui s’est manifestée entre la dernière guerre et aujourd’hui, elles étaient condamnées à se dégonfler d’elles-mêmes. Toutefois, étant connue la carence de la pensée critique que ces truquages ont trouvée devant eux, on peut estimer que le lettrisme a contribué à leur plus rapide effacement ; et qu’il n’est pas étranger à ce fait qu’à présent un Ionesco, refaisant trente ans plus tard en vingt fois plus bête quelques outrances scéniques de Tzara, ne rencontre pas le quart de l’attention détournée il y a quelques années vers le cadavre surfait d’Antonin Artaud.


4


Les mots qui nous désignent, à cette époque du monde, tendent fâcheusement à nous limiter. Sans doute, le terme de « lettristes » définit assez mal des gens qui n’accordent aucune estime particulière à cette sorte de bruitage, et qui, sauf sur les bandes sonores de quelques films, n’en font pas usage. Mais le terme de « français » semble nous prêter des liens exclusifs avec cette nation et ses colonies. L’athéisme se voit désigner comme « chrétien », « juif » ou « musulman » avec une facilité déconcertante. Et puis il est notoire que c’est d’une éducation « bourgeoise » plus ou moins raffinée que nous tenons, sinon ces idées, du moins ce vocabulaire.

Ainsi, bon nombre de termes furent gardés, malgré l’évolution de nos recherches et l’usure — entraînant l’épuration — de plusieurs vagues de suiveurs : Internationale lettriste, métagraphie et autres néologismes dont nous avons remarqué qu’ils excitaient d’emblée la fureur de toutes sortes de gens. Ces gens-là, la condition première de notre accord reste de les tenir éloignés de nous.

On peut objecter que c’est, de notre part, propager une confusion arbitraire, stupide et malhonnête, parmi l’élite pensante ; celle dont un sujet vient souvent nous demander « ce que nous voulons au juste », d’un air intéressé et protecteur qui le fait à l’instant jeter dehors. Mais, ayant la certitude qu’aucun professionnel de la littérature ou de la Presse ne s’occupera sérieusement de ce que nous apportons avant un certain nombre d’années, nous savons bien que la confusion ne peut en aucun cas nous gêner. Et, par d’autres côtés, elle nous plaît.


5


Dans la mesure d’ailleurs où cette « élite pensante » de l’Europe d’aujourd’hui dispose d’une approximative intelligence et d’un doigt de culture, la confusion dont nous avons parlé ne tient plus. Ceux de nos compagnons d’il y a quelques années qui cherchent encore à attirer l’attention, ou simplement à vivre de menus travaux de plume, sont devenus trop bêtes pour tromper leur monde. Ils remâchent tristement les mêmes attitudes, qui se seront usées plus rapidement encore que d’autres. Ils ne savent pas combien une méthode de renouvellement vieillit vite. Prêts à tous les abandons pour paraître dans les « nouvelles nouvelles revues françaises », bouffons présentant leurs exercices bénévolement parce que la quête ne rend toujours pas, ils se lamentent de ne pas obtenir, dans ce fromage qui sent, une place, fût-ce celle d’un Étiemble — la considération, que l’on accorde même à Caillois —, les appointements d’Aron.

Il y a lieu de croire que leur dernière ambition sera de fonder une petite religion judéo-plastique. Ils finiront, avec de la chance, en quelconques Father Divine, ou Mormons de la création esthétique.

