Nous avions annoncé en novembre 1954 (Potlatch, n° 14) la présentation de deux expositions de « Propagande métagraphique » à Liège et à Bruxelles, du 9 avril au 6 mai 1955. Le contrat qui nous avait été proposé par ces deux galeries belges leur laissait le soin d’assurer l’impression des affiches et des invitations de cette manifestation. Il va de soi que jamais notre liberté complète d’en décider la rédaction n’avait été mise en question.
Le propriétaire de ces firmes artistiques (Galeries Éditions Georges-Marie Dutilleul) prit peur soudainement à la lecture du texte que nous publions ci-après, et à la vue d’un projet d’affiche qui traitait l’architecte Le Corbusier en termes méprisants.
Son refus d’imprimer ce texte entraînait évidemment notre refus de nous compromettre dans son commerce. Il eut le tort de ne pas s’en rendre compte de lui-même. Ce qui l’entraîna à une insistance assez ridicule, puis à une apothéose policière de la dernière inélégance.
On trouvera ici la correspondance échangée.
Texte des invitations
Notre époque est parvenue à un niveau de connaissances et de moyens techniques qui rend possible une construction intégrale des styles de vie. Seules les contradictions de l’économie régnante en retardent l’utilisation.
C’est l’exercice de ces possibilités qui condamne l’activité esthétique, dépassée dans ses ambitions et ses pouvoirs, de même que la maîtrise de certaines forces naturelles a condamné l’idée de Dieu.
Il est inutile d’attendre une invention esthétique importante. Aussi peu intéressantes que les timbres-poste oblitérés, et forcément aussi peu variées qu’eux, les productions littéraires ou plastiques ne sont plus les signes que d’un commerce abstrait.
La phase de transition que nous vivons bouleverse l’ordre des préséances dans le choix des structures, des cadres, et du public des moyens dits d’expression, qui doivent servir de moyens d’action sur le cours des événements. Ainsi, la publicité et la propagande nous paraissant primer toute notion de beauté durable, les travaux métagraphiques de certains d’entre nous ne sont pas destinés au musée du Louvre, mais à établir des maquettes d’affiches.
Il vous est loisible de penser que ces considérations sont la dernière et la plus outrageante forme de cette mystification « lettriste » trop longtemps poursuivie par un groupe de plaisantins sans talent, et qu’une avant-garde d’une saine originalité peut fort bien prendre la relève culturelle. Cherchez-la.
Le 24 mars 1955
pour l’Internationale lettriste :
Michèle BERNSTEIN,
DAHOU,
DEBORD,
J. FILLON,
VÉRA,
Gil J WOLMAN.
De G.-M. Dutilleul à Internationale lettriste.
28 mars 1955
Messieurs,
J’accuse favorable réception de votre billet de ce 25 mars et vous en remercie. Je dois, néanmoins, vous signaler que je ne puis accepter telle votre demande. En effet notre contrat d’exposition doit prévoir l’impression d’invitations et d’affichettes conformes à celles que nous diffusons habituellement, vous trouverez ici même un modèle de nos invitations courantes. Tant à Liège qu’à Bruxelles, la notoriété de nos Galeries ne peut nous permettre une autre présentation. De plus, vous devrez constater que les invitations que vous demandez sont plus un manifeste que des invites et que les affiches demanderaient la réalisation d’un cliché imprévu. Je vous conseille, par conséquent ou d’accepter le modèle de nos imprimés ou de faire réaliser en plus, à Paris l’impression des vôtres ; nos services ne pouvant accepter la diffusion que des imprimés qu’ils éditent. En attendant votre avis par retour, je vous prie de croire, Messieurs, à toute ma considération,
G.-M. Dutilleul
Nota Bene – À cette lettre était jointe, comme preuve sans doute de la « notoriété » de la Maison Dutilleul, un modèle d’imprimé annonçant l’édition, par elle-même, du dernier opuscule de M. Albert Camus.
De l’I.L. à Monsieur Jules Dutilleul,
6 rue de l’Escalier, Bruxelles.
Monsieur,
Je prends connaissance à l’instant de votre lettre du 28 mars, et j’en suis vivement surpris.
Je conçois que le projet d’affiche ne puisse vous convenir, si vous n’avez réalisé jusqu’à présent que des affichettes. Je vous laisse donc libre d’en user ici comme à votre habitude.
Par contre, le texte que vous avez reçu peut fort bien tenir sur une seule face de vos invitations. Et je ne vois pas quelles autres objections pourraient se présenter, puisque l’usage est consacré d’éditer sur les catalogues des galeries une brève présentation de la peinture en cause.
Naturellement, si l’impression de ce texte vous entraîne à des frais supérieurs à ceux prévus par notre contrat, j’y consens volontiers.
La notoriété de notre mouvement – dont vous avez peut-être entendu parler – ne peut nous permettre d’exposer, tant à Liège qu’à Bruxelles, sans définir en toute indépendance notre position.
Compte tenu du fait que je serai moi-même de toute façon à Bruxelles dès le 15 avril avec quelques camarades nord-africains, je pense que le compromis que je vous propose est le plus avantageux pour tout le monde.
J’attends votre réponse, et vous prie de recevoir, Monsieur, mes salutations distinguées.
Le 30 mars 1955
Mohamed Dahou
De l’I.L. à Dutilleul, Bruxelles.
Monsieur,
Quatre jours après vous avoir envoyé une lettre qui demandait une réponse immédiate, nous sommes obligés de constater que les conditions primordiales de l’accord passé entre nous ne sont toujours pas remplies.
Si le texte qui vous effraie n’est pas publié, il est évident que nous n’exposerons pas dans des galeries où se vend habituellement la marchandise la plus mélangée. Vous avez l’air d’ignorer qu’il y a, entre nous et un médiocre comme Camus, quelque distance.
Prenez immédiatement vos responsabilités. Vous ne pensez pas sérieusement obtenir nos métagraphies par des subtilités de maquignon ?
Le 4 avril 1955
pour l’Internationale lettriste :
Jacques Fillon.
Carte des éditions Dutilleul, non datée, non signée.
Cachet postal de Bruxelles en date du 5 avril.
gmd DUTILLEUL accuse favorable réception de votre billet mais ne peut vous satisfaire ! La notoriété et la présentation publicitaire habituelle de ses galeries ne peuvent lui permettre la publication d’un texte ; il vous prie de constater ce fait. Par conséquent, afin de ne pas retarder encore, il fera réaliser, selon le contrat, des invitations et des affichettes habituelles. – Si vous vouliez diffuser d’autres textes vous pouvez, évidemment vous adresser chez un imprimeur, son atelier graphique et d’éditions n’accepte pas de commandes de labeur.
De l’I.L. à Dutilleul, Bruxelles.
Stupide Dutilleul,
En imaginant que tes expositions pourraient se faire dans les conditions que nous avons rejetées, tu viens de donner ta mesure.
Les morveux comme toi, qui veulent réussir, doivent être plus adroits.
Il n’y aura pas d’exposition.
Le 7 avril 1955
pour l’Internationale lettriste :
G.-E. Debord,
Jacques Fillon.
Une lettre à Léonard Rankine
Cher camarade,
En réponse à deux lettres pressantes de nos amis, cette canaille de Dutilleul vient de nous faire parvenir un billet d’une stupéfiante insolence : il refuse absolument d’imprimer le texte que vous savez ; il nous avise que ce que nous pourrions éditer nous-mêmes à ce propos ne saurait être diffusé par ses services – et, de plus, malgré l’alternative que nous lui avions clairement posée, il déclare que cette exposition se fera comme il l’entend à la date prévue.