Passons sur ces gens, qui nous ont amusés autrefois. Les amusements qui attachent un homme sont l’exacte mesure de sa médiocrité : le base-ball ou l’écriture automatique, pour quoi faire ? L’idée de succès, quand on ne s’en tient pas aux désirs les plus simples, est inséparable de bouleversements complets à l’échelle de la Terre. Le restant des réussites permises ressemble toujours fortement au pire échec. Ce que nous trouvons de plus valable dans notre action, jusqu’à présent, c’est d’avoir réussi à nous défaire de beaucoup d’habitudes et de fréquentations. On a beau dire, assez rares sont les gens qui mettent leur vie, la petite partie de leur vie où quelques choix leur sont laissés, en accord avec leurs sentiments, et leurs jugements. Il est bon d’être fanatique, sur quelques points. Une revue orientaliste-occultiste, au début de l’année, parlait de nous comme « … des esprits les plus brumeux, théoriciens anémiés par le virus du “dépassement”, toujours à effet purement verbal d’ailleurs ». Ce qui gêne ces minables, c’est bien que l’effet n’en soit pas purement verbal. Bien sûr, on ne nous prendra pas à dynamiter les ponts de l’île Louis pour accentuer le caractère insulaire de ce quartier ni, sur la rive d’en face, à compliquer et embellir nuitamment les bosquets de briques du quai Bernard. C’est que nous allons au plus urgent, avec les faibles moyens qui sont nôtres pour l’instant. Ainsi, en interdisant à diverses sortes de porcs de nous approcher, en faisant très mal finir les tentatives confusionnistes, d’« action commune » avec nous, en manquant complètement d’indulgence, nous prouvons aux mêmes individus l’existence nécessaire du virus en question. Mais si nous sommes malades, nos détracteurs sont morts.

Puisque nous traitons ce sujet, autant préciser une attitude que certaines personnes, parmi les moins infréquentables, ont tendance à nous reprocher : l’exclusion de pas mal de participants de l’Internationale lettriste, et l’allure systématique prise par ce genre de pénalité.En fait, nous trouvant amenés à prendre position sur à peu près tous les aspects de l’existence qui se propose à nous, nous tenons pour précieux l’accord avec quelques-uns sur l’ensemble de ces prises de position, comme sur certaines directions de recherche. Tout autre mode de l’amitié, des relations mondaines ou même des rapports de politesse nous indiffère ou nous dégoûte. Les manquements objectifs à ce genre d’accord ne peuvent être sanctionnés que par la rupture. Il vaut mieux changer d’amis que d’idées.

En fin de compte, le jugement est rendu par l’existence que les uns et les autres mènent. Les promiscuités que les exclus ont pour la plupart acceptées, ou réacceptées ; les engagements généralement déshonorants, et parfois extrêmes, qu’ils ont souscrits, mesurent exactement le degré de gravité de nos dissensions promptement résolues ; et peut-être aussi l’importance de notre entente.

Loin de nous défendre de faire de ces hostilités des questions de personnes, nous déclarons au contraire que l’idée que nous avons des rapports humains nous oblige à en faire des questions de personnes, surdéterminées par des questions d’idées, mais définitives. Ceux qui se résignent se condamnent d’eux-mêmes : nous n’avons aucunement à sévir ; rien à excuser.

Les disparus du lettrisme commencent à faire nombre. Mais il y a infiniment plus d’êtres qui vivent et qui meurent sans rencontrer jamais une chance de comprendre, et de tirer parti. De ce point de vue, chacun est grandement responsable des quelques talents qu’il pouvait avoir. Devrions-nous accorder à de misérables démissions particulières une considération sentimentale ?


6


À ce qui précède, on a dû comprendre que notre affaire n’était pas une école littéraire, un renouveau de l’expression, un modernisme. Il s’agit d’une manière de vivre qui passera par bien des explorations et des formulations provisoires, qui tend elle-même à ne s’exercer que dans le provisoire. La nature de cette entreprise nous prescrit de travailler en groupe, et de nous manifester quelque peu : nous attendons beaucoup des gens, et des événements, qui viendront. Nous avons aussi cette autre grande force, de n’attendre plus rien d’une foule d’activités connues, d’individus et d’institutions.

Nous devons apprendre beaucoup, et expérimenter, dans la mesure du possible, des formes d’architecture aussi bien que des règles de conduite. Rien ne nous presse moins que d’élaborer une doctrine quelconque : nous sommes loin de nous être expliqué assez de choses pour soutenir un système cohérent qui s’édifierait intégralement sur les nouveautés qui nous paraissent mériter que l’on s’y passionne.

On l’entend souvent dire, il faut un commencement à tout. On a dit aussi que l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résoudre.



GUY-ERNEST DEBORD, GIL J WOLMAN, « Pourquoi le lettrisme ? », Potlatch. Bulletin d’information de l’Internationale lettriste, Numéro 22 (numéro des vacances), 9 septembre 1955